Demain l’Europe ! — Branle-bas mondial (17 avril 1950)
Chers auditeurs,
Que se passe-t-il dans le monde, ce printemps ? Quantité de▶ petits événements vont et viennent dans l’actualité, et voudraient faire les importants. Des grèves un peu partout s’allument et s’éteignent ; le cours des changes monte et descend ; les travaillistes en Angleterre, le roi Léopold en Belgique, le cabinet Bidault en France, obtiennent ◀de▶ justesse des majorités peu concluantes ; les ministres volent en tout sens, se rencontrent et se séparent, à douze, à deux, à treize, à quatre, comme dans les figures ◀d’▶un ballet, et tout cela n’est pas exaltant. C’est le train-train ◀de▶ l’Histoire, et s’il est vrai que les temps heureux n’ont pas ◀d’▶Histoire, on serait tenté ◀d’▶être optimiste. On aurait tort.
Car derrière tout ce va-et-vient, caché par lui comme la forêt par quelques arbres, un événement immense monte et prend forme. Les deux blocs dont on parle depuis quatre ans sont en train de devenir des hémisphères. Déjà, ce n’est plus ◀de▶ la Russie et ◀de▶ l’Amérique qu’il faut parler, mais ◀de▶ l’Orient et ◀de▶ l’Occident, des deux moitiés ◀de▶ la Planète, prêtes à s’unir chacune ◀de▶ son côté, et contre l’autre. Une gigantesque simplification du monde est en train de s’opérer sous nos yeux. Il est incontestable qu’il s’agit ◀d’▶un fait sans précédent dans l’histoire des hommes. Essayons ◀d’▶en prendre conscience. L’Orient d’abord : tout s’y passe en secret, mais le dessin général transparaît lentement malgré tout. ◀De▶ l’Oder à Vladivostok, ◀de▶ Budapest à Pékin, ◀de▶ la Baltique à l’océan Indien, les Russes ont entrepris ◀d’▶unifier totalement près de la moitié ◀de▶ la population du globe. Unification monétaire — par la création du rouble or, seule monnaie valable ◀de▶ Pékin à Berlin — , unification économique, unification militaire et politique des satellites, et par-dessus tout, unification idéologique. En vérité, il ne s’agit plus guère ◀de▶ communisme ou ◀de▶ marxisme, en tout cela, mais ◀de▶ la création ◀d’▶un Empire eurasien — plus asiatique qu’européen — reposant sur deux principes fondamentaux : la puissance absolue ◀de▶ l’État, et la collectivisation totale ◀de▶ la pensée comme ◀de▶ la production. Devant cette entreprise sans précédent, méthodiquement poursuivie dans le secret et l’efficacité glaciale, l’Occident commence à s’agiter, à palabrer, à discuter sur ce qu’il faudrait faire, et à publier à grand bruit 22 projets ◀d’▶action contradictoires, au lieu d’exécuter en silence un seul plan. Comme le disait un jour à la Chambre française M. Paul Reynaud : « À l’Est, un Empire se fait, tandis que les États de l’Ouest hésitent et ânonnent. »
C’est qu’à l’Ouest, nous devons tenir compte ◀de▶ mille réalités qu’un Staline néglige ou liquide : les traditions nationales, les intérêts économiques locaux, les parlements curieux et indiscrets, la presse, l’opposition, et l’opinion publique. Alors qu’à l’Est se poursuit, avec un acharnement mécanique, l’uniformisation des choses et des esprits, nous tâtonnons vers des formules ◀d’▶union respectueuses des diversités. Alors qu’à l’Est s’est imposée du premier coup la direction unique du Kremlin, nous nous disputons sur des dosages nationaux, sur des questions ◀de▶ préséance diplomatiques héritées ◀d’▶un autre âge. Nous louchons vers une direction américaine, qui hésite d’ailleurs à s’imposer, tout en déclarant fièrement que nous ne boirons pas ◀de▶ coca-cola. Il y a souvent ◀de▶ la sottise, mais parfois aussi ◀de▶ la grandeur, dans cette répugnance générale à prendre sans délai les mesures qui s’imposent. Il y a ◀de▶ la sottise à refuser l’union, mais il y a ◀de▶ la grandeur à refuser l’unification mécanique à la manière des dictatures.
La seule tentative un peu sérieuse ◀de▶ réponse au péril eurasien, nous la voyons se dessiner depuis quelques semaines avec le renforcement du Pacte Atlantique. Mais là encore, la confusion domine. Une bonne moitié des nations ◀de▶ l’Europe n’ont pas voulu signer ce pacte, comme la Suisse, la Suède et l’Irlande ; ou ne l’ont pas pu, comme l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Grèce et l’Espagne. Et pourtant, ces pays sont menacés comme les autres. Le pacte, sans eux, sera trop faible ; et seuls, ils ne peuvent pas se défendre. Une fois de plus, nous voyons que la clé du problème, c’est ◀de▶ fédérer d’abord tous les pays ◀de▶ l’Europe, afin de pouvoir conclure ensuite une vaste union occidentale englobant les deux Amériques, les dominions et l’Afrique. Une fois de plus, nous voyons qu’il est faux ◀de▶ prétendre que « le stade ◀de▶ l’Europe » est dépassé. C’est l’Europe qui, dans le monde occidental, représente le foyer vital. C’est elle dont la présente désunion empêche encore ◀de▶ réaliser un plan ◀de▶ défense de l’Occident. Et c’est elle dont l’union garantirait non seulement l’efficacité ◀de▶ ce plan, mais encore et surtout le sens des valeurs humaines que ce plan est chargé ◀de▶ défendre contre l’immense poussée ◀de▶ la masse orientale. L’enjeu ◀de▶ ce conflit mondial, dont les données concrètes se simplifient terriblement depuis quelques semaines, essayons ◀de▶ le formuler en termes simples, eux aussi. C’est l’enjeu le plus total qui ait jamais été proposé à l’humanité. Il s’agit aujourd’hui ◀de▶ savoir si c’est l’homme personnel qui va subsister et créer l’avenir, comme le veut l’Occident, ou si c’est la masse organisée par l’État qui va tout écraser, comme c’est le cas en Orient.
Ce qu’il s’agit ◀de▶ gagner, ce n’est pas une guerre, c’est beaucoup plus : c’est la cause ◀de▶ l’homme personnel, ◀de▶ chacun ◀de▶ nous, un à un, la cause ◀de▶ l’homme qui a droit à ses passions, à ses péchés, et à sa foi, et qui refuse ◀de▶ se les laisser dicter en masse par les fonctionnaires ◀d’▶un tyran. Ceux qui auront compris cela auront aussi compris le sens dernier ◀de notre effort fédéraliste.
Au revoir, à lundi prochain.