Troisième lettre aux députés européens : L’▶orgueil de ◀l’▶Europe (17 août 1950)r
Messieurs ◀les▶ députés européens,
J’ai tenté de traduire ◀le▶ sentiment des peuples en face de ◀l’▶inertie de ◀l’▶Assemblée. Ce n’était pas une attaque, je décrivais ce qu’un chacun peut voir de ses yeux. Et plusieurs d’entre vous, je ◀le▶ sais, s’en affligent. (On peut penser que ce n’est pas suffisant.) Aujourd’hui, je voudrais vous dire ◀l’▶admiration et ◀le▶ respect que j’éprouve, non point hélas ! pour vos succès jusqu’à cette date, mais pour ◀le▶ rôle qui vous est dévolu, et pour ◀le▶ nom qu’il vous convient de revendiquer, celui dont, par avance, je vous salue.
Vous êtes, Messieurs, Députés de ◀l’▶Europe. Essayons de mesurer ◀la▶ grandeur de ce titre.
Députés de ◀l’▶Europe entière, voilà qui signifie, Messieurs, que vous avez perdu ◀le▶ droit d’être étrangers sur aucune de nos terres, dans aucun de nos peuples, comme à rien de ce qui forme ◀l’▶héritage deux fois millénaire de nos fils. Vous n’êtes pas seulement ◀les▶ députés de quinze villes capitales, et de cent-vingt provinces, et de ◀la▶ génération qui ◀les▶ peuple aujourd’hui, plus de deux-cents-millions d’hommes et de femmes, mais par-delà tous ◀les▶ accents locaux, ◀les▶ intérêts et ◀les▶ passions, par-delà ◀les▶ croyances et ◀les▶ révoltes qui rassemblent ou divisent ◀les▶ vivants, vous êtes ◀les▶ députés d’une aventure humaine qui tente à travers vous, dans ◀l’▶angoisse et ◀l’▶espoir, ◀le▶ risque et ◀la▶ grandeur d’une liberté nouvelle. Que vous ◀le▶ sachiez ou non, vous êtes ◀les▶ députés d’Athènes, de Rome et de Jérusalem. ◀Les▶ députés de ◀la▶ conscience ◀la▶ plus inquiète que ◀l’▶homme ait jamais prise de son destin et des chances de ◀le▶ surmonter. ◀Les▶ députés non point d’une presqu’île de ◀l’▶Asie un peu plus grande que ◀la▶ Corée, quoique ne dépassant guère 4 % de ◀la▶ superficie du globe, mais bien de cela qui a fait au cours des âges, d’un cap médiocre en dimensions physiques, ◀le▶ cœur et ◀le▶ cerveau de ◀l’▶humanité : notre culture, cette civilisation que rien ne s’offre à remplacer, et qui a su remplacer toutes ◀les▶ autres.
D’où vient, Messieurs, que ce cap de l’Asie ait dominé ◀le▶ monde pendant des siècles ? D’où, sinon d’un pouvoir d’invention et de dépassement du destin dont nous cherchons en vain ◀l’▶égal sur ◀la▶ Planète ?
Sans remonter jusqu’au déluge, ni même jusqu’aux Anciens qui manquent à ◀l’▶Amérique, ou à ◀la▶ Renaissance qui manque aux Russes — sens de ◀la▶ mesure et sens critique — qu’avons-nous inventé, nous ◀les▶ Européens, depuis cent ans ? Je répondrai : que n’avons-nous pas inventé ? Je cite pêle-mêle : ◀le▶ marxisme et ◀la▶ psychanalyse, ◀la▶ sociologie et ◀les▶ grandes synthèses historiques, ◀la▶ relativité généralisée et ◀la▶ physique nucléaire, ◀la▶ radio et ◀le▶ cinéma, ◀la▶ pénicilline et ◀le▶ DDT, ◀le▶ pétrole synthétique et ◀le▶ radar, ◀la▶ rationalisation du travail industriel, ◀la▶ construction métallique, ◀l’▶école active, ◀le▶ syndicalisme et ◀les▶ coopératives, et enfin ◀l’▶art moderne tout entier : peinture, musique, littérature, poésie, théâtre et sculpture ; presque tous leurs grands noms sont des noms de ◀l’▶Europe, et ◀les▶ très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier de nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés de Paris, ou par nos livres. Bien plus, ◀le▶ monde moderne tout entier peut être appelé une création européenne. Pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, d’ailleurs, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés d’art et de construction, de transport et de gouvernement, d’industrie, de médecine. — et nos armes, quitte à ◀les▶ tourner contre nous. Que sont en fin de compte ◀les▶ deux empires qui prétendent partager notre monde ? ◀L’▶Amérique, ◀la▶ Russie moderne, sont des produits de notre culture, de Calvin et de Marx, et de notre industrie qui est née de nos savants et de nos philosophes. De tout cela, Messieurs, vous êtes ◀les▶ Députés. On attend de vous ◀l’▶invention qui sauve ◀la▶ paix du monde, et qui maintienne ◀l’▶Europe dans une fonction qu’aucun Empire nouveau n’ose lui disputer sérieusement.
Je viens d’entendre à ◀la▶ radio ◀le▶ Don Juan de Mozart retransmis de Salzbourg. Voilà ce que ◀l’▶Europe a su faire. Toute ◀la▶ musique est née du contrepoint de ◀l’▶Europe. Vous êtes, Messieurs, ◀les▶ députés de Mozart, de ◀l’▶opéra, des symphonies et des Passions ; ◀les▶ députés de Goethe et de ◀la▶ littérature ; de Descartes et des philosophes ; d’Einstein et des savants ; de Rembrandt et des peintres ; ◀les▶ députés aussi des auteurs anonymes de ◀la▶ Magna Charta et du Pacte du Grütli, de ◀l’▶esprit des communes, des états généraux, et du Serment du Jeu de Paume…
Ce grand passé, Messieurs, vous charge de ◀l’▶avenir. Par l’un, vous êtes à l’autre députés.
Me voici partagé entre ◀l’▶envie de rire de vos craintes dérisoires, de vos alinéas, et ◀le▶ sentiment très vif de mon néant devant ◀l’▶ampleur de ◀la▶ mission qui vous anime, ou qui peut-être vous écrase.
En vérité, je ne sais comment j’ose vous parler, si ce n’est par angoisse et en dernier recours, soulevé par ◀la▶ passion de tous ◀les▶ hommes, et pas seulement ceux de notre continent, pour qui ◀le▶ nom d’Europe a représenté ◀la▶ beauté dans ◀la▶ vie, ◀l’▶intelligence, ◀les▶ secrets d’un bonheur conquis sur ◀le▶ destin, et malgré tant de crimes, ◀l’▶honneur de ◀l’▶être humain.
Mais cette beauté, ce bonheur, cet honneur, et cette conscience inquiète aussi, et ce grand risque de ◀la▶ liberté, tout cela qui vous délègue en ce lieu décisif, dans ◀l’▶histoire concrète de ce temps, tout cela peut disparaître à tout jamais si vous manquez à une mission précise, celle de fédérer nos faiblesses pour en faire ◀la▶ force du siècle.
Messieurs ◀les▶ députés européens, saurez-vous mériter votre nom ? On attend de vous ◀la▶ grandeur. ◀Les▶ chances de ◀l’▶Europe, aujourd’hui, sont confondues avec ◀les▶ chances de ◀l’▶homme. Personne n’est assez grand pour répondre au défi d’un tel destin. Groupez-vous. Dites au moins votre but ! Nous sommes plusieurs millions qui n’attendons qu’un signe.