(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’Europe et l’Amérique (1er mai 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’Europe et l’Amérique (1er mai 1950)

Chers auditeurs,

Voilà ce soir le cinquantième lundi que je vous parle de l’Europe. Si elle n’est pas encore faite, cette Europe, personne au moins ne pourra dire que c’est ma faute ! Elle est d’ailleurs en train de se faire, et peut-être plus vite que nous ne le saurions croire, nous qui avons, si j’ose dire, le nez sur l’événement. Je vous ai décrit les étapes de ce progrès encore bien lent et plein d’à-coups, mais au total indiscutable. Le Conseil de l’Europe est encore vagissant, mais il est né. La presse de nos pays est encore divisée, souvent sceptique, mais vous ne pouvez plus ouvrir un journal sans y lire une nouvelle, une allusion, souvent même un long commentaire sur le problème européen. Les enquêtes, les sondages se multiplient, et démontrent que l’opinion, si elle n’est pas encore passionnée, commence tout de même à se réveiller, se frotte les yeux, et se demande si l’union de l’Europe ne serait pas autre chose qu’une « idée généreuse » — ne serait point, par hasard, le problème politique, économique et culturel le plus urgent, le plus concret de notre époque.

C’est à ce réveil de l’opinion que ma chronique essaye de contribuer. Je ne puis rêver d’agir ici sur les décisions des ministres. D’abord, ils n’en prennent pas beaucoup, de décisions. Et puis, les seuls qui auraient le temps de m’écouter sont ceux que l’on vient de renverser, et qui se retirent à la campagne. Pour les autres, ils sont trop occupés car ce n’est pas de ce côté-là que le pouvoir véritable réside, dans nos régimes. Je ne puis agir, en fait, que sur un petit secteur de ce que l’on nomme le grand public, mais c’est peut-être là que notre sort se jouera, — dans l’opinion, puisqu’elle seule est en mesure d’exiger ce que les pouvoirs refusent encore.

Six minutes par semaine, dans une seule langue, à la seule Radio suisse, évidemment, c’est peu. Mais après tout, qui sait ? Il s’agit de réveiller. Or le sommeil humain a des lois bien étranges. Il arrive qu’il résiste au pire vacarme, canonnade ou bombardement. Mais il est rare qu’un homme qui dort à poings fermés résiste à de petits coups d’épingle. Mettons que ce soit là mon ambition. La petite piqûre hebdomadaire ! Mais il existe encore d’autres moyens. On peut aussi réveiller ceux qui dorment en changeant leur orientation. Ou bien en provoquant un large courant d’air. C’est ce que sont en train de faire, pour le réveil d’une opinion européenne, certains souffles glacés qui viennent parfois des steppes, certains appels aussi, qui nous obligent à nous tourner vers l’Amérique. Depuis que M. Bidault a proposé le haut Conseil de l’Atlantique, on sent que quelque chose bouge, en Europe. À cet égard, le plan Bidault peut être utile même s’il ne doit pas aboutir. Car cette confrontation spectaculaire dans laquelle il nous place avec toute l’Amérique, nous invite à prendre une conscience beaucoup plus claire de l’Europe en tant qu’unité de culture, de mœurs et d’attitude humaine.

Certes, l’Europe considérée dans son ensemble, est la terre des diversités. Je dirais, paradoxalement, que le premier caractère commun à tous les Européens, c’est qu’ils sont différents les uns des autres, et qu’ils tiennent à leurs différences. On m’a dit bien souvent : Comment voulez-vous donc unir ou fédérer des gens aussi divers par le poil et l’esprit que, mettons, les Suédois et les Grecs, les puritains d’Écosse et les chanteurs napolitains ? Est-ce que les Hollandais, les Belges, les Anglais, n’ont pas beaucoup plus d’intérêts en commun avec l’Amérique, qu’avec les Yougoslaves ou même les Autrichiens ? — Tout cela est vrai. Mais la diversité n’est pas un obstacle à l’union, et encore moins à la fédération. Elle en est même une des premières conditions. Prenez l’exemple de la Suisse, et ma thèse devient évidente. L’homme d’affaires de Stockholm n’est pas plus différent du paysan de la Provence, que le banquier genevois du pâtre d’Appenzell, ou le Bâlois du Valaisan. Mais par-dessous tous ces contrastes frappants, il y a en Europe comme en Suisse, la grande communauté de la civilisation occidentale, beaucoup plus profonde qu’on ne le croit. Il y a cette origine commune du christianisme, que l’on retrouve dans la similitude des liturgies romaine, luthérienne et anglicane. Il y a la longue histoire de nos alliances et de nos guerres civiles. Il y a les mêmes partis socialistes, catholiques, libéraux et conservateurs, que les Américains ne connaissent pas, des structures juridiques, communales, professionnelles, parlementaires, qui se ressemblent dans tous nos pays et qui nous distinguent tous, profondément, de la Russie et de l’Orient. Il y a surtout ce goût de l’original et cet amour jaloux des différences locales et traditionnelles, qui semble à première vue nous diviser, mais qui surtout nous oppose tous ensemble au goût du nivellement, qui est asiatique, et au goût du mélange et de l’imitation, qui est américain. Je voudrais conclure par deux remarques. La première, c’est qu’en face de la Russie ou de l’Amérique, nous sentons bien que nous formons en Europe une grande famille, malgré toutes nos diversités, ou à cause d’elles.

La seconde, c’est que nous sommes actuellement séparés de nos Américains par autre chose encore que par ces différences authentiques et valables. Nous sommes séparés d’eux par des malentendus, des préjugés et des informations superficielles.

J’y reviendrai la prochaine fois, plus à loisir.

Au revoir, à lundi prochain.