Troisième lettre
Messieurs les▶ députés européens,
J’ai tenté ◀de▶ traduire ◀le▶ sentiment des peuples en face de ◀l’▶inertie ◀de▶ ◀l’▶Assemblée. Ce n’était pas une attaque : je décrivais ce qu’un chacun peut voir ◀de▶ ses yeux. Et plusieurs d’entre vous, je ◀le▶ sais, s’en affligent. (On peut penser que ce n’est pas suffisant.) Aujourd’hui, je voudrais vous dire ◀l’▶admiration et ◀le▶ respect que j’éprouve non point, hélas ! pour vos succès jusqu’à cette date, mais pour ◀le▶ rôle qui vous est dévolu, et pour ◀le▶ nom qu’il vous convient ◀de▶ revendiquer, celui dont, par avance, je vous salue.
Vous êtes, Messieurs, députés ◀de▶ ◀l’▶Europe. Essayons ◀de▶ mesurer ◀la▶ grandeur ◀de▶ ce titre.
Députés ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, voilà qui signifie, Messieurs, que vous avez perdu ◀le▶ droit ◀d’▶être étrangers sur aucune ◀de▶ nos terres, dans aucun ◀de▶ nos peuples, comme à rien ◀de▶ ce qui forme ◀l’▶héritage deux fois millénaire ◀de▶ nos fils. Vous n’êtes pas seulement ◀les▶ députés ◀de▶ quinze villes capitales, et ◀de▶ cent-vingt provinces, et ◀de▶ ◀la▶ génération qui ◀les▶ peuple aujourd’hui, plus ◀de▶ 200 millions ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes, mais par-delà tous ◀les▶ accents locaux, ◀les▶ intérêts et ◀les▶ passions, par-delà ◀les▶ croyances et ◀les▶ révoltes qui rassemblent ou divisent ◀les▶ vivants, vous êtes ◀les▶ députés ◀d’▶une aventure humaine qui tente à travers vous, dans ◀l’▶angoisse et ◀l’▶espoir, ◀le▶ risque et ◀la▶ grandeur ◀d’▶une liberté nouvelle. Que vous ◀le▶ sachiez ou non, vous êtes ◀les▶ députés ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem. ◀Les▶ députés ◀de▶ ◀la▶ conscience ◀la▶ plus inquiète que ◀l’▶homme ait jamais prise ◀de▶ son destin et des chances ◀de▶ ◀le▶ surmonter. ◀Les▶ députés non point ◀d’▶une presqu’île ◀de▶ ◀l’▶Asie un peu plus grande que ◀la▶ Corée, quoique ne dépassant guère 4 % ◀de▶ ◀la▶ superficie du globe, mais bien ◀de▶ cela qui a fait au cours des âges, ◀d’▶un cap médiocre en dimensions physiques, ◀le▶ cœur et ◀le▶ cerveau ◀de▶ ◀l’▶humanité : notre culture, cette civilisation que rien ne s’offre à remplacer, et qui a su remplacer toutes ◀les▶ autres.
◀D’▶où vient, Messieurs, que ◀le▶ cap de l’Asie ait dominé ◀le▶ monde pendant des siècles ? ◀D’▶où, sinon ◀d’▶un pouvoir ◀d’▶invention et ◀de▶ dépassement du destin dont nous cherchons en vain ◀l’▶égal sur ◀la▶ Planète ?
Sans remonter jusqu’au déluge, ni même jusqu’aux Anciens qui manquent à ◀l’▶Amérique, ou à ◀la▶ Renaissance qui manque aux Russes — sens ◀de▶ ◀la▶ mesure et sens critique — qu’avons‑nous inventé, nous ◀les▶ Européens, depuis cent ans ? Je répondrai : que n’avons‑nous pas inventé ? Je cite pêle‑mêle : ◀le▶ marxisme et ◀la▶ psychanalyse, ◀la▶ sociologie et ◀les▶ grandes synthèses historiques, ◀la▶ relativité généralisée et ◀la▶ physique nucléaire, ◀la▶ radio et ◀le▶ cinéma, ◀la▶ pénicilline et ◀le▶ DDT, ◀le▶ pétrole synthétique et ◀le▶ radar, ◀la▶ rationalisation du travail industriel, ◀la▶ construction métallique, ◀l’▶école active, ◀le▶ syndicalisme et ◀les▶ coopératives, et enfin ◀l’▶art moderne tout entier : peinture, musique, littérature, poésie, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀les▶ très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier ◀de▶ nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés ◀de▶ Paris, ou par nos livres. Bien plus, ◀le▶ monde moderne tout entier peut être appelé une création européenne. Pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, d’ailleurs, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés ◀d’▶art et ◀de▶ construction, ◀de▶ transport et ◀de▶ gouvernement, ◀d’▶industrie, ◀de▶ médecine, — et nos armes, quitte à ◀les▶ tourner contre nous. Que sont en fin de compte ◀les▶ deux empires qui prétendent partager notre monde ? ◀L’▶Amérique, ◀la▶ Russie moderne, sont des produits ◀de▶ notre culture, ◀de▶ Calvin et ◀de▶ Marx, et ◀de▶ notre industrie qui est née ◀de▶ nos savants et ◀de▶ nos philosophes. ◀De▶ tout cela, Messieurs, vous êtes ◀les▶ députés. On attend ◀de▶ vous ◀l’▶invention qui sauve ◀la▶ paix du monde, et qui maintienne ◀l’▶Europe dans une fonction qu’aucun Empire nouveau n’ose lui disputer sérieusement.
Je viens ◀d’▶entendre à ◀la▶ radio ◀le▶ Don Juan de Mozart retransmis ◀de▶ Salzbourg. Voilà ce que ◀l’▶Europe a su faire. Toute ◀la▶ musique est née du contrepoint ◀de▶ ◀l’▶Europe. Vous êtes, Messieurs, ◀les▶ députés ◀de▶ Mozart, ◀de▶ ◀l’▶opéra, des symphonies et des Passions ; ◀les▶ députés ◀de▶ Goethe et ◀de▶ ◀la▶ littérature ; ◀de▶ Descartes et des philosophes ; ◀d’▶Einstein et des savants ; ◀de▶ Rembrandt et des peintres ; ◀les▶ députés aussi des auteurs anonymes ◀de▶ ◀la▶ Magna Charta et du Pacte du Grütli, ◀de▶ ◀l’▶esprit des communes, des états généraux, et du Serment du jeu ◀de▶ Paume…
Ce grand passé, Messieurs, vous charge ◀de▶ ◀l’▶avenir. Par l’un, vous êtes à l’autre députés.
Me voici partagé entre ◀l’▶envie ◀de▶ rire ◀de▶ vos craintes dérisoires, ◀de▶ vos alinéas, et ◀le▶ sentiment très vif ◀de▶ mon néant devant ◀l’▶ampleur ◀de▶ ◀la▶ mission qui vous anime, ou qui peut‑être vous écrase.
En vérité, je ne sais comment j’ose vous parler, si ce n’est par angoisse et en dernier recours, soulevé par ◀la▶ passion ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, et pas seulement ceux ◀de▶ notre continent, pour qui ◀le▶ nom ◀d’▶Europe a représenté ◀la▶ beauté dans ◀la▶ vie, ◀l’▶intelligence, ◀les▶ secrets ◀d’▶un bonheur conquis sur ◀le▶ destin, et malgré tant de crimes, ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀l’▶être humain.
Mais cette beauté, ce bonheur, cet honneur, et cette conscience inquiète aussi, et ce grand risque ◀de▶ ◀la▶ liberté, tout cela qui vous délègue en ce lieu décisif, dans ◀l’▶histoire concrète ◀de▶ ce temps, tout cela peut disparaître à tout jamais si vous manquez à une mission précise, celle ◀de▶ fédérer nos faiblesses pour en faire ◀la▶ force du siècle.
Messieurs ◀les▶ députés européens, saurez‑vous mériter votre nom ? On attend ◀de▶ vous ◀la▶ grandeur. ◀Les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶Europe, aujourd’hui, sont confondues avec ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶homme. Personne n’est assez grand pour répondre au défi ◀d’un tel destin. Groupez‑vous. Dites au moins votre but ! Nous sommes plusieurs millions qui n’attendons qu’un signe.