Demain l’▶Europe ! — ◀L’▶Europe et ◀l’▶Amérique (1er mai 1950)
Chers auditeurs,
Voilà ce soir ◀le▶ cinquantième lundi que je vous parle ◀de▶ ◀l’▶Europe. Si elle n’est pas encore faite, cette Europe, personne au moins ne pourra dire que c’est ma faute ! Elle est d’ailleurs en train de se faire, et peut-être plus vite que nous ne ◀le▶ saurions croire, nous qui avons, si j’ose dire, ◀le▶ nez sur ◀l’▶événement. Je vous ai décrit ◀les▶ étapes ◀de▶ ce progrès encore bien lent et plein ◀d’▶à-coups, mais au total indiscutable. ◀Le▶ Conseil de l’Europe est encore vagissant, mais il est né. ◀La▶ presse ◀de▶ nos pays est encore divisée, souvent sceptique, mais vous ne pouvez plus ouvrir un journal sans y lire une nouvelle, une allusion, souvent même un long commentaire sur ◀le▶ problème européen. ◀Les▶ enquêtes, ◀les▶ sondages se multiplient, et démontrent que ◀l’▶opinion, si elle n’est pas encore passionnée, commence tout de même à se réveiller, se frotte ◀les▶ yeux, et se demande si ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe ne serait pas autre chose qu’une « idée généreuse » — ne serait point, par hasard, ◀le▶ problème politique, économique et culturel ◀le▶ plus urgent, ◀le▶ plus concret ◀de▶ notre époque.
C’est à ce réveil ◀de▶ ◀l’▶opinion que ma chronique essaye ◀de▶ contribuer. Je ne puis rêver ◀d’▶agir ici sur ◀les▶ décisions des ministres. D’abord, ils n’en prennent pas beaucoup, ◀de▶ décisions. Et puis, ◀les▶ seuls qui auraient ◀le▶ temps ◀de▶ m’écouter sont ceux que ◀l’▶on vient de renverser, et qui se retirent à ◀la▶ campagne. Pour ◀les▶ autres, ils sont trop occupés car ce n’est pas ◀de▶ ce côté-là que ◀le▶ pouvoir véritable réside, dans nos régimes. Je ne puis agir, en fait, que sur un petit secteur ◀de▶ ce que ◀l’▶on nomme ◀le▶ grand public, mais c’est peut-être là que notre sort se jouera, — dans ◀l’▶opinion, puisqu’elle seule est en mesure ◀d’▶exiger ce que ◀les▶ pouvoirs refusent encore.
Six minutes par semaine, dans une seule langue, à ◀la▶ seule Radio suisse, évidemment, c’est peu. Mais après tout, qui sait ? Il s’agit ◀de▶ réveiller. Or ◀le▶ sommeil humain a des lois bien étranges. Il arrive qu’il résiste au pire vacarme, canonnade ou bombardement. Mais il est rare qu’un homme qui dort à poings fermés résiste à ◀de▶ petits coups ◀d’▶épingle. Mettons que ce soit là mon ambition. ◀La▶ petite piqûre hebdomadaire ! Mais il existe encore d’autres moyens. On peut aussi réveiller ceux qui dorment en changeant leur orientation. Ou bien en provoquant un large courant ◀d’▶air. C’est ce que sont en train de faire, pour ◀le▶ réveil ◀d’▶une opinion européenne, certains souffles glacés qui viennent parfois des steppes, certains appels aussi, qui nous obligent à nous tourner vers ◀l’▶Amérique. Depuis que M. Bidault a proposé ◀le▶ haut Conseil ◀de▶ ◀l’▶Atlantique, on sent que quelque chose bouge, en Europe. À cet égard, ◀le▶ plan Bidault peut être utile même s’il ne doit pas aboutir. Car cette confrontation spectaculaire dans laquelle il nous place avec toute ◀l’▶Amérique, nous invite à prendre une conscience beaucoup plus claire ◀de▶ ◀l’▶Europe en tant qu’unité ◀de▶ culture, ◀de▶ mœurs et ◀d’▶attitude humaine.
Certes, ◀l’▶Europe considérée dans son ensemble, est ◀la▶ terre des diversités. Je dirais, paradoxalement, que le premier caractère commun à tous ◀les▶ Européens, c’est qu’ils sont différents ◀les▶ uns des autres, et qu’ils tiennent à leurs différences. On m’a dit bien souvent : Comment voulez-vous donc unir ou fédérer des gens aussi divers par ◀le▶ poil et ◀l’▶esprit que, mettons, ◀les▶ Suédois et ◀les▶ Grecs, ◀les▶ puritains ◀d’▶Écosse et ◀les▶ chanteurs napolitains ? Est-ce que ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Belges, ◀les▶ Anglais, n’ont pas beaucoup plus ◀d’▶intérêts en commun avec ◀l’▶Amérique, qu’avec ◀les▶ Yougoslaves ou même ◀les▶ Autrichiens ? — Tout cela est vrai. Mais ◀la▶ diversité n’est pas un obstacle à ◀l’▶union, et encore moins à ◀la▶ fédération. Elle en est même une des premières conditions. Prenez ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Suisse, et ma thèse devient évidente. ◀L’▶homme d’affaires ◀de▶ Stockholm n’est pas plus différent du paysan ◀de▶ ◀la▶ Provence, que ◀le▶ banquier genevois du pâtre ◀d’▶Appenzell, ou ◀le▶ Bâlois du Valaisan. Mais par-dessous tous ces contrastes frappants, il y a en Europe comme en Suisse, ◀la▶ grande communauté ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale, beaucoup plus profonde qu’on ne ◀le▶ croit. Il y a cette origine commune du christianisme, que ◀l’▶on retrouve dans ◀la▶ similitude des liturgies romaine, luthérienne et anglicane. Il y a ◀la▶ longue histoire ◀de▶ nos alliances et ◀de▶ nos guerres civiles. Il y a ◀les▶ mêmes partis socialistes, catholiques, libéraux et conservateurs, que ◀les▶ Américains ne connaissent pas, des structures juridiques, communales, professionnelles, parlementaires, qui se ressemblent dans tous nos pays et qui nous distinguent tous, profondément, ◀de▶ ◀la▶ Russie et ◀de▶ ◀l’▶Orient. Il y a surtout ce goût ◀de▶ ◀l’▶original et cet amour jaloux des différences locales et traditionnelles, qui semble à première vue nous diviser, mais qui surtout nous oppose tous ensemble au goût du nivellement, qui est asiatique, et au goût du mélange et ◀de▶ ◀l’▶imitation, qui est américain. Je voudrais conclure par deux remarques. La première, c’est qu’en face de ◀la▶ Russie ou ◀de▶ ◀l’▶Amérique, nous sentons bien que nous formons en Europe une grande famille, malgré toutes nos diversités, ou à cause ◀d’▶elles.
La seconde, c’est que nous sommes actuellement séparés ◀de▶ nos Américains par autre chose encore que par ces différences authentiques et valables. Nous sommes séparés ◀d’▶eux par des malentendus, des préjugés et des informations superficielles.
J’y reviendrai ◀la prochaine fois, plus à loisir.
Au revoir, à lundi prochain.