L’▶Europe et sa culture (novembre 1950)g
Ce titre appelle deux séries ◀d’▶objections, ◀les▶ unes portant sur ◀le▶ mot Europe, ◀les▶ autres sur ◀le▶ mot culture ; et ce n’est pas tout : ◀les▶ mots « et sa », qui ◀les▶ unissent, ne vont pas de soi, dira-t-on…
Certes, on peut ergoter à ◀l’▶infini sur ◀les▶ termes ◀d’▶Europe et ◀de▶ culture. Où commencent, où finissent ces deux réalités ? À la fois dans ◀l’▶espace et dans ◀le▶ temps, elles sont mouvantes et complexes. (Ce qui peut signifier d’ailleurs qu’elles sont vivantes.) Elles apparaissent en partie problématiques, en partie définies par des caractères permanents. Elles apparaissent, surtout, liées ◀de▶ telle manière que ◀l’▶on ne peut définir l’une sans supposer ◀l’▶existence ◀de▶ l’autre.
Le premier caractère permanent ◀de▶ ◀l’▶Europe est ◀de▶ nature géographique : ◀l’▶Europe est une presqu’île ◀de▶ ◀l’▶Asie. Second caractère permanent : elle est nettement divisée en compartiments par des chaînes ◀de▶ montagnes et des fleuves, nettement délimitée ◀de▶ trois côtés par ◀les▶ mers et par ◀l’▶Océan. Elle rappelle une Grèce agrandie. Mais voici ◀le▶ caractère problématique ◀de▶ cette presqu’île : de même que ◀la▶ Grèce n’a pas ◀de▶ frontière bien marquée vers ◀le▶ nord, ◀l’▶Europe s’ouvre vers ◀l’▶est par des plaines indéfinies. Ce n’est pas un fait géographique qui marque ses limites vers ◀l’▶Asie, mais seulement un fait historique, un rapport ◀de▶ forces humaines. ◀La▶ frontière ◀de▶ ◀l’▶Est sera donc toujours mouvante. Et c’est dans ◀l’▶affrontement perpétuel avec ◀l’▶Asie, dans ◀l’▶effort pour s’en distinguer, pour résister à ◀la▶ réabsorption dans ◀la▶ grande mère, que ◀la▶ petite Europe, au cours des siècles, a pris conscience ◀d’▶elle-même et ◀de▶ son unité. Marathon, Salamine, ◀la▶ défense du limes romain, ◀les▶ champs Catalauniques, ◀les▶ croisades, Nicopolis, Lépante… Noms prestigieux ! Aujourd’hui, ◀la▶ guerre froide, ◀le▶ rideau ◀de▶ fer. Relevons que ◀les▶ poussées ◀de▶ ◀l’▶Asie par ◀l’▶est ont été suivies généralement ◀de▶ périodes sombres, ◀d’▶épuisement ou ◀de▶ destruction, tandis que ◀les▶ poussées venues du Proche-Orient par ◀la▶ Méditerranée, ◀l’▶Italie ou ◀l’▶Afrique ont été assimilées et ont fécondé nos civilisations.
Au fait géographique ◀de▶ ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶Europe en compartiments relativement isolés, il faut rattacher ◀les▶ diversités nationales, dont nous avons tiré si grand parti avant que ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀l’▶étatisme ne ◀les▶ sclérose et ne ◀les▶ rende névrotiques ou même criminelles. Enfin, au fait géographique du découpage des côtes par plusieurs mers, il faut rattacher ◀les▶ approches différentes du monde par ◀les▶ Espagnols et Portugais, ◀les▶ Scandinaves, ◀les▶ Anglais, ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Français, et ◀les▶ diverses formes qu’a revêtues ◀l’▶impérialisme européen au cours des âges.
◀La▶ part des déterminations physiques ainsi marquée, nous nous trouvons devant une question nue et simple, sur laquelle notre génération doit concentrer sa réflexion vitale. C’est un fait que ◀la▶ péninsule Europe ne représente qu’à peine 5 % des terres ◀de▶ ◀la▶ planète. ◀D’▶où vient alors qu’elle ait dominé ◀le▶ monde entier pendant des siècles ?
À ◀l’▶origine ◀de▶ toute espèce ◀de▶ dynamisme, il y a une tension. À ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ puissance européenne, cas tout à fait exceptionnel ◀de▶ dynamisme collectif, quelles tensions également exceptionnelles pouvons-nous distinguer ?
Il serait superflu ◀de▶ chercher ici autre chose que ce que tout le monde sait : ◀la▶ tension fondamentale du monde occidental est, à ◀l’▶origine, ternaire et non pas bipolaire, de même que ◀la▶ théologie ◀de▶ ◀l’▶Occident n’est pas dualiste, mais trinitaire. Et ◀de▶ fait, ◀l’▶Europe n’a pas pris naissance dans ◀le▶ conflit entre ◀l’▶Est et ◀l’▶Ouest, conflit qui lui a seulement donné conscience ◀d’▶elle-même une fois qu’elle existait déjà, mais bien dans ◀le▶ complexe ◀de▶ tensions entrecroisées dont ◀les▶ trois pôles peuvent être appelés symboliquement Athènes, Rome et Jérusalem.
Athènes, c’est ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀de▶ ◀l’▶homme distingué du troupeau, et prenant mesure ◀de▶ lui-même par une rupture libératrice, mais aussi profanatrice, avec ◀le▶ sacré.
Rome, c’est ◀la▶ création du citoyen, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶individu réintégré dans une collectivité ◀d’▶un nouveau genre, ◀la▶ civitas fondée non plus sur ◀le▶ sacré, mais sur ◀la▶ loi et ◀le▶ contrat.
Jérusalem enfin, c’est ◀la▶ révélation ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ vocation transcendante et inconditionnelle qui vient donner à chaque humain, indépendamment ◀de▶ toute qualité individuelle, ◀de▶ toute classification légale dans ◀la▶ cité, donc ◀de▶ tout rapport ◀de▶ forces, une valeur absolue, non mesurable.
À partir de ces trois pôles, il est possible ◀d’▶interpréter ◀les▶ principales structures dynamiques ◀de▶ ◀l’▶Occident, ◀les▶ conflits fondamentaux qui ◀les▶ sous-tendent et ◀les▶ grandes doctrines ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ société qui se sont dégagées peu à peu ◀de▶ ce complexe, ◀d’▶une manière comparable à celle dont ◀les▶ grandes hérésies se sont définies à partir de ◀la▶ doctrine trinitaire. Après vingt siècles ◀de▶ combinaisons et ◀d’▶analyse, Athènes, Rome, et Jérusalem, cela s’appelle aujourd’hui ◀l’▶individualisme, ◀le▶ collectivisme et ◀le▶ personnalisme.
◀La▶ lutte que se livrent actuellement ces trois attitudes humaines dans ◀le▶ monde, dans ◀la▶ société et jusque dans nos vies privées, cette lutte est si violente et douloureuse, si concrète qu’on se voit dispensé ◀de▶ toute autre considération philosophique ou historique tendant à prouver qu’entre Athènes, Rome et Jérusalem, il y avait, dès ◀le▶ départ, un drame, ou plutôt trois drames entrecroisés, et leurs combinaisons, et leurs permutations. Dans ce complexe ◀de▶ drames, constitutif ◀de▶ ◀l’▶Occident, nous trouvons ◀le▶ grand secret ◀de▶ ◀l’▶homme européen : c’est un homme dialectique, dialogique, ne pouvant espérer ◀d’▶atteindre à ◀l’▶équilibre qu’au prix des synthèses ◀les▶ plus difficiles, n’y parvenant que bien rarement, obligé ◀de▶ redresser ses déviations sans cesse renaissantes par des réactions toujours renouvelées, un homme donc condamné au choix perpétuel, et donc à ◀la▶ prise de conscience, et donc d’abord à ◀la▶ mise en question ◀de▶ tous ◀les▶ résultats et ◀de▶ toutes ◀les▶ valeurs. Or ce sont là ◀les▶ conditions par excellence qui provoquent à ◀la▶ création.
Voilà pourquoi cet homme européen s’est révélé, au cours du dernier millénaire, plus créateur qu’aucune espèce ◀d’▶autre homme produite par ◀les▶ familles connues ◀de▶ ◀la▶ planète. Il ne pouvait faire autrement.
Je parle des derniers mille ans. Mais comment expliquer que ◀l’▶homme du ive siècle, par exemple, en qui s’était déjà formée ◀la▶ synthèse hautement instable et créatrice ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, n’ait cependant pas présenté certains des caractères ◀les▶ plus marquants ◀de▶ ◀l’▶homme du xixe ou du xxe siècle ? Cela ne prouve-t-il pas que j’aurais oublié quelques éléments décisifs, qui ne sont nés ni ◀d’▶Athènes, ni ◀de▶ Rome, ni ◀de▶ Jérusalem, ni ◀de▶ leurs combinaisons ?
Il y a d’abord ◀le▶ temps. Un dialogue prend du temps. ◀Le▶ temps ◀de▶ contredire, puis parfois ◀de▶ comprendre, ◀de▶ faire des expériences et ◀d’▶en tirer ◀les▶ conclusions. Au cours des temps, mille vérités et mille erreurs, nées ◀de▶ nos trois éléments fondamentaux, se sont nouées, combinées et mariées, ont divorcé, ont conclu des alliances. Elles se sont combinées au sens chimique, et non pas seulement mécanique. Ainsi, dans ◀le▶ laboratoire européen, certains produits nouveaux ne sont apparus qu’après des siècles ◀de▶ macération.
Trois idées, devenues ◀de▶ nos jours réalités psychologiques, me paraissent typiquement ◀d’▶Europe, en ce sens qu’elles ne pouvaient naître que du complexe que je viens de décrire. Ce sont ◀les▶ idées ◀de▶ révolution, ◀de▶ passion et ◀de▶ progrès. Elles sont nées toutes ◀les▶ trois ◀de▶ ◀la▶ révélation chrétienne, analysée et déformée dans ◀le▶ prisme gréco-judéo-romain.
◀L’▶idée ◀de▶ révolution est inconcevable pour un Asiatique ou un Noir, s’ils n’ont pas eu ◀de▶ contact avec notre civilisation. Car cette idée, en vérité, est ◀la▶ transposition dans ◀le▶ plan collectif ◀de▶ ◀la▶ conversion chrétienne, du changement ◀d’▶orientation fondamental et brusque, traduite en termes romains ◀d’▶institutions, ◀de▶ droit nouveau.
De même, ◀la▶ passion en amour est une transposition ◀de▶ ◀la▶ conversion dans ◀le▶ plan des relations individuelles, nous disons même individualistes. Elle n’apparaît qu’au xiie siècle, sous ◀l’▶influence ◀de▶ ◀l’▶hérésie manichéenne. Elle suppose ◀la▶ croyance chrétienne, personnaliste, en ◀la▶ valeur infinie ◀d’▶un individu élu, unique, irremplaçable. Là où cette croyance s’atténue, comme en Amérique (où ◀l’▶on pense réellement qu’un homme en vaut un autre), on voit aussitôt ◀la▶ passion s’atténuer ou disparaître.
Enfin, ◀l’▶idée ◀de▶ progrès est ◀de▶ toute évidence ◀d’▶origine évangélique, ou plus exactement paulinienne, mais combinée avec des notions grecques et romaines ◀de▶ mesure individuelle et ◀d’▶organisation collective.
Ces trois idées-forces, ces trois ressorts ◀de▶ ◀l’▶âme occidentale — on en pourrait mentionner d’autres — suffiront à titre ◀d’▶exemples : elles nous font pressentir ◀la▶ nature et ◀les▶ causes ◀d’▶une capacité spécifique ◀de▶ ◀l’▶Européen : celle ◀de▶ transformer son milieu et ses données matérielles ou morales, sans se laisser arrêter par des constatations ◀d’▶intérêt, ◀de▶ bon sens ou ◀de▶ réalisme.
Volonté ◀de▶ conscience, créativité virulente, passion ◀de▶ ◀la▶ transformation, voilà qui définit ◀l’▶ambition proprement occidentale, par contraste avec d’autres civilisations qui ont cherché ◀le▶ bonheur ou ◀la▶ sagesse, ◀l’▶ordre statique ou ◀l’▶immortalité.
Cette inquiétude consciente et créatrice, je ◀l’▶appellerai tout simplement : notre culture.
Certes, on peut définir ◀la▶ culture tout autrement : comme ◀l’▶ensemble des disciplines intellectuelles, sociales, artistiques et religieuses ◀d’▶une société donnée ; ou comme ◀l’▶ensemble des procédés ◀de▶ création, et leur transmission ; ou encore comme une prise de conscience ◀de▶ ◀la▶ vie, comme une extension progressive ◀de▶ ◀la▶ maîtrise ◀de▶ ◀l’▶homme sur lui-même et ◀le▶ monde… Toutes ces définitions, et vingt autres possibles, sont à la fois justes et contestables, trop faciles ou trop difficiles. Je me contenterai ici ◀d’▶une vue globale et ◀d’▶une constatation simple mais décisive : ◀la▶ culture occidentale, c’est ce qui a fait ◀de▶ ◀l’▶Europe autre chose que ce qu’elle est physiquement, autre chose qu’un petit cap de l’Asie, pour reprendre ◀le▶ mot fameux ◀de▶ Valéry, — ◀le▶ cœur et ◀le▶ cerveau du monde moderne.
À toutes fins utiles, nous savons assez bien ◀de▶ quoi nous parlons, quand nous parlons ◀de▶ ◀l’▶Europe ou ◀de▶ ◀la▶ culture. Notre tâche est moins, aujourd’hui, ◀de▶ ◀les▶ définir que ◀de▶ ◀les▶ sauver. Aussi bien n’ai-je voulu mentionner certaines données fondamentales que dans ◀la▶ mesure où ce rappel m’a paru nécessaire pour informer et guider une action.
Essayons ◀de▶ saisir maintenant ces deux réalités, ◀l’▶Europe et ◀la▶ culture, dans leur drame immédiat à nos vies.
◀L’▶Europe d’abord. Naguère encore reine ◀de▶ ◀la▶ terre, jusque vers 1914, et même jusqu’au dernier conflit, ◀l’▶Europe s’est vue brusquement détrônée, il y a cinq ans, en même temps qu’elle était libérée dans ses ruines. Elle avait représenté un quart, puis un cinquième ◀de▶ ◀la▶ population du globe. Elle n’en sera dans cinquante ans plus qu’un dixième probablement. Elle ne sait pas encore. Mais ce qu’elle voit très bien, c’est qu’elle n’est plus ◀le▶ centre du monde, sur le plan ◀de▶ ◀la▶ puissance politique. Elle se sent « mise à pied » par ◀l’▶Histoire, au profit ◀de▶ deux empires neufs qui menacent ◀d’▶engager une guerre sur son sol et à ses dépens. Poussière ◀de▶ petits États, dont ◀les▶ plus populeux ne sauraient plus prétendre un seul instant être à ◀l’▶échelle des réalités modernes ; encombrée ◀de▶ frontières intérieures ; épuisant sa vieille astuce politique en rivalités locales, ◀l’▶Europe n’offre plus aux empires américain et russe qu’un ◀de▶ ces vides dont ◀l’▶Histoire n’a pas moins horreur que ◀la▶ Nature. De plus, elle se voit amputée, pour ◀le▶ moment, ◀d’▶un quart ◀de▶ sa population à ◀l’▶Est, et ◀de▶ ◀la▶ péninsule ibérique à ◀l’▶Ouest. ◀Le▶ reste ne vit encore qu’en vertu de ◀l’▶aide intelligente que lui donne un des deux empires neufs, aide qui doit fatalement se transformer en contrôle, si nous ne savons pas en tirer parti d’ici deux ans ; tandis que l’autre empire dispose parmi nous ◀d’▶un corps ◀d’▶occupation anticipée. ◀La▶ crise économique est imminente. ◀La▶ crise sociale est endémique. Au point de vue ◀de▶ ◀la▶ puissance matérielle, rappelons que ◀l’▶Amérique consacre cette année au développement ◀de▶ ◀la▶ recherche atomique 5 milliards ◀de▶ dollars, tandis que ◀le▶ crédit correspondant en France atteint à peine 1/400e ◀de▶ cette somme. ◀L’▶idée ◀de▶ progrès a émigré ; elle est devenue américaine et russe.
Mais ici, nous touchons déjà au drame ◀de▶ notre culture. D’une part, dans ◀les▶ pays totalitaires qui sont à nos portes et qui ont chez nous leurs répondants, ◀la▶ liberté fondamentale ◀de▶ ◀la▶ culture, son pouvoir ◀de▶ mettre en question ◀les▶ valeurs régnantes et ◀les▶ activités officielles, se voit niée, punie, qualifiée ◀d’▶immorale. Mais d’autre part, dans nos pays, cette même liberté qu’on nous laisse est devenue presque vide et sans effets.
À ◀l’▶Est, nous voyons se former une véritable culture censoriale. ◀Le▶ critère politique est seul admis. Et ◀l’▶on s’y réfère avec une rigueur telle que ◀le▶ style même ◀d’▶un écrivain ou ◀d’▶un peintre peut être attaqué par ◀les▶ fonctionnaires ◀de▶ ◀l’▶État et qualifié ◀de▶ sabotage. ◀La▶ censure politique est si parfaitement préventive qu’elle peut s’offrir ◀le▶ luxe ◀de▶ disparaître en tant qu’activité distincte ◀de▶ répression. Elle est partout et nulle part. C’est ainsi qu’un ancien ministre bulgare en exil pouvait affirmer, récemment, que dans un État communiste ◀la▶ censure au sens courant du mot n’existe pas ; car toute censure suppose une certaine indépendance ◀de▶ ◀la▶ production intellectuelle ou des sources ◀d’▶information ; or cette indépendance est exclue à priori dans ◀les▶ démocraties dites populaires.
Cependant, qu’en est-il chez nous ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀la▶ censure ? Allons tout de suite à un exemple extrême, et heureusement exceptionnel, mais qui signale un vrai danger. Voici ce qu’écrivait, il y a quelques mois, M. Jean Thibaud, directeur ◀de▶ ◀l’▶Institut français ◀de▶ physique atomique : « Dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ physique, des résultats ◀d’▶une incroyable portée intellectuelle sont actuellement maintenus secrets et ne donnent pas lieu, comme avant ◀la▶ guerre, à des communications ◀de▶ portée internationale. Il y a loin de ◀la▶ situation présente à celle ◀d’▶il y a dix ans, où certaines découvertes étaient annoncées par télégramme dans ◀les▶ périodiques à diffusion mondiale… » ◀L’▶État fait peser sur ◀les▶ recherches ◀de▶ ◀la▶ physique nucléaire un lourd contrôle et « des suspicions quasi policières », qui tendent à subordonner entièrement ◀le▶ savant à des exigences politiques et militaires.
Cet exemple des recherches atomiques nous donne un inquiétant avertissement, il suggère que si ◀la▶ culture reste encore libre en Occident, c’est peut-être dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ pouvoirs ne ◀la▶ prennent pas au sérieux, ne lui attribuent aucune « utilité pratique ». Inversement, si l’une ◀de▶ ses activités se révèle « pratiquement utilisable » au service ◀de▶ ◀la▶ politique, comme c’est ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ physique nucléaire, ceux qui s’y livrent sont aussitôt privés des libertés élémentaires : liberté ◀de▶ recherche, ◀d’▶échange et ◀de▶ publication.
◀D’▶une manière générale, ◀la▶ condition ◀de▶ ◀la▶ culture, dans nos pays, a subi ◀de▶ profondes transformations pendant ◀l’▶ère des nationalismes et ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sans limites ◀de▶ ◀l’▶État. Créatrice des richesses, ◀de▶ ◀la▶ puissance et du prestige mondial ◀de▶ ◀l’▶Europe, on pourrait croire qu’elle n’est plus aujourd’hui qu’un appendice aux déclarations officielles, un ornement peut-être vain, un luxe des classes possédantes, ou un ensemble ◀de▶ spécialités et ◀de▶ techniques ésotériques qui ne concernent pas ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue, ni ◀l’▶industriel ou ◀le▶ banquier. Jadis centrale, ◀la▶ situation ◀de▶ ◀la▶ culture est devenue périphérique. Comment expliquer autrement qu’il soit admis sans question, ◀de▶ nos jours, que ◀l’▶esprit subordonne ses intérêts à ceux ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀la▶ politique, ou ◀de▶ ◀la▶ défense nationale ? Et que personne ne s’avise ◀de▶ soutenir qu’il faudrait inverser cette hiérarchie ? Rendue matériellement dépendante ◀de▶ ◀l’▶État, plus qu’elle ne ◀le▶ fut jamais du mécénat privé, notre culture se voit contrainte ◀d’▶obéir à des « nécessités » qui lui sont étrangères et ◀la▶ dégradent. Elle perd ainsi sa fonction directrice. Et ◀la▶ séparation s’aggrave entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶action, entre une pensée qui accepte ◀d’▶être inefficace, et une action par conséquent désorientée, à courtes vues, privée ◀de▶ cohérence profonde. Tel est ◀le▶ mal profond dont souffre ◀l’▶Occident.
À ◀l’▶inverse, ◀les▶ régimes totalitaires ◀de▶ ◀l’▶Est ont si bien vu ◀l’▶importance primordiale ◀de▶ ◀la▶ culture qu’ils ◀l’▶ont immédiatement étatisée. Ils lui ont rendu officiellement sa place centrale, et ils ◀l’▶y tiennent emprisonnée. Elle est reine de nouveau, mais elle ne reconnaît plus sa propre voix proférant des aveux spontanés, criant sur tous ◀les▶ modes ◀l’▶éloge ◀de▶ ses bourreaux : elle est devenue ◀la▶ Propagande.
◀Les▶ conditions morales ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶esprit au xxe siècle, se résument donc dans ◀le▶ paradoxe suivant : ceux qui laissent ◀la▶ culture en liberté, à ◀l’▶Ouest, en font peu de cas pratiquement ; et ceux qui, à ◀l’▶Est, lui reconnaissent un rôle central, ◀la▶ dénaturent et ◀l’▶asservissent.
Or, il est évident que ces conditions sont particulièrement graves pour ◀l’▶Europe, puisqu’elles brisent dans un cas et, dans l’autre, détendent ◀les▶ ressorts ◀de▶ ◀la▶ créativité qui était depuis des siècles ◀la▶ vraie cause ◀de▶ notre puissance et donc ◀de▶ notre indépendance.
De plus, si ◀la▶ culture accepte ◀d’▶être privée théoriquement et pratiquement ◀de▶ ◀la▶ primauté dans nos vies nationales, soit qu’elle se laisse subordonner aux intérêts économiques ou politiques, soit qu’elle se contente ◀d’▶une liberté honoraire, sans responsabilité, et ◀d’▶un rôle ◀de▶ produit ◀de▶ luxe, alors c’est ◀le▶ sens même ◀de▶ notre civilisation occidentale qui se trouve dénaturé.
Car ◀l’▶Europe existait réellement là où toutes ◀les▶ valeurs que symbolise ◀le▶ mot culture représentaient des fins en soi ; là où toutes ◀les▶ activités, et ◀les▶ richesses, et ◀les▶ révoltes, et ◀l’▶invention, trouvaient leur justification finale dans ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, dans ◀le▶ libre exercice des vocations ; là enfin où cette phrase ◀de▶ ◀l’▶Évangile rendait ◀le▶ son ◀le▶ plus authentique : « Que servirait à un homme ◀de▶ gagner ◀le▶ monde, s’il perdait son âme ? »
J’admets ici, comme hypothèse ◀de▶ base, qu’il faut sauver ◀l’▶Europe et sauver ◀la▶ culture. Si je pensais, comme certains, qu’il est trop tard, je me tairais, ou je me ferais Américain.
Mais il est impossible ◀de▶ sauver ◀l’▶Europe si ◀l’▶on ne sauve pas en même temps sa culture ; ou ◀de▶ sauver ◀la▶ culture occidentale si ◀l’▶on ne sauve pas en même temps sa patrie. Rien ne sert ◀de▶ faire durer, ◀de▶ conserver ◀la▶ créature, si ◀l’▶on tarit ◀les▶ sources ◀de▶ sa recréation perpétuelle. Et rien ne sert non plus ◀d’▶entretenir ◀le▶ désir créateur, si on ◀le▶ prive des possibilités ◀de▶ s’accomplir dans une libre communauté.
Si ◀l’▶Europe est réduite à ◀l’▶impuissance politique, si elle est colonisée par ◀l’▶Amérique — ce qu’elle désire parfois — ou envahie par ◀la▶ Russie, certains pensent que notre culture serait alors notre dernier refuge, qu’on ferait ◀de▶ ◀l’▶Europe un musée dans ◀les▶ ruines, pour ◀l’▶agrément des millionnaires curieux, ou ◀l’▶édification méfiante des stakhanovistes en troupeaux. Mais un musée, ce n’est pas ◀de▶ ◀la▶ culture.
Je ne vois pas ◀d’▶exemple historique ◀d’▶une culture qui ait encore créé dans une nation privée ◀de▶ son indépendance. ◀L’▶Europe est encore ◀le▶ foyer ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale, ◀la▶ seule qui ait su couvrir toute ◀la▶ planète. Mais ce foyer fatalement s’éteindra si ◀la▶ puissance doit nous être interdite, car ◀la▶ puissance est mère des utopies exaltées, ◀de▶ ◀la▶ confiance en soi, du gaspillage des forces, et aussi du sens ◀de▶ ◀la▶ mesure, toutes choses sans lesquelles on ne crée rien ◀de▶ grand. ◀La▶ peinture ne se fait pas dans ◀les▶ musées, mais dans ◀les▶ villes où existe un marché ; ◀la▶ littérature ne se crée pas dans ◀les▶ universités et ◀les▶ bibliothèques, mais dans ◀le▶ champ libre des passions ; ◀la▶ philosophie dépérit dans une société qui ne risque ou ne conçoit plus ◀d’▶aventure ; et ◀la▶ science s’arrête quand ◀l’▶audace est un crime. Si ◀l’▶Europe disparaît du jeu des forces mondiales, personne ne pourra remplacer cette âme ◀d’▶une civilisation qui avait su remplacer toutes ◀les▶ autres. ◀Le▶ secret ◀de▶ ses mesures vivantes sera perdu.
Mais en retour, sans une culture active rendue à ◀l’▶efficacité, ◀l’▶Europe ne peut recouvrer ◀la▶ puissance. Elle sera peut-être unie, c’est même plus que probable, par ◀les▶ soins ◀d’▶experts étrangers ou ◀d’▶une police qui a fait ses preuves ailleurs. Mais elle aura perdu ◀le▶ ressort ◀de▶ son pouvoir transformateur du monde, ce pouvoir qui avait fait sa grandeur à partir ◀d’▶un médiocre destin. Que servirait à ◀l’▶Europe ◀de▶ recevoir une unité, si ce n’était pas celle ◀de▶ son choix ? Et si cette unité signifiait sa défaite, non point sa conquête sur elle-même ? Son destin et non plus sa liberté ? ◀L’▶Europe sans sa culture, réduite à ce qu’elle est, ne serait plus qu’un cap de l’Asie — et ◀l’▶Asie n’a jamais passé pour ◀la▶ terre ◀de▶ ◀la▶ liberté.
Certes, on peut disputer sur ◀les▶ concepts, mais je parle ◀de▶ réalités : ◀l’▶Europe et ◀la▶ culture universelle qu’elle a produite sont deux réalités coextensives. Elles naissent et meurent du même mouvement.
Qu’en est-il ◀de▶ ce mouvement, au milieu de notre siècle ? Va-t-il vers ◀la▶ renaissance ou vers ◀la▶ décadence ? Je crois que ◀la▶ sublime réponse à ◀la▶ question des lendemains nous a été donnée une fois pour toutes par ◀la▶ sentinelle ◀d’▶Isaïe : « ◀Le▶ matin vient, et ◀la▶ nuit aussi ! » Cette fin ◀de▶ non-recevoir, lyrique et ironique, nous renvoie proprement à notre affaire. Et notre affaire me paraît être ici ◀d’▶apprécier tout d’abord ◀l’▶état ◀de▶ nos forces, en vue ◀d’▶agir.
Entre ◀les▶ deux colosses russe et américain, ◀l’▶Europe qui vient de perdre ◀la▶ guerre fait actuellement ce qu’on appelle une névrose ◀d’▶infériorité. Pourtant, ◀les▶ faits ne justifient pas ◀le▶ désespoir, mais seulement un effort ◀de▶ redressement. Entre deux-cents-millions ◀de▶ Russes et cent-cinquante-millions ◀d’▶Américains, nous sommes ici, à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, près de trois-cents-millions ◀d’▶Européens. Nous disposons de plus ◀d’▶un quart du charbon, ◀de▶ près ◀d’▶un tiers ◀de▶ ◀l’▶électricité que produit aujourd’hui ◀la▶ planète. Nous disposons surtout ◀de▶ ressources humaines qui n’ont pas leurs égales ailleurs : une main-d’œuvre spécialisée dont ◀les▶ traditions ne s’imitent pas, une capacité ◀d’▶invention que ◀le▶ monde entier peut nous envier.
Qu’avons-nous inventé, nous ◀les▶ Européens, depuis cent ans ? Je répondrai : que n’avons-nous pas inventé ? Je cite pêle-mêle : ◀le▶ marxisme et ◀la▶ psychanalyse, ◀l’▶existentialisme et ◀le▶ personnalisme, ◀la▶ théorie des quanta et celle des groupes, ◀la▶ sociologie et ◀les▶ grandes synthèses historiques, ◀la▶ relativité généralisée et ◀la▶ physique nucléaire, ◀l’▶aviation, ◀la▶ radio et ◀le▶ cinéma, ◀la▶ vaccination, ◀la▶ pénicilline et ◀le▶ DDT, ◀le▶ pétrole synthétique et ◀le▶ radar, ◀la▶ rationalisation du travail industriel, ◀la▶ construction métallique, ◀le▶ syndicalisme et ◀les▶ coopératives, et enfin ◀l’▶art moderne tout entier : peinture, musique, littérature, poésie, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀les▶ très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier ◀de▶ nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés ◀de▶ Paris, ou par nos livres.
Je dirai plus. ◀Le▶ monde moderne tout entier peut être appelé une création européenne. Pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés ◀d’▶art et ◀de▶ construction, ◀de▶ transport et ◀de▶ gouvernement, ◀d’▶industrie et ◀de▶ médecine, et nos armes. ◀Les▶ Hindous, ◀les▶ Chinois, ◀les▶ Noirs copient ◀l’▶Europe pour toutes ces choses, mais nous, nous copions tout au plus quelques citations ◀de▶ leurs sages, quelques statues ◀de▶ leurs dieux, ou quelques rythmes ◀de▶ leurs danses.
Finalement, que sont ◀les▶ empires qui prétendent partager ◀le▶ monde à nos dépens ? ◀L’▶Amérique du Nord et ◀la▶ Russie de Staline sont des produits ◀de▶ notre culture, l’une dès ses origines, et l’autre en ce qu’elle a ◀de▶ moderne justement. Calvin et ◀le▶ puritanisme, ◀d’▶un côté, plus ◀les▶ gratte-ciel, ◀le▶ système Taylor-Bedaux à tous ◀les▶ degrés, ◀la▶ cellophane et ◀le▶ zipper partout, qui sont des inventions européennes ; et ◀de▶ l’autre côté, Marx et notre industrie, plus ◀l’▶instruction publique et ◀l’▶athéisme, ◀l’▶hypertrophie ◀de▶ ◀l’▶appareil étatique, et des copies ◀de▶ ◀l’▶art officiel ◀de▶ nos grands-pères. Caricatures évidemment ; mais ce n’est point par hasard que ces deux grands pays semblent appeler ce procédé ◀de▶ description : leurs traits ◀les▶ plus frappants, et qu’ils croient spécifiques, ne sont souvent que des emprunts à notre fonds, mais développés là-bas sans mesure ni critique, méthodiquement, parfois jusqu’à ◀la▶ monstruosité12.
Mais s’il en est ainsi, si tels sont nos atouts, ◀d’▶où vient notre faiblesse et notre angoisse ? ◀D’▶où vient que nous ayons perdu, ou que nous croyions avoir perdu ◀la▶ puissance et ◀l’▶initiative, dès qu’il s’agit ◀d’▶autre chose que ◀de▶ peinture, ◀de▶ parfums, ou ◀de▶ vins du cru ?
J’ai dit que nous sommes trois-cents-millions à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer. C’est vrai en fait, mais nous ne ◀le▶ sentons pas. Car je parlais en tant qu’Européen quand je disais nous. Mais la plupart parlent encore comme des Français, des Allemands, des Danois ou des Grecs, c’est-à-dire comme s’ils n’étaient que quarante millions, soixante millions ou trois millions.
Nous parlons, nous imaginons, nous craignons donc, comme des peuples trop petits pour ◀le▶ monde où ils vivent. J’ai dressé une liste ◀de▶ nos créations ◀les▶ plus connues, celles qui ont fixé ◀le▶ visage du monde moderne. Et cette liste est impressionnante. Mais pour qu’elle rassure un Français, un Allemand, un Danois, un Grec, et pour qu’ils en tirent quelque orgueil, encore faut-il qu’ils aient conscience ◀d’▶appartenir à ◀la▶ famille européenne. Sinon, chacun d’entre eux va compter dans ma liste ◀les▶ quelques noms ◀de▶ son pays et n’en tirera qu’une raison de plus ◀de▶ se sentir minoritaire, ou pauvre. Il en va de même sur tous ◀les▶ plans. Divisés, enfermés dans nos États-nations, nous sommes tous trop petits et nous avons, par conséquent, ◀de▶ bonnes raisons ◀d’▶être angoissés pour notre avenir immédiat. Presque toutes ces raisons tomberaient, si demain nos frontières tombaient.
Certes, il y a des symptômes ◀de▶ crise moins contingents, dans notre civilisation : conflits sociaux, éthiques et spirituels, dont je ne songe pas un seul instant à sous-estimer ◀l’▶importance. Ces conflits ne seront pas résolus par ◀la▶ seule grâce ◀de▶ notre union. Mais sans elle sera supprimée ◀la▶ possibilité ◀de▶ ◀les▶ résoudre un jour. Je ne dirai pas que ◀la▶ division ◀de▶ ◀l’▶Europe en vingt nations, chacune trop petite, rend compte ◀de▶ tous ◀les▶ maux dont nous pouvons souffrir. Mais elle rend compte ◀de▶ nos faiblesses, et ◀de▶ notre démission sur le plan ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Et elle rend compte ◀de▶ ◀la▶ névrose ◀d’▶infériorité que j’ai dite. ◀La▶ division ◀de▶ ◀l’▶Europe nous prive ◀de▶ ◀la▶ puissance dont tous ◀les▶ éléments sont pourtant parmi nous, mais dispersés. ◀La▶ division ◀de▶ ◀l’▶Europe paralyse notre culture aussi, puisqu’il n’est pas ◀de▶ culture sans libre échange des idées, des personnes et des œuvres, et ◀l’▶on sait ce qu’il en est aujourd’hui à cet égard.
◀La▶ condition nécessaire, sinon suffisante, du maintien ◀de▶ ◀l’▶Europe au rang des grandes puissances, c’est son union. Telle est aussi ◀la▶ condition du maintien ◀de▶ ce foyer ◀de▶ création et ◀de▶ liberté que représente ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde, et que rien ne peut remplacer.
Qu’avons-nous fait pour nous unir ?
Dans ◀le▶ domaine politique, nous avons Strasbourg. Ce n’est pas beaucoup plus qu’une promesse, mais c’en est une. Nous verrons ce qu’elle vaut, avant ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶année.
Dans ◀le▶ domaine économique, nous avons ◀le▶ plan Schuman, qui peut être un début ◀de▶ mise en commun ◀de▶ nos ressources matérielles.
Et maintenant, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ cette culture dont on ne saurait trop répéter qu’elle est ◀le▶ vrai, ◀le▶ seul secret ◀de▶ notre puissance, il est temps ◀de▶ proposer un autre Plan, qui consisterait dans ◀la▶ mise en commun, au service ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, ◀de▶ nos ressources scientifiques, éducatrices et créatrices en général.
Cette entreprise viendrait répondre à trois nécessités urgentes, qui en indiquent tout naturellement ◀les▶ trois chapitres principaux.
Premièrement, nous avons besoin ◀d’▶un inventaire des forces culturelles du continent. Cette nécessité devient évidente dès qu’on entreprend des recherches sur ◀l’▶état présent ◀d’▶une question scientifique, sur ◀les▶ déficiences et ◀les▶ avantages culturels ◀de▶ ◀l’▶Europe par rapport aux autres continents, sur ◀les▶ forces disponibles pour certaines tâches, sur ◀les▶ réformes à introduire. Il y a donc lieu ◀d’▶envisager ◀la▶ création ◀d’▶une sorte ◀d’▶Institut ◀de▶ ◀la▶ conjoncture culturelle en Europe.
Deuxièmement, nous avons besoin ◀d’▶une coordination des efforts dispersés entre nos vingt nations. Partout, ◀l’▶on voit surgir des instituts13 dont ◀les▶ programmes et ◀les▶ buts se ressemblent, mais qui, souvent, s’ignorent mutuellement. Partout se posent des problèmes qui restent insolubles dans ◀le▶ cadre trop étroit ◀de▶ chaque nation et ◀de▶ chaque budget national : problèmes des recherches atomiques, du cinéma, ◀de▶ ◀la▶ télévision, des intellectuels réfugiés, ◀de▶ ◀la▶ révision des manuels ◀d’▶histoire, des échanges… Ainsi apparaît ◀la▶ nécessité ◀d’▶un lieu ◀de▶ confrontation permanente et ◀d’▶un instrument ◀d’▶action concertée à ◀l’▶échelle du continent, quelque chose comme un Chatham House européen, mais certainement plus militant, étant donné ◀l’▶urgence des problèmes à résoudre.
Troisièmement, ◀l’▶on constate qu’aucun ◀de▶ nos instituts culturels nationaux ne peut parler, actuellement, au nom de ◀l’▶Europe dans son ensemble alors que c’est ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶Europe qui se voit attaqué par ◀les▶ propagandes que ◀l’▶on sait. ◀La▶ nécessité se fait donc sentir ◀d’▶un organisme dont ◀la▶ raison ◀d’▶être principale soit ◀de▶ pouvoir prendre certaines initiatives et ◀de▶ parler au nom de ◀l’▶Europe comme unité, dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ morale publique, de même que seule une Autorité politique supranationale sera capable ◀de▶ traiter au nom de trois-cents-millions ◀d’▶Européens avec ◀les▶ Russes ou ◀les▶ Américains.
◀L’▶action dont je viens ◀d’▶esquisser ◀les▶ trois chapitres principaux, ce n’est rien ◀d’▶autre, en fait, que ◀le▶ programme du Centre européen de la culture, qui s’est ouvert à Genève au mois ◀de▶ septembre sur ◀l’▶initiative du Mouvement européen, et auquel ◀le▶ Conseil de l’Europe vient ◀d’▶accorder son patronage officiel.
M. Winston Churchill a proposé, devant ◀l’▶Assemblée de Strasbourg, ◀la▶ création ◀d’▶une armée ◀de▶ ◀l’▶Europe. Que cette armée soit nécessaire, c’est ◀la▶ déplorable évidence. Mais elle ne sera pas suffisante. Une mitrailleuse ne sert à rien, si ◀l’▶homme qui ◀la▶ reçoit refuse ◀de▶ s’en servir, parce qu’il ignore ce qui est en jeu, ce qui vaut ◀d’▶être défendu.
◀La▶ défense effective ◀de▶ ◀l’▶Europe doit commencer dans ◀les▶ cerveaux et dans ◀les▶ cœurs. Elle suppose une prise de conscience. Et toute volonté ◀de▶ réveil ◀de▶ ◀la▶ conscience commune européenne, dans nos élites et dans nos peuples, suppose ◀la▶ reconnaissance ◀de▶ deux réalités qu’oublient généralement nos « réalistes ».
La première, c’est que ◀l’▶Europe est une culture (civilisation si ◀l’▶on préfère) ou n’est qu’un appendice insignifiant ◀de▶ ◀l’▶Asie. Et cela veut dire que ◀la▶ vraie source ◀de▶ ◀la▶ puissance européenne est sa culture, et qu’il serait absurde et vain ◀d’▶essayer ◀de▶ sauver l’une sans l’autre.
La seconde, c’est que ◀le▶ ressort intime, mais aussi ◀le▶ but final ◀de▶ ◀la▶ culture occidentale, consistent en une seule et même chose : ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne. Et cela veut dire que ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶Europe se confondent aujourd’hui avec ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶homme.
C’est pourquoi nous voulons sauver ◀l’▶Europe. Non point pour ◀l’▶opposer aux grandes nations nouvelles, non point pour élargir ◀l’▶esprit nationaliste aux dimensions du continent, non par orgueil ou par satisfaction ◀de▶ nous-mêmes, et encore moins avec ◀le▶ fol espoir ◀d’▶apaiser à jamais tous nos conflits, mais, au contraire pour maintenir ◀les▶ risques ◀de▶ ◀la▶ liberté, qui ont fait ◀la▶ vraie grandeur ◀de▶ ◀l’▶homme européen, et pour sauver en face de ◀la▶ terre des masses, et ◀de▶ ◀la▶ terre des machines, et des terres immenses ◀de▶ ◀la▶ fatalité, une Europe qui demeure ◀la▶ terre des hommes.