Messieurs, on vous attend encore au pied du mur ! (4 octobre 1950)p q
Ceux qui disent que « l’▶Europe sera socialiste ou ne sera pas » savent très bien qu’à ce prix elle ne sera pas. Voilà ◀l’▶ennemi, et non point Vychinski. Et cela vaut pour tous ceux qui pourraient déclarer que ◀l’▶Europe sera toute catholique, ou protestante, ou française, ou allemande, ou de gauche, ou de droite — ou ne sera pas.
Vous êtes là pour qu’elle soit, pour qu’elle dure, dans ses diversités de tous ◀les▶ ordres, que ◀l’▶on ne peut préserver que par ◀l’▶union et que ◀l’▶unification tuerait. Mais sans sacrifices d’amour-propre, sans replis stratégiques d’intérêts légitimes, sans compromis, elle ne sera pas. C’est clair.
Vous ignorez ◀l’▶opinion vraie
Seuls ceux qui veulent passionnément ◀le▶ but se résoudront aux compromis vitaux. Quant à ceux qui n’ont point cette passion de ◀l’▶Europe, ceux dont ◀le▶ regard s’attarde aux obstacles à ◀l’▶union, perdant de vue sa nécessité, il nous reste à leur faire comprendre que ◀le▶ pire obstacle, c’est eux-mêmes.
Ils nous disent : « Je veux bien, je ne suis pas contre, mais voyez ces difficultés ! ◀L’▶Opinion, par exemple, n’est pas mûre, et chacun sait qu’on ne peut rien faire sans elle ». C’est qu’ils se prennent pour ◀l’▶opinion, qu’ils ont négligé d’écouter. Tous ◀les▶ sondages précis réfutent leurs craintes, démasquent leurs arrière-pensées, dénoncent leur parti pris de scepticisme. ◀Les▶ deux tiers des Européens se déclarent pour ◀l’▶union, lorsqu’on ◀les▶ interroge. Il n’en fallut pas plus pour fédérer ◀la▶ Suisse. Mais ◀l’▶opinion veut qu’on ◀l’▶entraîne. « On suit ceux qui marchent », dit Péguy. Elle ne vous suivra pas si vous êtes daltoniens, et ◀les▶ sceptiques, alors, pourront bien dire : j’avais raison, voyez ◀l’▶obstacle ! Ils ◀l’▶auront eux-mêmes suscité. ◀L’▶œil du sceptique crée ◀les▶ obstacles insurmontables.
Il y a deux sortes d’opinions : celle que ◀l’▶on invoque, et ◀la▶ vraie. L’une qui sert d’alibi aux démagogues, et l’autre qui ◀les▶ laisse tomber ; l’une qui fait des discours, l’autre qui vote. La première est exactement ce que ◀la▶ presse et ◀la▶ radio déclarent qu’elle est. Presse et radio voudraient que Dewey soit élu : on dit alors qu’il a pour lui toute ◀l’▶opinion. Truman élu, ◀l’▶opinion c’est Truman. Elle ◀l’▶était avant cela, bien sûr, mais elle n’a pu parler que dans ◀le▶ secret des urnes.
◀L’▶opinion d’aujourd’hui, je ◀la▶ sens, c’est ◀l’▶Europe. Mais elle ne bougera pas, si vous ne faites presque rien. Elle laissera parler ◀les▶ sceptiques parler « au nom des masses » dans ◀l’▶indifférence générale. Elle laissera ◀le▶ Conseil de l’Europe murmurer pudiquement, chaque année, qu’il reste désireux d’envisager ◀l’▶étude de quelques mesures préalables tendant à renforcer ◀le▶ sentiment d’une Solidarité qui ne saurait nuire à « ◀l’▶achèvement d’une union plus intime entre ses membres ». ◀Les▶ manchettes des journaux parleront d’un « pas important vers ◀l’▶union ». Et ◀les▶ Anglais jugeront qu’ils ne peuvent s’associer à ces engagements téméraires avant d’avoir pris ◀le▶ temps d’étudier leur contenu et de s’être assurés qu’en tous ◀les▶ cas cela ne peut ◀les▶ conduire absolument à rien.
Soyons francs : ◀le▶ Conseil de l’Europe, solidement retranché dans ◀le▶ domaine des principes, a fait jusqu’ici pratiquement plus de mal que de bien à notre cause à tous. On me dira que si ◀l’▶on se contente d’affirmer des principes sans ◀les▶ mettre en pratique, cela ne fait de mal à personne. Mais cela en fait aux principes. Or une Europe qui se moque des principes vaut beaucoup moins qu’une Amérique qui ◀les▶ professe, et ne vaut rien en face des Russes qui ◀les▶ assènent.
Il faut des actes, dit-on. ◀La▶ phrase est vague. ◀Les▶ actes sont parfois plus vains que ◀les▶ paroles. Lancer un timbre européen, ce serait un acte enfin, quelque chose de concret. Et je me garde de sous-estimer ◀la▶ puissance des philatélistes. Mais si Strasbourg accouche d’un timbre-poste, nous serons un peu déçus, et Staline très content.
Voici ◀l’▶acte que je vous propose, au nom de ◀l’▶opinion qui ne parle pas encore.
Messieurs ◀les▶ députés, vous ◀le▶ savez bien, vous n’êtes pas de vrais députés, car ◀les▶ vrais sont élus, et vous êtes simplement délégués pour consultation. Décidez de vous faire élire. Un raisonnement très simple appuie cette suggestion.
On ne fera pas ◀l’▶Europe sans informer ses peuples, et du danger qu’ils courent, et de ◀la▶ parade puissante que pourrait constituer notre fédération. On n’informera pas ◀les▶ peuples sans une propagande massive. Personne n’a ◀les▶ moyens de ◀la▶ financer. ◀La▶ seule solution concevable, c’est une campagne électorale organisée par ◀les▶ États, en vue de nommer leurs députés au premier Parlement de ◀l’▶Europe. ◀Les▶ partis présenteront ◀les▶ candidats. Et ◀les▶ mouvements fédéralistes aussi. Et ◀les▶ groupes d’intérêts professionnels, syndicats patronaux et ouvriers. Il en résultera dans nos provinces une campagne d’agitation, d’émulation, de polémique européenne, que nulle autre méthode ne saurait provoquer.
Si vous me dites…
◀La▶ condition à la fois nécessaire et suffisante d’une telle campagne, c’est de faire sentir aux peuples qu’elle comporte un enjeu, et que leur sort peut changer, matériellement aussi, selon ◀l’▶issue des élections. En d’autres termes, il faut que ◀le▶ Parlement issu des élections ait quelque chose à faire. Qu’un but concret soit assigné à ses travaux. Je n’en vois pour ma part qu’un seul : discuter et voter un projet bien précis de Constitution fédérale de ◀l’▶Europe.
Si vous acceptez cela, vous aurez avec vous ◀l’▶opinion vraie dans sa majorité, ◀les▶ militants de ◀l’▶Europe, ◀la▶ logique de ◀l’▶Histoire, ◀le▶ réveil de notre espérance. Si vous n’acceptez pas, vous ne trouverez derrière vous que ◀le▶ vide et ◀l’▶indifférence ; et devant vous, ◀le▶ rire des hommes d’acier.
Si vous me dites que c’est prématuré, je vous supplierai de déclarer clairement à quel moment, et sous quelles conditions, cela cessera d’être prématuré.
Si vous me dites que c’est très joli, mais qu’il faut qu’on vous laisse du temps, je vous proposerai de ◀l’▶obtenir de Staline. Car en Europe il y en a peu.
Si vous me dites enfin que c’est plus difficile que je n’ai l’air de ◀le▶ penser dans ma candeur naïve, je vous demanderai si quelque chose au monde est plus difficile à concevoir que ◀le▶ maintien du statu quo, que ◀la▶ vie, ◀la▶ durée de notre Europe divisée, devant toutes ◀les▶ menaces que vous savez : un régime social déficient, ◀le▶ chômage étendu, ◀la▶ ruine à bref délai, ◀les▶ trois-cents divisions de ◀l’▶armée rouge.
D’une part, on peut penser qu’au point où nous en sommes, il n’y a presque plus rien à perdre. Que risquez-vous à tenter ◀l’▶impossible ? D’autre part, il est sûr qu’il y aurait tout à perdre, même ◀l’▶espoir, à ne point risquer la dernière chance européenne. Voilà ◀le▶ pari. Vous êtes acculés à ◀l’▶audace. Donnez-nous ◀la▶ Constitution !
Messieurs ◀les▶ députés, faut-il vous dire encore que je ne suis rien qu’une voix presque désespérée, et sans autre pouvoir que de vous adjurer de la part des millions qui se taisent mais qui ont peur ? Pardonnez mes violences et mes impertinences : comprenez ◀l’▶anxiété qui ◀les▶ dicte. Je ne vous écrirais pas si je ne savais très bien qu’une partie d’entre vous m’approuve et qu’une autre ne dit pas non. Dans un mouvement de passion, je m’écriais l’autre jour : si vous ne voulez rien faire, allez-vous-en ! Mais beaucoup d’entre vous veulent agir et je ◀les▶ supplie maintenant, au nom de ◀l’▶Europe, de rester au contraire, de ne point se séparer avant d’avoir dressé, pour notre espoir, un signe !
Des raisons de vivre !
Vous n’êtes pas encore ◀l’▶espoir des peuples libres, ni des peuples muets de ◀l’▶Est européen. Mais vous pouvez ◀le▶ devenir et sonner ◀le▶ ralliement. Tout tient à cela, tout tient à votre sage audace. Car si ◀l’▶Europe unie n’est pas un grand espoir renaissant dans ◀le▶ cœur des masses, aucune armée du monde ne pourra ◀la▶ défendre. Personne ne veut mourir, que pour des raisons de vivre. Mozart n’en est plus une pour ◀les▶ chômeurs. Et ce n’est pas une secte politique, une doctrine partisane ou une autre, qui résoudra ◀le▶ problème du chômage, mais ◀l’▶union de nos sacrifices. Qui peut nous ◀l’▶imposer ? Qui peut faire reculer ◀les▶ intérêts puissants et parfois légitimes qui se révèlent contraires au salut de ◀l’▶ensemble ? Je veux avoir parlé pour ne rien dire, si quelqu’un nous propose une autre solution que ◀l’▶Autorité fédérale, souveraine au-dessus des États.
Messieurs ◀les▶ députés européens, je vous salue d’un vœu qui voudrait résumer celui de tous nos peuples aux écoutes de ◀l’▶avenir, un vœu mêlé d’angoisse et d’espérance : méritez votre nom, faites-vous élire et fédérez ◀l’▶Europe pendant qu’il en est temps.
Ferney, 30 juillet-6 août 1950.