(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’opinion (22 mai 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’opinion (22 mai 1950)

Chers auditeurs,

Il y a quelques mois, j’étais le témoin d’un bref dialogue entre deux hommes politiques, au sujet des mesures à prendre pour hâter la fédération. Le premier était un Norvégien, président de la Chambre des députés de son pays, le second un ancien ministre français. Le Norvégien disait : « Surtout, soyons prudents, marchons lentement ! Chez nous en Norvège, l’homme de la rue s’intéresse fort peu au Mouvement pour l’Europe, il n’y croit guère. N’avançons donc pas trop loin ni trop vite, car les peuples se refuseraient à nous suivre. » À quoi le Français répondait : « Mon expérience est exactement inverse. Je constate que si l’homme de la rue ne nous suit pas, et ne croit guère à nos efforts, c’est parce que nous n’allons pas assez vite ni assez loin. Avançons hardiment, et alors, alors seulement, les peuples nous suivront ! »

Or je viens d’avoir sous les yeux les résultats d’une enquête menée précisément en Norvège, et je constate que 64 % des Norvégiens sont favorables à l’union européenne, 11 % seulement s’en déclarent adversaires, 25 % sont indécis. Voilà la preuve indiscutable que le président du Parlement norvégien se trompait sur son propre peuple, et qu’en lui attribuant une vaste indifférence, voire une hostilité que ce peuple n’a pas, il cherchait simplement un alibi pour justifier son scepticisme personnel.

Je crois que l’exemple est très typique, et qu’il révèle assez exactement la situation de la plupart des hommes d’État européen. Leurs prudences formalistes devant le péril urgent, leur crainte d’innover et de prendre des risques, leur tendance à ne jamais faire demain ce qu’ils peuvent renvoyer à la semaine prochaine s’expliquent par des motifs très divers, où la maladie pour certains, la surcharge de travail et les soucis électoraux pour d’autres, jouent un rôle important. Mais ils ont coutume de masquer ces vrais motifs derrière un faux prétexte facile à invoquer : c’est l’opinion, disent-ils, qui n’est pas mûre. Eux voudraient bien, ils n’ont rien contre, enfin, ils nous l’assurent, « Mais les masses, voyez-vous, nous les connaissons bien, elles ne sont pas prêtes à nous suivre. »

Je leur réponds qu’en vérité, ils n’en savent absolument rien ; qu’ils n’ont jamais eu le temps d’aller sonder les masses, et que dans les rares occasions où ils prennent des décisions sérieuses, comme celle de déclarer une guerre, ils ne vont pas demander leur avis à ces masses. Pour ma part, et depuis des années, je sentais que l’opinion de nos peuples, dans sa majorité, serait favorable à une fédération du continent. Depuis que j’ai vu les résultats de l’enquête que je vous citais tout à l’heure, ce sentiment s’est transformé en certitude. Et voici sur quoi je me fonde.

Un institut de recherche de l’opinion publique vient d’opérer un large sondage dans 5 pays européens, représentant un total de 153 millions d’habitants : Norvège, Hollande, France, Italie et Allemagne. Il s’agissait de savoir si l’opinion, dans ces pays, favorisait ou non l’union européenne. Ce sondage me paraît valable, parce qu’il n’a pas pris le public par surprise. Au contraire, on a posé des questions très concrètes, en prenant soin d’attirer l’attention sur les sacrifices qu’entraîneraient nécessairement certaines mesures d’union.

Par exemple, on a demandé à des hommes de tous les milieux s’ils étaient pour une totale liberté du commerce, c’est-à-dire pour que les produits d’un pays entrent dans tous les autres sans payer de droits. 72 % ont répondu oui, 9 % non, 19 % restant indécis. Après quoi, on leur a fait remarquer très honnêtement que cette liberté du commerce, tout en amenant une prospérité accrue pour beaucoup, obligerait aussi certaines entreprises à cesser leur activité, celles qui ne vivent qu’à force de protections douanières. Dans ces conditions, étaient-ils encore favorables à l’union ? Là, comme on pouvait s’y attendre, le nombre des indécis a fortement augmenté, tandis que le nombre des opposants passait de 9 à 23 %. Mais 45 % ont persisté à vouloir, malgré tout, l’union économique.

Enfin, après avoir envisagé de la même manière un certain nombre de problèmes précis, voici ce qu’on a posé comme dernière question : « Compte tenu de tous les points examinés, pensez-vous que l’union européenne serait une bonne ou une mauvaise chose ? »

64 % ont répondu que l’union serait bonne,

9 % qu’elle serait mauvaise et

27 % sont demeurés indécis.

Nous trouvons donc, en gros, dans 5 pays qui forment à eux seuls plus de la moitié de la population du continent : un tiers seulement de sceptiques ou d’opposants, et deux tiers de partisans déclarés de l’union européenne.

Eh bien ! voilà, me semble-t-il, de quoi donner à réfléchir aux hommes d’État, et de quoi fortifier notre espoir. Une majorité de 2/3 en faveur de l’union, cela doit rassurer les plus timides : on connaît des gouvernements qui se contentent de beaucoup moins pour se cramponner au pouvoir… L’un d’entre eux, en particulier, vient de s’en tirer avec une voix de majorité, une seule, lors d’un vote de confiance au Parlement. Et c’est, comme par hasard, ce gouvernement-là qui freine le plus nos efforts vers l’union. Qu’il dise franchement qu’il est bien décidé à ne pas tenir compte de l’opinion, mais qu’il renonce à se cacher derrière elle, derrière la prétendue, indifférence du peuple.

On annonce que l’enquête se poursuit dans d’autres pays de l’Europe. Quels vont être ses résultats en Suisse ? Voilà qui dépend de vous, chers auditeurs, car l’opinion, c’est vous ! Les paris sont ouverts.

Au revoir, à lundi prochain !