Demain l’▶Europe ! — Deux enquêtes sur ◀l’▶union (27 mars 1950)
Chers auditeurs,
L’un des traits caractéristiques du xx e siècle, c’est ◀l’▶enquête, ◀le▶ goût des enquêtes, des Gallup poll, et leur multiplication dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie publique, et même privée. Rien de plus naturel, après tout, dans une époque qui essaye ◀d’▶être démocratique, c’est-à-dire ◀de▶ tenir compte ◀de▶ ◀l’▶opinion publique ; rien de plus naturel, hélas, aussi, dans une époque ◀d’▶affaiblissement ◀de▶ ◀la▶ pensée personnelle, où chacun cherche à savoir ce que pense ◀le▶ plus grand nombre, avant ◀d’▶oser affirmer son point de vue.
◀L’▶union européenne étant l’un des sujets ◀les▶ plus souvent mentionnés dans ◀la▶ presse, depuis deux ans, il est normal que ◀les▶ enquêtes sur ◀l’▶Europe se succèdent à un rythme accéléré. Je vous ai déjà parlé ◀de▶ celle qu’avaient conduite ◀les▶ étudiants ◀de▶ Lausanne, parmi leurs condisciples. Elle se poursuit depuis plusieurs semaines dans d’autres universités du continent, et nous en connaîtrons ◀les▶ résultats vers ◀le▶ mois ◀de▶ mai. Aujourd’hui, je vous signalerai deux autres consultations publiques entreprises sur une échelle beaucoup plus large, l’une auprès des hommes d’État européens, l’autre auprès des lecteurs ◀d’▶un hebdomadaire à grand tirage.
Un groupe ◀de▶ personnalités américaines, qui a formé un comité en faveur de ◀l’▶union européenne, a eu ◀l’▶idée ◀de▶ demander à 50 hommes d’État ◀de▶ nos pays ce qu’ils pensaient ◀de▶ notre fédération et des efforts du Conseil de l’Europe. Tous ont répondu : présidents ◀de▶ ◀la▶ République, présidents du conseil, anciens et futurs ministres, chefs ◀de▶ partis ou ◀de▶ fédérations syndicales, tous et partout, sauf dans un seul pays, ◀la▶ Suisse. ◀Le▶ Conseil fédéral, en effet, n’a envoyé aux enquêteurs qu’un bref télégramme par lequel il se récusait, au nom de ◀la▶ réserve qu’impose à ◀la▶ Suisse sa position particulière parmi ◀les▶ nations. Je ne sais trop s’il y a lieu ◀de▶ déplorer cette abstention bernoise, quand je lis ◀les▶ cinquante autres réponses. En effet, parmi tous ces hommes d’État qui déclarent à l’envi leurs bons sentiments à l’égard de ◀l’▶union, qui ◀la▶ disent nécessaire, qui se congratulent sur ◀les▶ progrès (à vrai dire infimes) déjà réalisés dans ce sens, parmi tous ces hommes d’État, dis-je, on reconnaît ◀les▶ signatures ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ceux qui ont bloqué nos efforts avec ◀le▶ plus ◀d’▶obstination. À lire ces textes parfois sonores, mais plus souvent plats, ou même creux, on ne peut s’empêcher ◀de▶ penser : si tous ces messieurs sont d’accord pour faire ◀l’▶Europe, que ne ◀la▶ font-ils, et rondement ? En vérité, bien peu d’entre eux sont prêts aux sacrifices nécessaires. Mais il reste frappant ◀de▶ constater que s’ils ne saluent notre union que du bout des lèvres, ils se sont cependant sentis obligés ◀de▶ ◀la▶ saluer.
Retenons cette indication. Nos hommes d’État, liés pour la plupart à ◀d’▶étroits intérêts nationalistes et partisans, sentent malgré tout que ◀l’▶opinion ◀de▶ leur pays veut davantage, réclame ◀l’▶union, et s’impatiente ◀de▶ sa lenteur.
On en trouvera ◀les▶ confirmations ◀les▶ plus nettes dans la deuxième enquête que je désirais vous signaler, celle que vient de publier en 4 numéros ◀l’▶hebdomadaire parisien Samedi Soir. Là, ce ne sont plus seulement ◀les▶ chefs politiques qui ont parlé, mais ◀les▶ lecteurs, ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue, et dans tous nos pays, Suisse comprise cette fois-ci.
◀Les▶ conclusions tirées ◀de▶ son enquête par ◀l’▶hebdomadaire parisien me paraissent dignes ◀d’▶être citées et soulignées à votre intention. « Il est probable, écrivent ◀les▶ rédacteurs, que beaucoup de ceux qui nous lisent ne se doutaient pas que ◀le▶ mouvement européen avait des racines si profondes, qu’il n’intéressait pas seulement quelques officiels, mais ◀les▶ masses elles-mêmes. Après avoir pris connaissance des réponses qui nous ont été adressées, ils en seront désormais convaincus. Dans leur quasi-unanimité, ces réponses révèlent un ardent désir ◀de▶ rapprochement entre ◀les▶ peuples libres ◀d’▶Europe. » Quels sont ◀les▶ principaux points d’accord que manifestent ◀les▶ milliers ◀de▶ réponses reçues par Samedi Soir ? ◀Le▶ journal lui-même en relève quatre, que je vais résumer comme suit :
1. Une majorité très nette se dégage en faveur d’une Europe fédérale, laissant à chaque pays une assez large autonomie, et dotée ◀d’▶une armée commune. C’est en somme une Europe organisée sur ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ Suisse qui paraît souhaitable au plus grand nombre.
2. La plupart des lecteurs pensent qu’il faut instituer une autorité politique européenne, avant de pouvoir agir utilement sur le plan économique.
3. ◀Le▶ Conseil de l’Europe à Strasbourg est approuvé, mais tout le monde voudrait que son Assemblée ait beaucoup plus ◀de▶ pouvoir, et son Comité des ministres beaucoup moins.
4. ◀Les▶ rédacteurs ◀de▶ ◀l’▶hebdomadaire français se déclarent frappés « par ◀l’▶insistance des lecteurs à rappeler ◀la▶ nécessité ◀d’▶un réveil ◀de▶ ◀la▶ conscience européenne ». Et ils ajoutent : « Si tous ◀les▶ peuples libres ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale n’arrivent pas à se pénétrer ◀de▶ ◀l’▶idée qu’ils appartiennent à une même civilisation, aujourd’hui menacée, il n’y a aucun espoir ◀d’▶aboutir. S’ils y parviennent, tous ◀les▶ espoirs sont permis. Car ce sont ◀les▶ peuples qui décideront finalement ◀de▶ leur sort, en restant inertes, ou en faisant pression sur leurs gouvernements, qui ne peuvent rien sans eux. »
Je répète que c’est ◀l’▶hebdomadaire Samedi Soir qui s’exprime ainsi, car autrement vous pourriez croire que je n’ai fait que citer l’une ◀de▶ mes chroniques ◀de▶ ◀l’▶an dernier… Certes, une hirondelle ne fait pas ◀le▶ printemps, et une enquête ne fait pas ◀l’▶Europe, mais il y a de nouveau un peu ◀d’▶espoir dans ◀l’air.
Au revoir, à lundi prochain !