Demain l’Europe ! — Neutralité européenne (6 mars 1950)
Chers auditeurs !
L’année dernière, à plusieurs reprises, j’ai abordé dans cette chronique la question de▶ la neutralité européenne. Je proposais ◀d’▶étendre à l’Europe tout entière le statut actuel ◀de▶ la Suisse : fédérée, neutre, et armée. Mes dernières émissions sur ce thème, en novembre dernier, ont donné lieu à quelques malentendus, dont le plus grave était celui-ci : on a cru que je proposais à l’Europe ◀de▶ se retirer purement et simplement ◀de▶ la grande bagarre entre l’Est et l’Ouest, et ◀de▶ se réfugier derrière une simple déclaration pacifiste. Et l’on m’a dit : l’Histoire n’acceptera pas des démissions aussi commodes.
Le même malentendu vient de se reproduire, sur une beaucoup plus vaste échelle, et il occupe la presse mondiale depuis quelques semaines.
En effet, le journal qui passe pour le plus sérieux ◀de▶ Paris, Le Monde , a repris l’idée ◀d’▶une Europe neutre, dans un éditorial qui a fait beaucoup de bruit. ◀De▶ son côté, le non moins sérieux Times, ◀de▶ Londres, écrivait prudemment, et je cite : « Il n’est pas nécessaire que le monde se divise en deux camps rigidement hostiles… et il peut être ◀de▶ l’intérêt des deux parties que certaines régions aient la certitude ◀de▶ conserver une sorte ◀de▶ neutralité. »
Les réactions ◀de▶ la presse ont été vives et immédiates, dans toute l’Europe et aux États-Unis. On s’est écrié avec indignation que le moment était mal choisi pour parler ◀de▶ neutralité, alors que l’Amérique commençait justement à réarmer nos pays ; qu’il était absurde ◀de▶ penser que la volonté ◀de▶ neutralité suffirait à protéger le continent, alors qu’elle n’avait protégé ni la Belgique, ni la Hollande, ni la Norvège ; et qu’enfin il n’était pas digne ◀de▶ dire aux Américains : « Vous nous avez aidés, merci beaucoup, et maintenant nous tirons notre épingle du jeu. »
Ainsi les uns, comme François Mauriac, demandent la neutralité parce que la querelle des deux Grands n’est pas nécessairement celle ◀de▶ l’Europe, et ils n’ont pas tort ; tandis que les autres, comme Raymond Aron, objectent que la neutralité dans la guerre froide est une utopie, et ils ont raison.
Cependant, leur dialogue passionné repose sur un étrange malentendu. Les uns et les autres ont oublié l’essentiel. Ils ont oublié la condition préalable ◀de▶ toute neutralité européenne qui serait la fédération ◀de▶ l’Europe.
En effet, si l’Europe n’est pas unie, on ne voit pas comment elle pourrait se déclarer neutre. Qui ferait cette déclaration ? Seul, un gouvernement fédéral du continent aurait le pouvoir ◀de▶ prendre une telle décision et ◀de▶ la proclamer. Il est donc absurde ◀de▶ parler ◀de▶ neutralité si l’on ne veut pas d’abord et sans réserve la fédération. C’est ce que Le Monde et surtout le Times, malgré leur sérieux bien connu, semblent avoir bien étourdiment oublié.
Mais chose curieuse, leurs adversaires n’y ont pas pensé une seconde de plus : toutes leurs critiques se fondent sur l’idée fausse, mais généralement répandue, que neutralité est synonyme ◀de▶ démission et ◀d’▶impuissance, surtout dans le domaine militaire. Ce ne sont pas les déclarations ◀de▶ nos juristes qui arrêteront les chars et les avions, remarquent-ils avec la sombre vanité du réaliste qui vient de dire son fait au doux rêveur. Dialogue ◀de▶ sourds, en vérité, je dirai même : histoire ◀de▶ fous. Car primo, il est pratiquement impossible ◀de▶ déclarer l’Europe neutre, si cette Europe n’est pas tout d’abord fédérée, si elle n’a pas un gouvernement capable ◀de▶ parler en son nom ; et secundo, une Europe fédérée sera seule en mesure ◀de▶ se défendre, c’est-à-dire ◀de▶ créer une force armée puissante. Nos petites armées nationales, même dotées ◀de▶ surplus américains, seraient tout juste bonnes à se faire anéantir plus ou moins décemment en une semaine.
Le seul point de vue raisonnable et vraiment réaliste, en l’occurrence, me paraît être celui-ci : nos pays doivent d’abord se fédérer, politiquement et économiquement ; ensuite seulement ils pourront créer une armée purement défensive, comme l’armée suisse, mais à l’échelle du continent ; et enfin, une fois solidement fédérés et armés, ils pourront proclamer une neutralité qui alors ne sera pas du tout une démission, mais au contraire une fière affirmation ◀d’▶indépendance.
Voilà qui me paraît simple à concevoir, évident, et irréfutable. Je m’étonne que tant de journaux importants, et pompeux, tant ◀d’▶excellents esprits en France, en Angleterre et aux États-Unis, se ferment à ces évidences. Et je suis ◀d’▶autant plus heureux ◀de▶ pouvoir vous citer trois opinions qui tranchent sur l’aveuglement général, et qui expriment exactement le même point de vue que j’ai toujours défendu dans cette chronique.
C’est d’abord un journal italien, la Gazzetta del Popolo, qui écrit : « La neutralité ◀de▶ l’Europe ne peut être que la conquête ◀d’▶une Europe unie. » C’est ensuite M. René Payot, qui écrit dans le Journal ◀de▶ Genève : « L’Europe aura le droit ◀de▶ se proclamer neutre le jour où elle sera consolidée et forte, et que les belligérants éventuels devront compter dans leurs calculs avec son potentiel militaire et sa volonté ◀de▶ résistance. » Et c’est enfin le grand chroniqueur américain Walter Lippmann, qui ne voit pas ◀d’▶autre solution à la crise actuelle que dans la formation ◀d’▶une troisième force européenne neutre et armée, et reconnue comme telle par les deux autres.
Je me résume : la discussion qui bat son plein depuis un mois pour ou contre la neutralité ◀de▶ l’Europe n’a malheureusement aucun sens, si l’on n’admet pas tout d’abord que l’Europe doit se fédérer, et que seule une Europe fédérée pourra s’armer ◀d’▶une manière efficace, pour sa défense.
Mais le temps presse hélas, et l’on s’indigne ◀de▶ voir le temps perdu en discussions stupides. Fédérez-vous, ou taisez-vous ! serait-on tenté ◀de▶ dire à ces messieurs. On leur conseille, plus poliment, ◀de▶ réfléchir encore ou ◀de▶ parler ◀d’autre chose. On leur dit comme à vous, chers auditeurs : au revoir, à lundi prochain !