Demain l’▶Europe ! — Passer à ◀l’▶action (6 février 1950)
Chers auditeurs,
◀La▶ semaine dernière, j’ai consacré toute ma chronique à présenter ◀l’▶appel que vient de lancer un jeune professeur ◀de▶ Poitiers, Daniel Villey. Il demandait qu’un petit nombre ◀de▶ jeunes gens et ◀de▶ jeunes filles consacrent toute leur vie, pendant deux ans, à ◀la▶ cause ◀de▶ ◀l’▶Europe unie. Je vous ai lu quelques extraits ◀de▶ sa brochure, je vous ai dit ◀de▶ m’écrire si ◀le▶ risque vous tentait, et je me suis demandé si 2 ou 3 jeunes Suisses auraient ◀le▶ courage ◀d’▶entrer dans ◀l’▶aventure.
◀Le▶ soir même, six d’entre vous m’ont écrit, et pendant tous ◀les▶ jours qui ont suivi, c’est par douzaines que me sont parvenues des lettres ◀d’▶auditeurs intéressés ou enthousiastes. ◀Les▶ uns demandent des précisions, d’autres, sans plus attendre, se disent prêts à s’engager dans ◀l’▶action immédiate. Tous auront reçu, à ◀l’▶heure qu’il est, ◀la▶ petite brochure dont j’ai parlé. Si ◀l’▶appel a trouvé son écho dans leur cœur, dans leur conscience et leur esprit, qu’ils écrivent à Daniel Villey : il ◀les▶ attend. Mais je ne sais s’il s’attendait à ce que tant de jeunes Suisses des deux sexes répondent si vite et manifestent pour une fois si peu de crainte des précipitations…
Ce succès très rapide, et dans tous ◀les▶ milieux, ◀d’▶un appel qui ne promet rien que des risques et des sacrifices, m’a surpris, enchanté, et parfois inquiété. Certes, je vois, sans trop chercher, ce qui ◀l’▶explique. L’un d’entre vous m’écrit — et sa phrase vaut pour tous : « J’attendais du pratique, ◀de▶ ◀l’▶action. Vous pouvez donc compter sur moi. » Et comment ne pas comprendre une pareille faim ◀d’▶agir, dans un monde abreuvé ◀de▶ discours, tout ahuri ◀de▶ propagandes contradictoires et ◀de▶ platitudes politiciennes. Assez ◀de▶ paroles, passons aux actes, s’écrient en chœur ceux qui ont encore des vitamines.
Et pourtant, je voudrais mettre en garde une partie ◀de▶ mes jeunes auditeurs contre une tentation trop facile, ◀le▶ goût ◀de▶ ◀l’▶action pour ◀l’▶action, ◀le▶ frisson ◀de▶ « ◀l’▶en avant ! » qui ne sait même pas où il va.
Je ne suis pas là pour vous décourager ◀d’▶agir, c’est entendu. Bien au contraire, je voudrais vous demander ◀d’▶agir en connaissance de cause, en connaissance ◀de▶ but aussi. Voyez-vous, il ne suffit pas ◀de▶ crier : Allons-y tous ensemble : il faut encore savoir où ◀l’▶on va, et pourquoi. ◀L’▶action n’a donc ◀de▶ sens qu’en vertu de ◀la▶ pensée qui est derrière elle pour ◀l’▶inspirer, et devant elle pour ◀l’▶orienter.
Daniel Villey vous appelle à ◀l’▶action, et vous vous écriez : « Enfin, ça devient sérieux ! » Oui, mais ça n’est sérieux, prenons-y garde, que parce que son action couronne une longue préparation ◀de▶ pensée, et veut réaliser des objectifs bien définis. Derrière son geste et son appel, il y a deux ans ◀de▶ travail ◀de▶ comités, ◀de▶ commissions, ◀de▶ sections et ◀de▶ rapporteur, ◀de▶ congrès et ◀de▶ théoriciens ; il y a beaucoup de paroles et beaucoup de circulaires, et croyez-m’en, ça n’est pas passionnant tous ◀les▶ jours. Il y a ◀l’▶immense labeur ◀de▶ déblaiement des perspectives, ◀de▶ rassemblement des esprits, ◀de▶ détermination des objectifs concrets ; et tout cela, tout ce travail que certains jugeaient bien inutile et peu pratique, c’est ce qui va permettre demain ◀l’▶action réelle, au lieu de ◀l’▶agitation.
Lundi dernier, je me suis borné à mentionner que Daniel Villey entend agir selon ◀les▶ lignes tracées par ◀le▶ Mouvement européen. Je n’ai pas eu ◀le▶ temps ◀d’▶insister sur ce point, qui est tout de même ◀de▶ première importance. ◀Les▶ très nombreuses lettres reçues, ces derniers jours, me prouvent qu’il est urgent ◀de▶ dissiper deux malentendus qui se font jour.
Tout d’abord, qu’il soit clair que Villey ne fonde pas « un nouveau mouvement », « un mouvement de plus, quand il y en a déjà tellement ». Je comprends bien que ◀le▶ Petit Poucet moderne se sente perdu dans ◀la▶ forêt des initiales désignant ◀les▶ organisations mondiales et autres : SDN ; ONU ; UNESCO ; OECE ; IRO ; OMS et tout ce que vous voudrez. Mais voici ◀le▶ fil conducteur : il n’y a qu’un seul mouvement qui s’occupe ◀de▶ ◀l’▶Europe comme unité, ◀de▶ ◀l’▶Europe et non pas du monde entier, et ◀de▶ ◀l’▶Europe sous tous ses aspects : c’est ◀le▶ Mouvement européen. On y trouve rassemblés, en un comité unique, toutes ◀les▶ organisations fédéralistes et autres qui veulent ◀l’▶union du continent. Daniel Villey et ses compagnons ne formeront pas un groupe rival, mais voudraient être ◀l’▶avant-garde et ◀le▶ corps franc ◀de▶ notre Mouvement.
Deuxième malentendu possible : il ne s’agit pas ici ◀de▶ sauver ◀la▶ paix en général, ou ◀l’▶humanité en général, mais il s’agit uniquement ◀de▶ militer pour ◀la▶ fédération européenne. Aucun rapport avec Garry Davis et ses gestes spectaculaires, mais sans lendemain. ◀La▶ tâche précise, c’est ◀de▶ sauver ◀l’▶Europe d’abord. Non point parce que ◀l’▶Europe vaut mieux que ◀l’▶Asie ou ◀l’▶Amérique, ou parce qu’il n’y en a point comme nous. Mais parce que dans ce corps unique que forme sans doute ◀l’▶humanité, ◀l’▶Europe se trouve être ◀l’▶organe à la fois ◀le▶ plus menacé, ◀le▶ plus fragile et ◀le▶ plus vital, — ◀le▶ cœur ou ◀le▶ cerveau du monde. Nous ne pouvons agir utilement pour ◀la▶ paix du reste du monde, qu’en agissant d’abord là où nous sommes.
Ces précisions, je crois, n’étaient pas superflues.
Que chacun donc, avant de s’engager, réfléchisse et calcule ◀la▶ dépense. Tous sont appelés, tous ne seront pas élus, mais que personne ne perde une si belle occasion ◀de remettre en question sa vie et son rôle dans un monde menacé.
Au revoir, à lundi prochain !