Demain l’▶Europe ! — ◀La▶ neutralité suisse (I) (30 octobre 1950)
Chers auditeurs,
Si ◀la▶ neutralité européenne est impossible, pour ◀les▶ raisons que j’exposais lundi dernier, ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ neutralité particulière ◀de▶ ◀la▶ Suisse se trouve posée dans une perspective différente. Comment allons-nous justifier, aux yeux de ◀l’▶Europe qui essaye ◀de▶ se fédérer, cette exception, ce privilège que représente notre neutralité, cette raison ◀de▶ nous tenir à ◀l’▶écart, ou ◀de▶ bénéficier ◀d’▶un traitement tout spécial, que nos autorités et nos journaux ne se lassent pas ◀d’▶invoquer — comme si cela allait de soi — chaque fois qu’on nous propose ◀d’▶entrer dans une forme quelconque ◀d’▶union européenne ?
◀Le▶ fait est que nos voisins ◀d’▶Europe comprennent ◀de▶ moins en moins notre abstention. ◀Le▶ fait est que ◀les▶ Américains ne ◀la▶ comprennent absolument pas, et que ◀les▶ Russes n’y croient pas plus qu’ils ne croient à nos libertés, et vraiment, ce n’est pas beaucoup dire.
Il serait donc temps qu’en Suisse au moins, ◀l’▶on essaye ◀de▶ comprendre un peu mieux ◀les▶ raisons véritables ◀de▶ ce statut spécial, qui ne résulte pas ◀d’▶une loi éternelle ◀de▶ ◀la▶ Nature, ni ◀d’▶un commandement ◀de▶ Moïse, ni ◀d’▶un droit divin des Helvètes, bref, — qui n’est pas tombé du ciel et qui ne va pas du tout ◀de▶ soi.
Je suis bien obligé ◀de▶ ◀l’▶avouer publiquement : pour beaucoup de mes compatriotes, ◀la▶ neutralité suisse est devenue un tabou, aussi sacré que ◀l’▶égoïsme. On refuse ◀de▶ ◀la▶ discuter, parce qu’on craint que cette discussion n’aboutisse à des conclusions gênantes et n’oblige à des prises ◀de▶ position. On n’aime pas cela… Ce qu’on veut, c’est ◀la▶ paix chez soi et tant pis pour ◀les▶ voisins. Ce qu’on veut, c’est faire du commerce avec tout le monde, sans se compromettre avec personne, tout en échappant au reproche ◀d’▶égoïsme par des œuvres philanthropiques. Il faut bien ◀le▶ reconnaître, ce repliement intéressé, qui tient parfois ◀de▶ raisonnement ◀de▶ ◀l’▶autruche, et parfois ◀d’▶une sagesse rusée, a parfaitement réussi jusqu’ici, matériellement parlant. Quant aux effets moraux sur notre peuple, ◀de▶ ce tour ◀de▶ force prolongé, ils sont hélas plus discutables. Et si vraiment notre neutralité n’était rien ◀d’▶autre que ce que ◀le▶ Suisse moyen semble croire aujourd’hui, il ne faudrait pas s’étonner qu’elle impatiente de plus en plus ◀le▶ reste du monde. Comment ◀les▶ Suisses, si jalousement ennemis des privilèges dans leur pays, peuvent-ils prétendre avoir en bloc ce privilège exorbitant ? Pour commencer ◀de▶ répondre à cette question, je me contenterai ce soir ◀d’▶un rapide aperçu sur ◀l’▶histoire ◀de▶ notre neutralité, car je soupçonne qu’elle n’est pas bien connue ◀de▶ la plupart de nos contemporains.
Aux origines lointaines ◀de▶ notre État, il y a ◀le▶ Pacte ◀de▶ 1291. Ce pacte fut juré par ◀les▶ représentants des trois communautés des Waldstätten qui étaient en somme des corporations ou coopératives forestières. ◀Le▶ Pacte avait pour but ◀de▶ maintenir ◀les▶ libertés impériales acquises par ces communautés. Et ces privilèges avaient été accordés par ◀l’▶Empereur afin que ◀le▶ passage du Gothard fût gardé libre pour tout ◀le▶ Saint-Empire. Ainsi donc, dès ◀le▶ début, ce premier noyau ◀de▶ ◀la▶ Suisse a reçu un statut spécial dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, au moins autant que pour lui-même.
La première idée ◀d’▶une neutralité négative des Confédérés apparaît vers 1648, lorsque ◀la▶ Suisse se sépare ◀de▶ ◀l’▶Empire par ◀le▶ traité ◀de▶ Westphalie. ◀L’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans a montré que ◀les▶ cantons ne peuvent rester unis que s’ils s’abstiennent ◀de▶ prendre part aux guerres entre rois catholiques et protestants, — puisqu’ils sont eux-mêmes divisés en deux confessions.
Mais ce n’est qu’en 1815 que ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse se voit proclamée, sanctionnée par ◀les▶ puissances et déclarée perpétuelle. En même temps, elle prend un aspect positif. On sait, en effet, que ◀le▶ traité ◀de▶ Vienne dit en tous termes que « ◀la▶ neutralité et ◀l’▶inviolabilité ◀de▶ ◀la▶ Suisse… sont dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ».
En 1914, on retrouve ce même mélange ◀d’▶intérêt propre et ◀d’▶intérêts européens dans notre abstention du conflit. Si ◀la▶ Suisse avait pris parti, à ce moment-là, elle se fût déchirée en deux : une partie tenant pour ◀la▶ France, l’autre pour ◀l’▶Allemagne. Il était évident que notre neutralité dépendait donc, au début ◀de▶ ce siècle, du fameux « équilibre européen ».
Mais déjà, en 1939, ◀la▶ question se posa différemment. ◀L’▶équilibre étant rompu au profit des puissances fascistes, ◀la▶ Suisse ne dut son salut qu’à une chance extraordinaire, aidée par une armée solide et un terrain redoutable aux divisions blindées.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Tout est changé. ◀Les▶ conflits qui menacent ◀d’▶éclater n’opposeront plus ◀les▶ catholiques aux protestants, comme pendant ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans ; ni ◀la▶ France à ◀l’▶Allemagne, ou ◀l’▶Autriche à ◀l’▶Italie, comme en 1914 ; ni même des Européens à d’autres Européens comme ◀de▶ 1939 à 1945. Il n’est donc plus question pour ◀la▶ Suisse ◀d’▶essayer ◀de▶ maintenir sa place centrale et réservée dans ◀le▶ jeu des puissances voisines. Il n’y a plus ◀d’▶équilibre européen. Il y a ◀l’▶Europe entière qui essaye ◀de▶ survivre et ◀de▶ s’unir contre un danger commun. Nous sommes tous dans ◀le▶ même sac, si j’ose dire.
◀La▶ seule question réelle qui se pose désormais, c’est ◀de▶ savoir si ◀la▶ neutralité ◀de▶ notre pays est encore « dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». Apporte-t-elle, ou non, une contribution effective à ◀la▶ défense commune ◀de▶ ◀l’▶Europe ? C’est ◀la question que j’aborderai dans une semaine.
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.