(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La neutralité suisse (I) (30 octobre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La neutralité suisse (I) (30 octobre 1950)

Chers auditeurs,

Si la neutralité européenne est impossible, pour les raisons que j’exposais lundi dernier, la question de la neutralité particulière de la Suisse se trouve posée dans une perspective différente. Comment allons-nous justifier, aux yeux de l’Europe qui essaye de se fédérer, cette exception, ce privilège que représente notre neutralité, cette raison de nous tenir à l’écart, ou de bénéficier d’un traitement tout spécial, que nos autorités et nos journaux ne se lassent pas d’invoquer — comme si cela allait de soi — chaque fois qu’on nous propose d’entrer dans une forme quelconque d’union européenne ?

Le fait est que nos voisins d’Europe comprennent de moins en moins notre abstention. Le fait est que les Américains ne la comprennent absolument pas, et que les Russes n’y croient pas plus qu’ils ne croient à nos libertés, et vraiment, ce n’est pas beaucoup dire.

Il serait donc temps qu’en Suisse au moins, l’on essaye de comprendre un peu mieux les raisons véritables de ce statut spécial, qui ne résulte pas d’une loi éternelle de la Nature, ni d’un commandement de Moïse, ni d’un droit divin des Helvètes, bref, — qui n’est pas tombé du ciel et qui ne va pas du tout de soi.

Je suis bien obligé de l’avouer publiquement : pour beaucoup de mes compatriotes, la neutralité suisse est devenue un tabou, aussi sacré que l’égoïsme. On refuse de la discuter, parce qu’on craint que cette discussion n’aboutisse à des conclusions gênantes et n’oblige à des prises de position. On n’aime pas cela… Ce qu’on veut, c’est la paix chez soi et tant pis pour les voisins. Ce qu’on veut, c’est faire du commerce avec tout le monde, sans se compromettre avec personne, tout en échappant au reproche d’égoïsme par des œuvres philanthropiques. Il faut bien le reconnaître, ce repliement intéressé, qui tient parfois de raisonnement de l’autruche, et parfois d’une sagesse rusée, a parfaitement réussi jusqu’ici, matériellement parlant. Quant aux effets moraux sur notre peuple, de ce tour de force prolongé, ils sont hélas plus discutables. Et si vraiment notre neutralité n’était rien d’autre que ce que le Suisse moyen semble croire aujourd’hui, il ne faudrait pas s’étonner qu’elle impatiente de plus en plus le reste du monde. Comment les Suisses, si jalousement ennemis des privilèges dans leur pays, peuvent-ils prétendre avoir en bloc ce privilège exorbitant ? Pour commencer de répondre à cette question, je me contenterai ce soir d’un rapide aperçu sur l’histoire de notre neutralité, car je soupçonne qu’elle n’est pas bien connue de la plupart de nos contemporains.

Aux origines lointaines de notre État, il y a le Pacte de 1291. Ce pacte fut juré par les représentants des trois communautés des Waldstätten qui étaient en somme des corporations ou coopératives forestières. Le Pacte avait pour but de maintenir les libertés impériales acquises par ces communautés. Et ces privilèges avaient été accordés par l’Empereur afin que le passage du Gothard fût gardé libre pour tout le Saint-Empire. Ainsi donc, dès le début, ce premier noyau de la Suisse a reçu un statut spécial dans l’intérêt de l’Europe entière, au moins autant que pour lui-même.

La première idée d’une neutralité négative des Confédérés apparaît vers 1648, lorsque la Suisse se sépare de l’Empire par le traité de Westphalie. L’expérience de la guerre de Trente Ans a montré que les cantons ne peuvent rester unis que s’ils s’abstiennent de prendre part aux guerres entre rois catholiques et protestants, — puisqu’ils sont eux-mêmes divisés en deux confessions.

Mais ce n’est qu’en 1815 que la neutralité de la Suisse se voit proclamée, sanctionnée par les puissances et déclarée perpétuelle. En même temps, elle prend un aspect positif. On sait, en effet, que le traité de Vienne dit en tous termes que « la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse… sont dans les vrais intérêts de l’Europe entière ».

En 1914, on retrouve ce même mélange d’intérêt propre et d’intérêts européens dans notre abstention du conflit. Si la Suisse avait pris parti, à ce moment-là, elle se fût déchirée en deux : une partie tenant pour la France, l’autre pour l’Allemagne. Il était évident que notre neutralité dépendait donc, au début de ce siècle, du fameux « équilibre européen ».

Mais déjà, en 1939, la question se posa différemment. L’équilibre étant rompu au profit des puissances fascistes, la Suisse ne dut son salut qu’à une chance extraordinaire, aidée par une armée solide et un terrain redoutable aux divisions blindées.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Tout est changé. Les conflits qui menacent d’éclater n’opposeront plus les catholiques aux protestants, comme pendant la guerre de Trente Ans ; ni la France à l’Allemagne, ou l’Autriche à l’Italie, comme en 1914 ; ni même des Européens à d’autres Européens comme de 1939 à 1945. Il n’est donc plus question pour la Suisse d’essayer de maintenir sa place centrale et réservée dans le jeu des puissances voisines. Il n’y a plus d’équilibre européen. Il y a l’Europe entière qui essaye de survivre et de s’unir contre un danger commun. Nous sommes tous dans le même sac, si j’ose dire.

La seule question réelle qui se pose désormais, c’est de savoir si la neutralité de notre pays est encore « dans les vrais intérêts de l’Europe entière ». Apporte-t-elle, ou non, une contribution effective à la défense commune de l’Europe ? C’est la question que j’aborderai dans une semaine.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.