(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’Europe et l’Amérique (II) (8 mai 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’Europe et l’Amérique (II) (8 mai 1950)

Chers auditeurs,

Que pense de l’Amérique l’Européen moyen ? Et que pense-t-on de nous, dans les États-Unis ?

Ces deux questions sont importantes. Car d’une entente raisonnable ou d’un malentendu trop persistant entre les peuples des deux continents, dépendront de grands événements, dans un avenir peut-être proche.

Bernard Shaw disait un jour, par allusion aux déformations que l’anglais subit en Amérique : « Les Yankees et les Britanniques sont séparés par une langue commune. » On pourrait dire de même que les Américains et les Européens s’ignorent, à cause de tout ce qu’ils savent les uns des autres.

La presse américaine contient certes plus d’informations sur l’Europe que nos propres journaux. Mais elle ignore l’esprit et l’âme du Vieux Monde. Et nous avons tous vu quantité de films américains, nous savons à peu près ce qu’est le plan Marshall, nous avons cotoyé chez nous des milliers de GIs en vacances, mais nous n’en continuons pas moins à répéter des jugements inspirés à notre insu par la propagande communiste, ou par tel livre ancien de M. Duhamel, qui raconte des histoires de pouces de nègre dans les conserves de Chicago.

S’il fallait résumer en quelques mots les préjugés européens à l’égard de l’Amérique, cela donnerait à peu près ceci : « Coca-cola, whisky, digest, dollars, Hollywood et encore du whisky, impérialisme économique et encore des dollars, barbarie culturelle et les pieds sur la table. »

OK comme ils disent quelquefois. Regardons-y maintenant d’un peu plus près.

Une campagne violente s’est déchaînée récemment en Europe contre le coca-cola importé d’Amérique. Si bien que cette innocente et quelconque limonade est devenue pour la presse de nos pays latins le symbole même de l’invasion yankee, contre laquelle nous aurions à défendre les antiques vertus de la race, la santé de nos enfants et l’intégrité de notre conception du monde, laquelle inclut, bien entendu, l’apéritif qui ronge le foie, en attendant la vodka pour toutes les bourses… J’estime qu’en cette affaire, c’est à nous de rougir. Gardons nos grands principes pour des questions sérieuses.

Je ne suis pas sûr que la question des « digests », ou des digestes, comme on dit, en soit une. À en croire une certaine propagande, M. Truman lui-même, appuyé par la meute de requins de Wall Street, imposerait machiavéliquement ces lectures optimistes à l’Europe. En réalité, le Reader’s Digest est une entreprise absolument privée, et il se trouve que son succès dans nos pays est proportionnellement plus grand encore qu’en Amérique. Au lieu de chercher dans cette affaire des calculs politiques qui ne peuvent pas y être, demandons-nous plutôt si cet immense succès fait aux digestes par le public européen n’est pas révélateur d’une profonde ressemblance entre les goûts de la masse des deux côtés de l’Océan ? Si notre grand public se jette sur les digestes, n’est-ce pas aussi qu’on a trop négligé, en Europe, la culture populaire, — dont les Américains s’occupent très sérieusement, depuis longtemps ?

Le reproche d’impérialisme économique, je vous en ai parlé souvent ici. Je ne crois pas un instant que les États-Unis nourrissent à notre égard de noirs desseins. Mais nous les forcerons à prendre en main, plus qu’ils ne le désirent, nos affaires matérielles, si nous n’arrivons pas, à temps, à nous unir pour rebâtir l’Europe. Notre prospérité, et plus : notre réelle autonomie, sont à ce prix.

Quant au reproche de barbarie matérialiste que nous faisons par habitude à l’Amérique, voici comment j’y répondais naguère, dans un petit livre adressé aux Français, mais qui vaut aussi bien pour les Suisses :

Ils dépensent plus que vous pour avoir un frigidaire, du lait contrôlé, des jus de fruits et des céréales ; vous dépensez plus qu’eux pour avoir un bifteck et du vin rouge. Ils ne lisent pas tous Pascal, vous non plus. Ils décorent trop luxueusement leurs églises, mais elles sont pleines. Ils parlent constamment d’argent, sans la moindre pudeur, tandis que vous y pensez constamment, mais en le cachant. Ils sont matérialistes, vous aussi. La différence est qu’ils ont mieux réussi dans ce domaine. De plus, ils pensent que vous manquez d’idéalisme…

Que dire maintenant des préjugés américains à l’égard de l’Europe ? Voici : l’Américain moyen nous considère, nous les Européens, comme à moitié ou mal civilisés ; plus soucieux du passé que de l’avenir ; nihilistes et méchants pour le voisin ; incapables de faire fonctionner nos économies nationales et de réparer nos robinets ; chicaneurs, susceptibles, désunis, et au total inefficaces. L’Europe, c’est les Balkans, disent-ils. On essaye de les sauver, et ils se dressent sur leurs ergots, au nom de grands principes qu’ils n’appliquent pas.

Eh bien ! tout cela est vrai, osons l’avouer. Mais ce qui échappe à la grande masse américaine, c’est que tous ces défauts sont le revers d’un certain nombre de réalités que l’Amérique doit encore découvrir. L’Européen, et je ne veux pas parler seulement de nos plus grands esprits, l’Européen du peuple est resté, malgré tout, un homme qui a très souvent le sens de l’absolu, le sens de la passion et de la pauvreté, le goût de se rendre compte et de juger pour lui-même, et de préférer cela au succès à tout prix. Un certain sens aussi de la fatalité, acceptée avec humilité…

Que conclure de ces observations, qu’il serait trop aisé de multiplier ? Je crois que c’est clair : nous avons grand besoin les uns des autres. Nous avons besoin de leurs moyennes, eux de nos extrêmes ; nous de leur générosité, eux de notre sens créateur ; nous de leur confiance en la vie, et eux de notre sens critique.

Si quelque jour nous arrivons à quelque chose de plus qu’une alliance militaire : à un alliage de nos vertus complémentaires, la civilisation occidentale sera sauvée. Mais il nous faut d’abord sauver notre moitié à nous de ce grand tout, il nous faut donc d’abord unir l’Europe.

Au revoir, à lundi prochain.