(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Après les élections anglaises (27 février 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Après les élections anglaises (27 février 1950)

Chers auditeurs,

Je m’étais promis de vous parler ce soir du problème que pose l’Angleterre, dans ses relations avec l’Europe, au lendemain des élections. Eh bien, je n’en sais pas beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a une semaine. Mais pendant que le sujet reste actuel, je voudrais tout de même vous proposer quelques remarques que j’ai pu faire, depuis longtemps, sur l’attitude de ces Européens qui tiennent tant à rester en marge. Essayons donc de dissiper un peu les brouillards londoniens dont ils enveloppent leurs calculs politiques ou leurs incertitudes.

Depuis deux ans, il est devenu courant d’accuser l’Angleterre et ses chefs de freiner les efforts d’union européenne. On a même parlé de sabotage. Quels sont les faits ?

Le premier fait, c’est que Churchill fut le premier homme d’État de grand calibre qui osât parler d’unir l’Europe, au lendemain même de la guerre. On se rappelle son discours de Zurich, en septembre 1946. Il demandait que la France et l’Allemagne se tendent la main, pour amorcer l’union de notre continent. À vrai dire, si l’on relit son discours, on s’aperçoit qu’il n’engage pas beaucoup son propre pays dans l’affaire. Toutefois, Churchill fonda, peu de temps après, un mouvement anglais pour l’Europe. Et d’accord avec les fédéralistes, qui l’avaient largement précédé dans cette voie, il convoqua le congrès de La Haye, d’où devait sortir notre Mouvement européen. Mais Churchill n’engageait que lui-même et refusait encore le mot fédération. Il était au surplus chef de l’opposition. Que pensait son gouvernement ?

M. Bevin tenait de son côté de beaux discours. Il déclarait, devant la Chambre des communes, qu’il était décidé à tout faire pour la fédération des peuples et qu’il rêvait du jour où il pourrait enfin prendre librement un billet pour n’importe quel pays du monde, sans passeport ni permis de devises. Mais quand le Mouvement européen proposa de convoquer le Conseil de l’Europe, M. Bevin opposa son veto. Le Conseil de l’Europe fut cependant établi, et M. Bevin s’y rallia. Mais on vit bien que c’était à contrecœur, lorsqu’il s’opposa brutalement à presque toutes les recommandations issues des débats de Strasbourg, contribuant ainsi plus que tout autre à rendre vaines ces décisions, pourtant urgentes et unanimes.

Tels sont les faits, et vous le voyez : le brouillard londonien n’en est pas éclairci. Essayons cependant de distinguer les motifs de ces deux attitudes — celle de Churchill et celle de son grand adversaire — si curieusement apparentées en fait.

On a dit que Bevin s’opposait à l’Europe parce que c’était une idée de Churchill. Écartons cette raison un peu puérile, et peu digne d’un homme d’État. M. Bevin avait deux arguments bien plus sérieux. Le premier, c’était les dominions. Le second, l’expérience socialiste qu’il tentait de réussir dans son île, en vase clos.

Pendant longtemps, les Anglais nous ont dit : nous serions bien d’accord de faire l’Europe, mais nous pensons d’abord à notre empire, aux dominions avec lesquels nous sommes liés.

J’avoue que cet argument ne m’a jamais convaincu. Le hasard a voulu qu’à La Haye, j’aie pu lire le premier, les télégrammes adressés à notre congrès par le maréchal Smuts au nom de l’Afrique du Sud, et par le Premier ministre d’Australie : ils étaient chaleureux et enthousiastes. Mais ils ne figurent pas dans le compte rendu du congrès, qui parut à Londres. D’ailleurs, la récente conférence des dominions, à Colombo, a réduit à néant ce prétexte : à Colombo, les chefs des dominions ont proclamé que la politique du Commonwealth n’était en rien contradictoire avec une union de l’Europe.

Reste donc l’argument des travaillistes anglais. Comment voulez-vous, nous disent-ils, que nous puissions ouvrir nos frontières à l’Europe, en pleine expérience socialiste ? Nous n’avons pas confiance dans la manière dont vous administrez vos différents pays. Quand vous serez tous socialistes, on verra !

Mais l’Europe, en réalité, ne va pas vers le socialisme. Une grande partie du continent se trouve aujourd’hui gouvernée par les partis du centre catholique : démo-chrétiens en Italie, MRP en France, chrétiens-sociaux en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en Autriche, L’Angleterre se voit donc isolée par son régime ; elle ne trouve plus que les 3 Scandinaves à ses côtés.

Il faudra bien qu’elle en tienne compte. Car si elle persiste à s’isoler sous prétexte de socialisme, elle ne sera pas seulement séparée de l’Europe, mais aussi des États-Unis, et bien plus : de ses propres dominions, qui sont tous revenus au système libéral.

Enfin, les élections de la semaine dernière font apparaître un fait nouveau : c’est que l’expérience socialiste, menée depuis cinq ans par les Cripps et Bevin n’a pas même convaincu la moitié des Anglais ! En effet, le Parti travailliste n’a réuni que 13 millions de voix, tandis que les autres partis totalisent plus de 15 millions.

Sans juger un instant de la valeur de cette expérience socialiste, il faut avouer que l’argument qu’on en tire contre la participation des Anglais à l’Europe unie repose sur une base bien fragile. L’argument qui était fort dangereux en théorie, n’est même plus justifiable en fait. On ne peut donc plus fonder sur lui une politique anglaise à l’égard de l’Europe.

Quelles conclusions nous faudrait-il tirer de cette analyse ? Je dirais qu’à mon sens, les principales raisons que pouvaient avoir les Anglais pour se tenir à l’écart de l’Europe, sont désormais caduques, ou tout au moins très affaiblies. Les dominions ont dit clairement à l’Angleterre et à M. Bevin : « Allez-y, entrez dans l’union ! Passez la Manche ! » Et les électeurs britanniques ont dit, non moins clairement : « L’expérience socialiste n’est pas toute l’Angleterre, bien loin de là. » Voici donc les deux grands prétextes, les deux grands motifs de méfiance derrière lesquels se réfugiait M. Bevin, fortement ébranlés, pour dire le moins. Et voilà qui rouvre la porte à une coopération plus franche et plus active des Anglais à l’Europe unie. En attendant qu’ils aient pris le temps d’y réfléchir, travaillons ferme sur le continent, entre Allemands et Français surtout. Si nous créons ce cœur de la fédération, je vois des chances désormais fort accrues pour que l’Angleterre se décide à constater que la Manche n’est vraiment pas si large !

Au revoir, à lundi prochain !