(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Un été orageux (9 septembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Un été orageux (9 septembre 1950)

Chers auditeurs,

Je reviens vous parler après un été orageux. Le titre de ma chronique n’a pas changé : il est resté « Demain : l’Europe ! », ce qui revient à dire évidemment, que cette Europe n’est pas encore faite aujourd’hui, n’a pas été formée et fédérée pendant l’été, exige encore, pour devenir demain réalité, beaucoup d’efforts, beaucoup de sacrifices, et de bonnes volontés, et de volonté tout court. Mais avant de vous informer de ce qui s’est fait, ou ne s’est pas fait, pour nous unir, depuis deux mois ; avant d’en revenir à des problèmes précis, je voudrais vous parler de l’été qui s’écoule.

Ce fat un été chaud, sur toute la terre. De jour en jour, les prévisions du temps annonçaient des orages locaux. Elles se trompaient rarement. Il y eut même, au début de juillet, un certain orage local, à l’extrême pointe de l’Asie, en Corée, qui fit craindre à beaucoup que le Ciel ne se fatigue de localiser les dégâts. Ce fut un été mouvementé, dominé par une vague angoisse, trop vague encore, souvent, mais qui n’a pas manqué de faire prendre, à certains d’entre nous, une conscience plus claire du danger et de la fragilité de notre paix.

Je ne saurais mieux décrire cette atmosphère chargée qu’en évoquant ici quelques souvenirs que m’ont laissés mes déplacements dans les pays voisins de la Suisse.

Aux derniers jours du mois de juin, je me suis envolé vers Berlin, par-dessus la zone soviétique. L’affaire de Corée venait d’éclater. Le congrès auquel j’allais prendre part se tenait dans les ruines de Berlin, à 600 mètres de la limite du secteur russe. Personne ne savait, à ce moment-là, si le conflit coréen n’allait pas se généraliser. Nous étions en tout cas aux premières loges, là où l’on sent que les choses peuvent devenir sérieuses d’une heure à l’autre. Et pendant plusieurs jours, nous avons entendu des hommes comme le grand romancier italien Silone, ou comme Arthur Koestler, ou comme David Rousset, proclamer les droits de la pensée libre, et le refus du système concentrationnaire, celui qui commençait à l’autre bout de la rue. Lors de la dernière séance publique du congrès, le bourgmestre de Berlin, qui présidait, se leva soudain pour lire une dépêche qu’on venait de lui donner. D’une voix grave, il annonça que les Russes, à partir de minuit, le soir même… allaient couper le courant pour toute la ville. Ce n’était que cela, une longue panne d’électricité, en somme. Mais si beaucoup avaient eu chaud, pendant que le bourgmestre commençait très lentement sa phrase, ce n’était pas seulement parce qu’il faisait 35 degrés à l’ombre ce jour-là. Deux semaines plus tard, j’étais à Beaune, capitale des vins de Bourgogne, où s’étaient réunis pour le 14 juillet les fédéralistes français. Là, dans ce riche pays de vignobles touffus, sous les voûtes séculaires et patinées de l’hospice et du palais des Ducs, on se sentait bien à l’abri dans un passé dense et profond, comme l’histoire même de la France, bien loin du siècle, de ses grandes villes en ruines, du rideau de fer et des camps. Pourtant, une voix s’éleva, dès le premier jour, comme un rappel à la réalité : c’était la voix de mon ami Gheorghiu, l’auteur de la Vingt-Cinquième Heure. Il évoquait le sort des nations de l’Est européen, qui viennent de perdre, sous nos yeux, cette liberté que l’on fêtait autour de nous, et que nous risquions de perdre à notre tour, demain peut-être… Quand il eut terminé, je vous l’assure, notre congrès ne pensait plus guère à s’amuser.

Je passai tôt après quelques jours sur une plage de la Méditerranée, royaume solaire de l’insouciance et de l’oubli des petits et grands soucis. Mais de quoi parlait-on, près de moi, dans un groupe animé de gens très riches ? On discutait le prix d’un bateau qu’on tiendrait toujours prêt pour fuir l’Europe et gagner l’Algérie en cas de guerre prochaine. L’ombre de la Corée s’étendait jusqu’ici.

Voilà pourquoi, lorsqu’on m’a demandé de prononcer le discours du 1er août à Neuchâtel, j’ai tenté de résumer mes impressions récentes en tenant à peu près ce langage :

Nous sommes tranquilles ici dans un pays prospère. Mais ce pays est au cœur d’une Europe qui se sent, tout d’un coup, cet été, sans défense. Et notre sort, au bout du compte, sera celui du continent. L’Europe aussi, comme la Corée, est une presqu’île de l’Asie… Elle aussi peut être envahie. Vous pensez que la Corée, c’est bien loin. Mais la Corée touche la Russie. Et les Russes, ne l’oubliez pas, sont à une heure et demie d’avion de notre pays. Les Américains à 16 heures. Le jour n’est-il pas venu pour nous tous d’obéir à l’exemple des petits cantons suisses, lesquels, considérant la malice des temps, jurèrent de se prêter secours mutuel et de faire cause commune contre quiconque chercherait à les molester ? Le moment n’est-il pas venu de nous unir au-dessus de nos partis, de nos vieilles querelles et de nos vieilles frontières, et de fédérer nos faiblesses pour en faire la force du siècle, la seule garantie de la paix, et de la liberté qui vaut mieux que la paix ?

L’orage, une fois de plus, s’était mis de la partie. La pluie tombait. Des milliers d’auditeurs ouvrirent leur parapluie et restèrent là. S’ils n’avaient pas approuvé mes paroles, je suppose qu’ils seraient partis…

À quelques jours de là, sous les auspices d’un ciel non moins chargé de nuées menaçantes, s’ouvrait à Strasbourg la deuxième session de l’Assemblée consultative européenne. Et Churchill demandait la création immédiate d’une armée de l’Europe.

De mes souvenirs tout récents de Strasbourg, je compte vous entretenir plus en détail au cours de mes prochaines chroniques. Car beaucoup de choses dépendent, pour notre avenir à tous, de ce qui s’est fait, ou ne s’est pas fait là.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain !