(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Un Conseil européen de vigilance (13 novembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Un Conseil européen de vigilance (13 novembre 1950)

Chers auditeurs,

Lorsqu’au mois d’août dernier, le président de l’Assemblée de Strasbourg, M. Spaak s’aperçut que l’on n’arriverait à rien de positif au cours de la session, il décida d’interrompre celle-ci huit jours avant la date prévue, et de la reporter au mois de novembre. Cet artifice de procédure présentait un double avantage. D’une part, il permettait à l’Assemblée de tenir deux sessions au lieu d’une, et cela sans violer son règlement ; d’autre part, il lui donnait le temps de soumettre au Comité des ministres quelques-unes des recommandations déjà votées, et de forcer ainsi ces Messieurs à prendre position dans un délai rapide.

Le second objectif vient d’être atteint à Rome. Le Comité des ministres a pris position, nettement, et dans le sens prévu. Paralysé par le veto des Britanniques, il a refusé la majorité des recommandations de l’Assemblée, et renvoyé le reste à des experts. Ce qu’il n’ose pas tuer, il l’enterre. C’est donc en pleine conscience de cet échec flagrant que va s’ouvrir, dans quelques jours, la seconde partie de la session régulière de l’Assemblée européenne. Elle ne doit durer qu’une semaine. Mais c’est, au cours de cette semaine que l’on verra si le Conseil de l’Europe mérite son nom, c’est-à-dire s’il est décidé à faire l’Europe, ou s’il ne sert en somme qu’à retarder l’union malgré le désir de tous nos peuples, et pour la seule raison que l’Angleterre est une île.

On me dit que cette situation impatiente et irrite de plus en plus nombre de députés européens. Nous allons voir dans quelques jours s’ils ont le courage de traduire par leurs votes cette généreuse irritation, ou s’ils suivront une fois de plus, en dernière heure, les ordres distribués dans les couloirs par les travaillistes anglais. Je rappelle que M. Attlee, Premier ministre britannique, est l’auteur de cette phrase célèbre : « L’Europe doit se fédérer, ou périr. » Si j’étais député à Strasbourg, je me lèverais pour lui demander bien poliment ce qu’il a voulu dire au juste, puisqu’il est le chef du parti qui refuse notre fédération. Veut-il donc que l’Europe périsse ? Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que l’Assemblée fera beaucoup plus que répéter que la prudence est la mère des vertus, ce qui n’est pas neuf, et d’ailleurs faux.

C’est pourquoi les fédéralistes européens ont décidé d’agir d’une manière plus directe. Pacifiquement, comme il se doit lorsqu’on veut travailler pour la paix, mais non sans esprit de défi, ils ont organisé une marche sur Strasbourg. Ainsi, les députés européens ne seront plus seuls. Ils se sentiront, selon les cas, surveillés, dénoncés ou soutenus par plusieurs milliers de militants.

Voici en quelques mots, notre ordre de bataille, c’est-à-dire la composition de nos troupes, face à l’Assemblée.

L’Union fédéraliste interuniversitaire, qui groupe des étudiants de 56 universités d’Europe, compte amener à Strasbourg deux à trois mille jeunes gens, à pied, en camions, ou en train. Je le signale en passant, c’est à l’initiative de cette union des étudiants qu’il faut attribuer le feu de joie de poteaux-frontière organisé en août dernier, et non pas à Daniel Villey, comme je l’avais indiqué par erreur. Ainsi la jeunesse sera là, et j’imagine qu’on l’entendra.

Daniel Villey sera là, lui aussi, et ses Volontaires de l’Europe bouteront le feu — moralement s’entend — dans les couloirs de l’Assemblée, dans le public des séances, et parmi la population. Ils forment le « corps franc » de notre mouvement.

Dès jeudi, l’Union européenne des fédéralistes tiendra son congrès annuel à Strasbourg, amenant elle aussi plusieurs centaines des premiers militants de la lutte pour l’Europe. On sait que l’Union fédéraliste est l’aile marchante du Mouvement européen. Elle groupe dans 15 pays plus de 120 000 membres, dont 2 000 Suisses.

Enfin pour couronner cette campagne unanime, et pour donner une voix à l’opinion publique, une assemblée d’un genre nouveau, et quasi révolutionnaire, s’ouvrira dès le 20 novembre dans le Palais de l’Orangerie, juste en face du Palais de l’Europe. Elle prendra le nom et le titre de Conseil européen de vigilance.

Ce conseil comprendra autant de délégués que l’Assemblée officielle avec ses suppléants : 250. Mais ces délégués ne seront pas des parlementaires, trop habiles et prisonniers de leurs partis. Ils seront les porte-parole de l’opinion publique réelle, des grandes associations syndicales et patronales, coopératives et agricoles, familiales et professionnelles de tous nos pays. Ces États-généraux de l’Europe vont dresser contre les prudences et la paralysie de l’Assemblée, la revendication du réalisme et de l’espoir européen : c’est-à-dire la revendication de l’union politique du continent, de l’élection d’un véritable parlement, et d’un gouvernement fédéral de l’Europe.

La Suisse seule n’a pas envoyé de délégation nationale. Mais quelques Suisses seront présents tout de même dans ce Conseil européen de vigilance, pour marquer, à titre privé, que malgré sa neutralité et malgré les problèmes urgents du prix des tomates ou du lait, la Suisse est située en Europe.

Vous me demanderez ce qu’on peut attendre de cette vaste mobilisation des énergies fédéralistes. Un simple manifeste, ou une révolution ? Je ne crois guère à une révolution contre le Conseil de l’Europe. Il a trop peu de pouvoir hélas, pour qu’on se fatigue à le lui prendre. Mais si le Conseil de vigilance est un succès, il saura faire entendre enfin la Voix de l’Europe. Il suffit quelquefois d’un cri pour déclencher une avalanche, et l’opinion des peuples pouvait bien en être une, balayant les routines, les préjugés stupides, les astuces partisanes et les petits calculs qui seuls encore entravent l’élan vers la fédération des nations libres.

J’espère en savoir plus lundi prochain, et vous le dire directement, de Strasbourg même.

Au revoir, mes chers auditeurs.