Demain l’▶Europe ! — ◀La▶ neutralité suisse (II) (6 novembre 1950)
Chers auditeurs,
Reprenons ce soir ◀la▶ question sur laquelle je vous ai quittés lundi dernier. C’était ◀la▶ question ◀de▶ savoir si ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse est encore aujourd’hui « dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière », comme ◀le▶ dit son statut ; et si elle apporte, ou non, une contribution effective à ◀la▶ défense commune ◀de▶ ◀l’▶Europe.
D’abord, avant tout essai ◀de▶ réponse, on fera bien ◀de▶ se demander quels sont, en somme, ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ? Sont-ils ◀les▶ mêmes aujourd’hui qu’il y a 150 ans, ou même qu’il y a 10 ans ? Je ne ◀le▶ pense pas. Ce que ◀les▶ auteurs des traités ◀de▶ 1815 entendaient par ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’était un certain degré ◀de▶ concorde entre nos pays et leurs régimes, concorde qui ne semblait pouvoir être assurée que par ◀l’▶équilibre entre ◀les▶ grandes puissances du continent. Il s’agit aujourd’hui ◀d’▶autre chose. ◀L’▶idée ◀d’▶une guerre prochaine entre pays européens n’empêche personne ◀de▶ dormir. Mais tout le monde pense à deux dangers communs : l’un idéologique et militaire, à ◀l’▶Est ; l’autre économique et social, parmi nous. Pour y faire face, personne n’a proposé une meilleure solution que ◀l’▶union. « ◀Les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière », c’est donc tout simplement que ◀l’▶Europe devienne entière, qu’elle mette en commun toutes ses forces pour relever son économie, son niveau de vie, son moral, et pour assurer sa défense. Or peut-on dire que ◀l’▶attitude plus que réservée ◀de▶ ◀la▶ Suisse contribue sérieusement à ◀l’▶union ? Peut-on dire que ◀la▶ Suisse, en refusant ◀de▶ se risquer à Strasbourg, contribue à renforcer ◀le▶ Conseil de l’Europe ? Certes nous avons fini par adhérer, avec ◀d’▶infinies précautions, à quelques entreprises internationales, telles que ◀l’▶OECE et ◀l’▶union des paiements. Mais c’était en réalité parce que nous ne pouvions plus faire autrement. Ce n’était pas pour hâter ◀l’▶union, mais par intérêt bien compris. Il serait donc excessif ◀de▶ citer nos adhésions tardives et réticentes comme autant ◀de▶ contributions à ◀l’▶unité. Sur ce plan général, il semble difficile ◀de▶ soutenir que ◀la▶ neutralité représente un apport positif à ◀la▶ fédération du continent, c’est-à-dire à ses vrais intérêts.
Mais sur le plan précis ◀de▶ ◀la▶ défense de ◀l’▶Europe, ◀la▶ situation est différente. M. Churchill a parlé à Strasbourg ◀de▶ créer une armée européenne. M. Pleven a fait voter un projet similaire par ◀la▶ chambre française. Et déjà, ◀l’▶on commence à regarder ◀de▶ travers cette petite Suisse qui prétend rester neutre, quand tout le monde réarme à grands cris. Mais attention : ◀les▶ cris ne sont pas des armes ! ◀La▶ vérité, c’est que ◀la▶ Suisse neutre est ◀le▶ seul pays ◀d’▶Europe qui soit matériellement et moralement prêt à se défendre en cas ◀d’▶attaque, demain. Je sais très bien que ◀la▶ seule mention ◀de▶ ◀l’▶armée suisse a ◀le▶ don ◀de▶ provoquer des sourires légèrement ironiques ou incrédules chez certains ◀de▶ nos voisins. Qu’ils comptent plutôt leurs divisions ! Nous en avons, je ◀le▶ crains, plus qu’eux tous réunis. Il n’y a qu’un seul coin ◀de▶ ◀l’▶Europe qui soit sérieusement défendu, et ◀le▶ fait est, paradoxal, mais évident, que ce petit coin, c’est ◀la▶ Suisse neutre. Quand ◀l’▶armée ◀de▶ ◀l’▶Europe commencera ◀d’▶exister, il sera temps ◀d’▶aborder ◀la▶ question ◀d’▶un plan ◀de▶ défense unifié.
Vous ◀le▶ voyez, mes chers auditeurs, ◀la▶ réponse que j’essaie ◀de▶ trouver n’est pas simple. Si ◀l’▶effort militaire considérable que nous impose notre statut ◀de▶ neutralité, est une contribution réelle à ◀la▶ défense du continent, on ne saurait vraiment pas en dire autant ◀de▶ notre attitude méfiante et presque négative à l’égard de ◀l’▶union nécessaire.
À ◀la▶ question qu’on me pose ◀de▶ tous côtés : êtes-vous pour ◀l’▶abandon ◀de▶ notre neutralité ? Je ne puis donc pas répondre oui ou non. ◀La▶ question ne peut pas être posée, encore moins résolue dans ◀l’▶abstrait. Ce qu’il faut savoir tout d’abord, c’est pour quelle raison grande et forte, c’est en somme au profit ◀de▶ quoi ◀la▶ Suisse devrait renoncer à sa neutralité. Je réponds pour ma part : au profit ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire au profit ◀de▶ son union fédérale, et ◀de▶ cela seul. Encore faut-il que cette question prenne forme, et qu’en son nom, des questions très précises nous soient posées. Cela viendra, n’en [doutons] pas. Demain, soit ◀les▶ États-Unis, soit ◀le▶ Conseil de l’Europe s’il sort ◀de▶ son impasse, soit encore une menace ◀de▶ guerre contre ◀le▶ continent tout entier, nous poseront ces questions précises.
Il faut que notre opinion soit prête à y répondre. Il ne faut pas que notre gouvernement se trouve placé devant des options graves, qu’il lui sera difficile ◀de▶ trancher, ne sachant pas ce que pense ◀le▶ peuple suisse. Il ne faut pas que ◀l’▶histoire nous surprenne endormis dans ◀la▶ fausse sécurité ◀d’▶une tradition qui a peut-être fait son temps, endormis derrière ◀la▶ neutralité, comme ◀la▶ France en 1940 derrière ◀la▶ ligne Maginot, comme ◀l’▶Amérique derrière sa bombe.
Je voulais introduire, ce soir, une discussion qui je ◀l’▶espère, deviendra générale, et qui me paraît vitale pour notre avenir. Je me borne à proposer, pour ◀l’▶orienter, un seul principe ◀de▶ jugement politique. Tant que ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse se révèle utile à ◀l’▶Europe — comme aujourd’hui sur le plan militaire — il faut ◀la▶ maintenir. Si au contraire elle devient un prétexte à freiner ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et à ne pas y prendre notre part, elle est contraire à ◀l’▶esprit même ◀de▶ son statut, et elle peut donc demain devenir une trahison.
Car je ◀le▶ répète : notre neutralité a été reconnue par ◀les▶ puissances « dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Europe entière », et non pas comme un privilège qu’il n’y aurait plus à mériter. Elle est relative à ◀l’▶Europe. Et ceux qui par erreur ou par malice veulent aujourd’hui ◀la▶ transformer en neutralité absolue, précisons : en neutralité entre ◀l’▶Europe et ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀l’▶Europe, ceux-là sont infidèles à notre tradition. Ils violent notre statut légal, et ◀l’▶esprit même ◀de▶ nos institutions. Je me promets ◀de revenir sur ce point capital, que personne encore n’a touché, tout au moins à ma connaissance.
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.