(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Par où commencer ? Par l’économie ? (9 janvier 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Par où commencer ? Par l’économie ? (9 janvier 1950)

Chers auditeurs,

Dans les lettres que vous m’adressez, et dans les réponses à quelques enquêtes récentes sur l’union de l’Europe, je suis frappé de voir revenir régulièrement un argument que nos contemporains ont l’air de tenir pour évident, et que voici : « Si vous voulez unir l’Europe, écrit-on, commencez par le commencement, c’est-à-dire par l’économie. Lorsque vous aurez unifié les économies nationales, tout le reste suivra nécessairement. » Cette croyance est si irrépandue, et si typique de notre siècle, qu’il vaut la peine de l’analyser, je dirais presque de la psychanalyser.

Pourquoi pense-t-on et répète-t-on que les réalités économiques sont à la base de tout, pourquoi s’imagine-t-on que cela va de soi ? Parce qu’on croit que l’économie, c’est plus « sérieux » que les idées ou la politique, et l’on entend par là que c’est plus solide, plus concret, en somme : plus matériel. On répète : Primum vivere… D’abord vivre, manger, gagner de l’argent, et ensuite, s’il reste du temps, philosopher… La grande majorité de ceux qu’on appelle aujourd’hui des bourgeois, partage ces idées, et se croient réalistes. Cependant ils accusent les communistes d’être d’affreux matérialistes. C’est étrange, car la croyance fondamentale du communisme, c’est précisément : qu’il faut commencer par l’économie, parce que tout en dépend et qu’il n’y a que cela de sérieux. À cet égard, la seule différence entre les bourgeois et les communistes, c’est que les seconds sont logiques et cohérents, et qu’ils tirent toutes les conséquences de la croyance un peu vague, mais populaire des premiers.

Or cette croyance est radicalement fausse, contraire aux faits, abstraite, utopique, décourageante, inhumaine, et à certains égards comique — vous allez le voir. En effet, dire que tout commence par l’économique, c’est-à-dire par les machines et la production, et non point par l’esprit, cela revient à dire que la locomotive a précédé Stephenson, que la turbine a précédé Euler, son inventeur, que la bombe atomique a précédé Einstein ; que l’argent a précédé ceux qui ont imaginé le système monétaire, que les produits alimentaires enfin ont précédé l’homme qui a besoin de manger.

Or il me semble bien que c’est le contraire qui est vrai ; et qu’au commencement de tout, y compris des réalités économiques, il n’y a pas de la matière, mais au contraire une invention, c’est-à-dire de l’esprit.

Prenons l’économie moderne. Sa base comme chacun le sait, c’est l’industrie. Et l’industrie, ce sont d’abord les machines. Mais d’où viennent les machines ? Ce ne sont pas elles qui ont commencé, tout de même ! Prenons la turbine. Elle a été inventée aux xviii e siècle par le célèbre mathématicien suisse Leonhard Euler, en marge de ses travaux sur le calcul différentiel et intégral, comme un jeu, comme un sous-produit de ses plus hautes spéculations abstraites. Sans Leonhard Euler, sans ce phénomène de l’esprit pur, non seulement il n’y aurait pas eu cet élément de base de l’économie moderne qui est la turbine, mais encore vous ne pourriez même pas employer ces mots courants qui symbolisent aujourd’hui le travail : turbiner, aller au turbin. Voici donc l’ordre véritable des choses : au commencement il y a eu les mathématiques supérieures, donc de l’esprit, de la culture ; puis il y a eu la turbine ; puis les ouvriers qui la faisaient marcher, et le capital qui utilisait à la fois le turbin des ouvriers et la turbine d’Euler pour s’enrichir, puis enfin le communisme qui a décidé que les turbines étaient plus importantes que tout pour le bonheur des hommes, et qu’il fallait donc tout subordonner à leur production, y compris les libertés civiques élémentaires, qu’il fallait organiser la société autour des turbines, par la force au besoin, et que l’on continuerait d’appeler bonheur l’immense malheur qui en résultait.

Nous voici donc en pleine irréalité, en pleine folie, pour avoir cru, à partir du xix e siècle, que l’économie était la vraie base de la vie, et qu’il fallait commencer par là. Revenons à la réalité, et à l’Europe.

J’admets bien volontiers qu’il faut commencer par le commencement. Mais cela veut dire, en réalité, qu’il faut commencer par l’esprit, et non point par l’économie et les réalités dites matérielles, puisque celles-ci dépendent de l’esprit, et n’existeraient point sans lui.

Il est facile d’illustrer ce point de vue. Nous avons assisté, en 1949, à l’échec de l’OECE, c’est-à-dire de l’Organisation économique de l’Europe dans le cadre du plan Marshall. D’où vient cet échec ? Il a pour cause l’illusion générale que l’économie vient d’abord, vient avant la politique, avant la culture. Or l’économie n’est pas un fait matériel, comme on se l’imagine, mais un fait humain, qui dépend donc de nos volontés et de nos passions. Et c’est parce que les gouvernants et leurs experts n’avaient pas la volonté réelle de s’unir, en esprit d’abord, qu’ils n’ont pas réussi à organiser l’économie continentale. Ils n’ont pas mis sur pied un plan unique, vraiment européen, mais 19 plans nationaux contradictoires. Et ils ont ainsi donné le spectacle grotesque dont parlait Paul Reynaud : celui de 19 pays donc chacun essaye de grimper sur les épaules de l’autre.

Il est temps de renverser la vapeur, et si l’on veut sérieusement commencer par le commencement, il est temps de réveiller d’abord nos esprits, de chercher à unir d’abord nos cœurs. C’est pourquoi j’estime que le récent congrès de la culture, à Lausanne, a marqué le vrai début d’un travail constructif et pratique, loin d’avoir été la « parlote » que prétendent certains plats matérialistes sans logique et sans réalisme. Fort heureusement, cette espèce répandue n’est plus la seule à s’exprimer. On vient précisément de me communiquer les résultats d’une large enquête organisée parmi les étudiants de Lausanne à l’occasion du congrès de la culture. Il y a là-dedans du meilleur et du pire. Je vous en rendrai compte la prochaine fois.

Au revoir, à lundi prochain.