Demain l’Europe ! — Questions et objections des étudiants de▶ Lausanne (23 janvier 1950)
Chers auditeurs,
Je vous ai parlé lundi dernier ◀d’▶une enquête menée par quelques étudiants ◀de▶ Lausanne parmi leurs camarades, et portant sur l’union ◀de▶ l’Europe, sur l’utilité ◀de▶ nos congrès. Un grand nombre des étudiants interrogés ne se sont pas contentés ◀de▶ répondre par oui ou par non, mais ont ajouté quelques remarques personnelles au bas de la page ◀de▶ questionnaire. Ce sont ces réactions spontanées que je voudrais commenter ce soir.
Il serait exagéré ◀de▶ dire qu’elles manifestent un courant ◀de▶ pensée général et bien défini. Au contraire, leur infinie variété, du noir au blanc par toutes les nuances imaginables, prouve que l’individualisme n’est pas mort chez nous, et qu’un des plaisirs ◀de▶ la vie reste encore, aux yeux de mes cadets, ◀de▶ se faire leur propre opinion, ou au moins ◀d’▶en affirmer une qui ne soit pas celle ◀d’▶un parti. Je ne trouve même pas une opinion commune par faculté, et l’on dirait parfois que chacun s’ingénie à soutenir le point de vue qu’on attend le moins ◀de▶ sa spécialité : c’est ainsi qu’un étudiant en lettres exige des actes, et non plus des paroles ! Tandis que c’est un ingénieur qui déplore que l’idéal ne domine pas sur l’économique ; un théologien qui s’écrie : économique d’abord ! ; un étudiant en droit qui ne croit qu’à la force ; et pour comble, un pharmacien qui trouve la situation sans remède !
L’un dit qu’il faut commencer par l’économie, l’autre par la politique, un 3e par l’esprit et un 4e, qu’on ne peut pas commencer du tout, et qu’il faudra une nouvelle guerre (qu’est-ce qu’il lui faut !). Deux seulement sur cent dont j’ai lu les remarques déclarent que la question ne les intéresse pas. Mais parmi les cent autres, quels sont les arguments qui reviennent le plus souvent ?
Il me semble, tout d’abord, que la majorité affiche une saine méfiance à l’égard des combines politiques, et redoute que l’union européenne serve ◀de▶ paravent à des manœuvres impérialistes ou agressives. C’est en effet l’un des dangers que les fédéralistes ont la mission ◀de▶ prévenir, et au besoin ◀de▶ démasquer dès qu’il ferait mine ◀d’▶apparaître, et je puis dire qu’ils n’y ont pas manqué jusqu’ici. Mais je suis frappé ◀de▶ voir que la notion ◀d’▶engagement politique des intellectuels est si peu populaire parmi nos étudiants. S’ils entendent par engagement la démission ◀de▶ la pensée au profit ◀d’▶une tactique ◀de▶ parti, ils ont raison. Mais s’ils croient que l’intellectuel n’a rien à dire dans la cité, ils servent mal l’esprit et la culture, et ce sont eux qui livrent la cité aux politiciens qu’ils n’aiment pas. Je leur rappellerai, au surplus, que l’union ◀de▶ l’Europe n’est pas du tout un problème politique d’abord, mais la condition ◀de▶ salut ◀d’▶une civilisation qui fait le sens ◀de▶ nos vies.
J’ai répondu ◀d’▶avance, dans une autre chronique, à ceux qui estiment que l’on doit bien commencer par des mesures économiques. Je me borne à leur répéter que ce point de vue n’est pas bien réaliste, car seul un pouvoir fédéral, politique, et soutenu par l’opinion, pourra forcer les égoïsmes, les intérêts et les routines que défendent les experts économiques, toujours prêts à prouver qu’on ne peut rien faire, sauf en temps ◀de▶ guerre naturellement…
Certains croient désirable et nécessaire l’union fédérale ◀de▶ l’Europe, mais ils estiment qu’elle exigera beaucoup de temps : quatre générations, dit l’un, dix au moins pense un autre. Voilà les optimistes incorrigibles. Ils s’imaginent sans doute que les deux Grands nous laisseront prendre notre temps, comme des Bernois. Mais s’il faut plus ◀de▶ 100 ans pour faire l’Europe, autant dire qu’on ne la fera jamais. On ne peut pas fédérer des esclaves dans les ruines.
Mais voici s’approcher allègrement la petite escouade des communistes, attentifs à marcher du même pas. Citer un seul d’entre eux suffit pour savoir ce que les autres pensent ; je le citerai donc : « La Conférence européenne ◀de▶ la culture — affirment-ils sans sourciller — est faite par les Américains pour répandre leur politique agressive et impérialiste, en Europe et dans le monde entier. »
Voilà qui est clair et je pense que je ferais bien ◀de▶ passer aux aveux complets avant que l’on ne me force aux aveux spontanés. Je croyais que le congrès ◀de▶ Lausanne avait été organisé par le Bureau ◀d’▶études dont je m’occupe à Genève. Quelle illusion ! La vérité, c’est que Pierrepont Morgan, dictateur ◀de▶ Wall Street, et trotskiste bien connu, m’a fait remettre par Goebbels en personne les dollars nécessaires pour l’achat ◀de▶ 200 intellectuels qui ont voté par acclamations, sur l’ordre ◀de▶ Churchill, une résolution finale dictée car le président Truman en faveur du coca-cola. Pierrepont Morgan est mort il y a dix ans, dit-on, mais cela prouve simplement que je sais cacher mon jeu… Passons.
J’ai gardé pour la fin un argument bizarre, mais qui revient plus ◀d’▶une fois dans cette enquête : on ne peut pas unir l’Europe, objectent quelques pessimistes, car elle est vraiment trop divisée ! Je croyais, dans ma candeur naïve, qu’on ne peut unir, précisément, que les choses qui sont divisées — de même qu’il faut bien qu’une bouteille soit vide pour qu’on puisse la remplir…
Enfin, à ceux qui nous répètent : assez ◀de▶ discours, il faut des actes ! Je dis bravo, et je réponds que j’attends leurs actes, à eux aussi. Car le temps presse, ils ont raison, et nous avons besoin surtout ◀de▶ ceux qui veulent agir sans plus de bavardages ou ◀de▶ vaines critiques purement verbales.
Au revoir, à lundi prochain, chers auditeurs, à demain matin, chers étudiants avides ◀d’action.