(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Neutralité européenne (6 mars 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Neutralité européenne (6 mars 1950)

Chers auditeurs !

L’année dernière, à plusieurs reprises, j’ai abordé dans cette chronique la question de la neutralité européenne. Je proposais d’étendre à l’Europe tout entière le statut actuel de la Suisse : fédérée, neutre, et armée. Mes dernières émissions sur ce thème, en novembre dernier, ont donné lieu à quelques malentendus, dont le plus grave était celui-ci : on a cru que je proposais à l’Europe de se retirer purement et simplement de la grande bagarre entre l’Est et l’Ouest, et de se réfugier derrière une simple déclaration pacifiste. Et l’on m’a dit : l’Histoire n’acceptera pas des démissions aussi commodes.

Le même malentendu vient de se reproduire, sur une beaucoup plus vaste échelle, et il occupe la presse mondiale depuis quelques semaines.

En effet, le journal qui passe pour le plus sérieux de Paris, Le Monde , a repris l’idée d’une Europe neutre, dans un éditorial qui a fait beaucoup de bruit. De son côté, le non moins sérieux Times, de Londres, écrivait prudemment, et je cite : « Il n’est pas nécessaire que le monde se divise en deux camps rigidement hostiles… et il peut être de l’intérêt des deux parties que certaines régions aient la certitude de conserver une sorte de neutralité. »

Les réactions de la presse ont été vives et immédiates, dans toute l’Europe et aux États-Unis. On s’est écrié avec indignation que le moment était mal choisi pour parler de neutralité, alors que l’Amérique commençait justement à réarmer nos pays ; qu’il était absurde de penser que la volonté de neutralité suffirait à protéger le continent, alors qu’elle n’avait protégé ni la Belgique, ni la Hollande, ni la Norvège ; et qu’enfin il n’était pas digne de dire aux Américains : « Vous nous avez aidés, merci beaucoup, et maintenant nous tirons notre épingle du jeu. »

Ainsi les uns, comme François Mauriac, demandent la neutralité parce que la querelle des deux Grands n’est pas nécessairement celle de l’Europe, et ils n’ont pas tort ; tandis que les autres, comme Raymond Aron, objectent que la neutralité dans la guerre froide est une utopie, et ils ont raison.

Cependant, leur dialogue passionné repose sur un étrange malentendu. Les uns et les autres ont oublié l’essentiel. Ils ont oublié la condition préalable de toute neutralité européenne qui serait la fédération de l’Europe.

En effet, si l’Europe n’est pas unie, on ne voit pas comment elle pourrait se déclarer neutre. Qui ferait cette déclaration ? Seul, un gouvernement fédéral du continent aurait le pouvoir de prendre une telle décision et de la proclamer. Il est donc absurde de parler de neutralité si l’on ne veut pas d’abord et sans réserve la fédération. C’est ce que Le Monde et surtout le Times, malgré leur sérieux bien connu, semblent avoir bien étourdiment oublié.

Mais chose curieuse, leurs adversaires n’y ont pas pensé une seconde de plus : toutes leurs critiques se fondent sur l’idée fausse, mais généralement répandue, que neutralité est synonyme de démission et d’impuissance, surtout dans le domaine militaire. Ce ne sont pas les déclarations de nos juristes qui arrêteront les chars et les avions, remarquent-ils avec la sombre vanité du réaliste qui vient de dire son fait au doux rêveur. Dialogue de sourds, en vérité, je dirai même : histoire de fous. Car primo, il est pratiquement impossible de déclarer l’Europe neutre, si cette Europe n’est pas tout d’abord fédérée, si elle n’a pas un gouvernement capable de parler en son nom ; et secundo, une Europe fédérée sera seule en mesure de se défendre, c’est-à-dire de créer une force armée puissante. Nos petites armées nationales, même dotées de surplus américains, seraient tout juste bonnes à se faire anéantir plus ou moins décemment en une semaine.

Le seul point de vue raisonnable et vraiment réaliste, en l’occurrence, me paraît être celui-ci : nos pays doivent d’abord se fédérer, politiquement et économiquement ; ensuite seulement ils pourront créer une armée purement défensive, comme l’armée suisse, mais à l’échelle du continent ; et enfin, une fois solidement fédérés et armés, ils pourront proclamer une neutralité qui alors ne sera pas du tout une démission, mais au contraire une fière affirmation d’indépendance.

Voilà qui me paraît simple à concevoir, évident, et irréfutable. Je m’étonne que tant de journaux importants, et pompeux, tant d’excellents esprits en France, en Angleterre et aux États-Unis, se ferment à ces évidences. Et je suis d’autant plus heureux de pouvoir vous citer trois opinions qui tranchent sur l’aveuglement général, et qui expriment exactement le même point de vue que j’ai toujours défendu dans cette chronique.

C’est d’abord un journal italien, la Gazzetta del Popolo, qui écrit : « La neutralité de l’Europe ne peut être que la conquête d’une Europe unie. » C’est ensuite M. René Payot, qui écrit dans le Journal de Genève  : « L’Europe aura le droit de se proclamer neutre le jour où elle sera consolidée et forte, et que les belligérants éventuels devront compter dans leurs calculs avec son potentiel militaire et sa volonté de résistance. » Et c’est enfin le grand chroniqueur américain Walter Lippmann, qui ne voit pas d’autre solution à la crise actuelle que dans la formation d’une troisième force européenne neutre et armée, et reconnue comme telle par les deux autres.

Je me résume : la discussion qui bat son plein depuis un mois pour ou contre la neutralité de l’Europe n’a malheureusement aucun sens, si l’on n’admet pas tout d’abord que l’Europe doit se fédérer, et que seule une Europe fédérée pourra s’armer d’une manière efficace, pour sa défense.

Mais le temps presse hélas, et l’on s’indigne de voir le temps perdu en discussions stupides. Fédérez-vous, ou taisez-vous ! serait-on tenté de dire à ces messieurs. On leur conseille, plus poliment, de réfléchir encore ou de parler d’autre chose. On leur dit comme à vous, chers auditeurs : au revoir, à lundi prochain !