Demain l’▶Europe ! — ◀L’▶opinion et ◀l’▶Europe (16 octobre 1950)
Chers auditeurs,
Dans tous nos pays libres, ◀les▶ gens au pouvoir sont inquiets, ◀le▶ soir ◀d’▶une élection : obtiendront-ils au moins 51 % des voix ? Dans ◀les▶ pays totalitaires, ◀le▶ seul souci réel, c’est ◀de▶ ne pas dépasser 100 %, par suite ◀d’▶un excès ◀de▶ zèle des fonctionnaires locaux. C’était hier ◀le▶ problème ◀d’▶Hitler. C’est aujourd’hui celui ◀de▶ ses successeurs. N’insistons pas. Ce que je veux souligner ici, c’est que, dans l’un et l’autre cas, on se sent obligé ◀de▶ rendre hommage à ◀l’▶opinion publique, soit qu’on respecte ses libres décisions, soit qu’on ◀les▶ obtienne par ◀la▶ force, ◀la▶ terreur, et ◀la▶ ruse combinées.
Mais si, dans nos pays démocratiques, on respectait réellement ◀l’▶opinion, il en résulterait des conséquences bizarres. Et en particulier celle-ci : c’est que ◀la▶ fédération européenne devrait être faite dès demain. Car, en effet, ◀le▶ résultat ◀d’▶une consultation ◀de▶ ◀l’▶opinion dans 12 pays européens vient de révéler que ◀la▶ grande majorité des citoyens ◀de▶ toutes tendances, dans ces pays, se déclare en faveur de ◀la▶ fédération. Voici ◀les▶ faits, et voici quelques chiffres, qui sans nul doute vous surprendront.
◀L’▶Institut ◀de▶ recherche ◀de▶ ◀l’▶opinion publique Éric Stern, à Paris, a posé des questions générales, et des questions précises. À ◀la▶ question générale : « Êtes-vous en faveur de ◀l’▶idée ◀d’▶une union ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale ? », 53 % des consultés ont répondu oui, 8 % non, ◀le▶ reste n’avait pas ◀d’▶opinion arrêtée sur ◀le▶ sujet.
Mais ce n’était là qu’une première approche. Il était beaucoup plus intéressant ◀de▶ savoir si ◀l’▶opinion publique était en faveur d’une suppression des frontières, permettant à la fois ◀la▶ liberté du commerce et ◀la▶ liberté ◀de▶ déplacement des travailleurs. Là-dessus, 71 % des consultés ont dit qu’ils étaient pour, 9 % seulement se sont déclarés contre, 20 % sont restés indécis.
Cependant, s’il est bien facile ◀de▶ se déclarer pour ◀la▶ liberté en général et contre ◀les▶ barrières douanières, il est moins facile ◀d’▶accepter ◀les▶ petits sacrifices matériels que ces mesures peuvent entraîner. Il a suffi ◀de▶ signaler aux consultés que ◀la▶ liberté du commerce et du travail causerait peut-être ◀la▶ ruine ◀de▶ certaines entreprises, pour que ◀la▶ majorité ◀de▶ 71 % en faveur de ◀la▶ suppression des barrières ◀de▶ douanes tombe à 43 %.
Mais au total, et après que toutes ◀les▶ questions précises aient été envisagées et discutées, une majorité très nette s’est reformée, en faveur de ◀l’▶union immédiate ◀de▶ nos pays. 63 % pensent que ◀l’▶union serait bonne pour eux personnellement ; 65 % qu’elle serait bonne pour leur pays ; et 70 % qu’elle serait bonne pour ◀la▶ paix du monde.
Dans ces conditions, on se demande ce que nos divers gouvernements attendent encore, pour prouver qu’ils sont vraiment démocratiques, c’est-à-dire pour montrer qu’ils respectent ◀l’▶opinion ◀de▶ ◀la▶ majorité, et que, par conséquent, ils acceptent ◀de▶ s’unir. Vous avez sans doute remarqué que ◀les▶ hommes politiques aiment parfois se réfugier derrière cet argument qui leur sert ◀d’▶alibi : nous voulons bien, disent-ils, mais ◀l’▶opinion ne nous suivrait pas. Or c’est exactement ◀le▶ contraire qui est vrai. ◀La▶ preuve en est administrée par ◀l’▶enquête que je vous résume. Ce qui est ◀le▶ plus frappant, dans cette enquête, ce sont ◀les▶ résultats qu’elle a donnés en Angleterre — et dans notre pays. Au départ, ressemblance curieuse : nous trouvons ◀les▶ mêmes chiffres dans ◀les▶ deux pays : 51 % sont pour ◀l’▶union, 9 % contre, 40 % indécis. Mais quand on explique aux Suisses que ◀l’▶union européenne entraînerait pour eux certains sacrifices, 24 % seulement se déclarent encore prêts à cette union, c’est-à-dire que plus ◀de▶ ◀la▶ moitié ◀de▶ nos compatriotes veulent bien se dire favorables au bien et à ◀l’▶union en général, mais prennent ◀la▶ fuite en masse dès que cela devient sérieux, et qu’il s’agit ◀d’▶y aller ◀de▶ sa poche. Au contraire, dans ◀les▶ mêmes conditions, ◀les▶ Anglais persistent à approuver ◀l’▶union : ◀le▶ déchet n’est que ◀d’▶1 %, dans leur cas, alors qu’il est ◀de▶ 27 % dans ◀le▶ cas des Suisses.
◀D’▶où je me permets ◀de▶ déduire qu’en dépit des proverbes sur ◀la▶ « perfide Albion » et « ◀l’▶honnêteté helvétique », nous méritons plus que d’autres, en Suisse, ◀les▶ reproches ◀d’▶égoïsme et ◀d’▶isolationnisme qu’on adresse volontiers aux Anglais. C’est du moins ce que prouvent ◀les▶ chiffres. Mais ils prouvent aussi autre chose.
Vous savez qu’à Strasbourg, ◀les▶ travaillistes anglais, par ◀la▶ voix ◀de▶ M. Dalton, ont déclaré qu’ils s’opposaient à ◀la▶ fédération européenne, parce qu’elle était contraire au vœu des masses, dont ils sont ◀les▶ représentants. Or cette enquête démontre à ◀l’▶évidence qu’il n’en est rien. ◀Les▶ électeurs conservateurs et ◀les▶ électeurs travaillistes anglais sont curieusement d’accord pour affirmer, en fait, que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe serait bonne : pour eux d’abord en tant qu’individus (55 %), pour leur pays ensuite (71 %) et enfin pour ◀la▶ paix du monde (82 % chez ◀les▶ conservateurs, 81 % chez ◀les▶ travaillistes).
Jamais ◀l’▶on n’avait mieux montré que ◀la▶ politique partisane ne traduit pas ◀les▶ vœux réels des hommes réels. ◀La▶ vérité, c’est qu’une très forte majorité ◀de▶ nos peuples, quel que soit leur parti politique, souhaite et veut ◀l’▶union européenne. Il faut maintenant que cette majorité se fasse entendre.
Si chacun d’entre vous, ce soir, écrivait à son député : « Faites ◀l’▶Europe, ou renoncez à ma voix », ◀les choses changeraient sans doute en quelques semaines.
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.