Demain l’Europe ! — Un été orageux (9 septembre 1950)
Chers auditeurs,
Je reviens vous parler après un été orageux. Le titre de▶ ma chronique n’a pas changé : il est resté « Demain : l’Europe ! », ce qui revient à dire évidemment, que cette Europe n’est pas encore faite aujourd’hui, n’a pas été formée et fédérée pendant l’été, exige encore, pour devenir demain réalité, beaucoup ◀d’▶efforts, beaucoup de sacrifices, et ◀de▶ bonnes volontés, et ◀de▶ volonté tout court. Mais avant de vous informer ◀de▶ ce qui s’est fait, ou ne s’est pas fait, pour nous unir, depuis deux mois ; avant ◀d’▶en revenir à des problèmes précis, je voudrais vous parler ◀de▶ l’été qui s’écoule.
Ce fat un été chaud, sur toute la terre. ◀De▶ jour en jour, les prévisions du temps annonçaient des orages locaux. Elles se trompaient rarement. Il y eut même, au début ◀de▶ juillet, un certain orage local, à l’extrême pointe ◀de▶ l’Asie, en Corée, qui fit craindre à beaucoup que le Ciel ne se fatigue ◀de▶ localiser les dégâts. Ce fut un été mouvementé, dominé par une vague angoisse, trop vague encore, souvent, mais qui n’a pas manqué ◀de▶ faire prendre, à certains d’entre nous, une conscience plus claire du danger et ◀de▶ la fragilité ◀de▶ notre paix.
Je ne saurais mieux décrire cette atmosphère chargée qu’en évoquant ici quelques souvenirs que m’ont laissés mes déplacements dans les pays voisins ◀de▶ la Suisse.
Aux derniers jours du mois ◀de▶ juin, je me suis envolé vers Berlin, par-dessus la zone soviétique. L’affaire ◀de▶ Corée venait ◀d’▶éclater. Le congrès auquel j’allais prendre part se tenait dans les ruines ◀de▶ Berlin, à 600 mètres ◀de▶ la limite du secteur russe. Personne ne savait, à ce moment-là, si le conflit coréen n’allait pas se généraliser. Nous étions en tout cas aux premières loges, là où l’on sent que les choses peuvent devenir sérieuses ◀d’▶une heure à l’autre. Et pendant plusieurs jours, nous avons entendu des hommes comme le grand romancier italien Silone, ou comme Arthur Koestler, ou comme David Rousset, proclamer les droits ◀de▶ la pensée libre, et le refus du système concentrationnaire, celui qui commençait à l’autre bout de la rue. Lors de la dernière séance publique du congrès, le bourgmestre ◀de▶ Berlin, qui présidait, se leva soudain pour lire une dépêche qu’on venait de lui donner. ◀D’▶une voix grave, il annonça que les Russes, à partir de minuit, le soir même… allaient couper le courant pour toute la ville. Ce n’était que cela, une longue panne ◀d’▶électricité, en somme. Mais si beaucoup avaient eu chaud, pendant que le bourgmestre commençait très lentement sa phrase, ce n’était pas seulement parce qu’il faisait 35 degrés à l’ombre ce jour-là. Deux semaines plus tard, j’étais à Beaune, capitale des vins ◀de▶ Bourgogne, où s’étaient réunis pour le 14 juillet les fédéralistes français. Là, dans ce riche pays ◀de▶ vignobles touffus, sous les voûtes séculaires et patinées ◀de▶ l’hospice et du palais des Ducs, on se sentait bien à l’abri dans un passé dense et profond, comme l’histoire même ◀de▶ la France, bien loin du siècle, ◀de▶ ses grandes villes en ruines, du rideau ◀de▶ fer et des camps. Pourtant, une voix s’éleva, dès le premier jour, comme un rappel à la réalité : c’était la voix ◀de▶ mon ami Gheorghiu, l’auteur ◀de▶ la Vingt-Cinquième Heure. Il évoquait le sort des nations ◀de▶ l’Est européen, qui viennent de perdre, sous nos yeux, cette liberté que l’on fêtait autour de nous, et que nous risquions ◀de▶ perdre à notre tour, demain peut-être… Quand il eut terminé, je vous l’assure, notre congrès ne pensait plus guère à s’amuser.
Je passai tôt après quelques jours sur une plage ◀de▶ la Méditerranée, royaume solaire ◀de▶ l’insouciance et ◀de▶ l’oubli des petits et grands soucis. Mais ◀de▶ quoi parlait-on, près de moi, dans un groupe animé ◀de▶ gens très riches ? On discutait le prix ◀d’▶un bateau qu’on tiendrait toujours prêt pour fuir l’Europe et gagner l’Algérie en cas ◀de▶ guerre prochaine. L’ombre ◀de▶ la Corée s’étendait jusqu’ici.
Voilà pourquoi, lorsqu’on m’a demandé ◀de▶ prononcer le discours du 1er août à Neuchâtel, j’ai tenté ◀de▶ résumer mes impressions récentes en tenant à peu près ce langage :
Nous sommes tranquilles ici dans un pays prospère. Mais ce pays est au cœur ◀d’▶une Europe qui se sent, tout ◀d’▶un coup, cet été, sans défense. Et notre sort, au bout du compte, sera celui du continent. L’Europe aussi, comme la Corée, est une presqu’île ◀de▶ l’Asie… Elle aussi peut être envahie. Vous pensez que la Corée, c’est bien loin. Mais la Corée touche la Russie. Et les Russes, ne l’oubliez pas, sont à une heure et demie ◀d’▶avion ◀de▶ notre pays. Les Américains à 16 heures. Le jour n’est-il pas venu pour nous tous ◀d’▶obéir à l’exemple des petits cantons suisses, lesquels, considérant la malice des temps, jurèrent ◀de▶ se prêter secours mutuel et ◀de▶ faire cause commune contre quiconque chercherait à les molester ? Le moment n’est-il pas venu de nous unir au-dessus ◀de▶ nos partis, ◀de▶ nos vieilles querelles et ◀de▶ nos vieilles frontières, et ◀de▶ fédérer nos faiblesses pour en faire la force du siècle, la seule garantie ◀de▶ la paix, et ◀de▶ la liberté qui vaut mieux que la paix ?
L’orage, une fois de plus, s’était mis ◀de▶ la partie. La pluie tombait. Des milliers ◀d’▶auditeurs ouvrirent leur parapluie et restèrent là. S’ils n’avaient pas approuvé mes paroles, je suppose qu’ils seraient partis…
À quelques jours ◀de▶ là, sous les auspices ◀d’▶un ciel non moins chargé ◀de▶ nuées menaçantes, s’ouvrait à Strasbourg la deuxième session ◀de▶ l’Assemblée consultative européenne. Et Churchill demandait la création immédiate ◀d’▶une armée ◀de▶ l’Europe.
◀De▶ mes souvenirs tout récents ◀de▶ Strasbourg, je compte vous entretenir plus en détail au cours de mes prochaines chroniques. Car beaucoup de choses dépendent, pour notre avenir à tous, ◀de ce qui s’est fait, ou ne s’est pas fait là.
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain !