Demain l’▶Europe ! — À Strasbourg (21 novembre l950)
Chers auditeurs,
◀La▶ maison ◀de▶ laquelle je vous parle, à Strasbourg, s’appelle ◀d’▶un bien beau nom : ◀la▶ Maison ◀de▶ ◀l’▶Europe. Toute ◀la▶ question est ◀de▶ savoir si elle mérite ce nom, vraiment, et si elle ◀le▶ méritera devant ◀l’▶Histoire.
Je voudrais vous décrire ce soir, à bout portant, pour ainsi dire, ◀l’▶atmosphère qui ◀l’▶anime depuis trois jours.
Tout le monde est là, ◀la▶ presse, ◀les▶ photographes, ◀la▶ radio et ◀le▶ cinéma, ◀les▶ huissiers en noir à collier ◀d’▶argent, ◀la▶ garde ◀d’▶honneur en guêtres blanches sur ◀les▶ marches du palais, ◀le▶ public, des milliers ◀de▶ militants — je dis bien des milliers — et ◀les▶ grands et petits ténors ◀de▶ ◀la▶ vie politique européenne. Paraphrasant une déclaration célèbre ◀de▶ ◀la▶ Révolution française, je pourrais dire : qu’est-ce que c’est que ◀l’▶Assemblée européenne ? Rien. Que dit-elle être ? Tout. Que peut-elle faire ? Quelque chose. Je ne suis pas du tout sûr qu’elle fera quelque chose. Mais je suis sûr comme ◀de▶ ma propre vie qu’elle doit agir, d’ici ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ semaine, ou faire place à un autre avenir, qui pourrait être ou bien ◀l’▶Europe des militants fédéralistes, ou bien ◀l’▶armée ◀d’▶un empire étranger.
Je ne voudrais pas dramatiser outre mesure, mais chacun sait que ◀l’▶Europe est menacée, et chacun ◀de▶ nos pays, et ◀la▶ paix avec elle. Il faut agir très vite, et ◀le▶ Conseil de l’Europe se conduit, en réalité, comme s’il avait devant lui un siècle entier pour se livrer au petit jeu des partis et des intérêts nationaux.
Quelques instants avant ◀l’▶ouverture ◀de▶ la première séance ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, ◀le▶ comte Sforza, ministre italien des Affaires étrangères, retrouvait par hasard dans ◀les▶ couloirs deux amis ◀de▶ son temps ◀d’▶exil en Amérique et leur disait : « Comme ◀le▶ monde est petit ! mais ◀les▶ politiciens réussissent à ◀le▶ diviser ! » Dix minutes plus tard, ◀le▶ même Comte Sforza défendait devant ◀l’▶Assemblée ◀le▶ point de vue du Comité des ministres qu’il préside et qui refuse en fait toutes ◀les▶ propositions ◀d’▶union faites par ◀l’▶Assemblée ; puis il ajoutait, en son nom personnel, une profession ◀de▶ foi fédéraliste… Rien ne me semble plus typique ◀de▶ ◀la▶ situation ◀de▶ Strasbourg. ◀Les▶ individus sont souvent pleins ◀de▶ bonne volonté, mais en tant que ministre, ou en tant que députés ◀d’▶un parti ou ◀d’▶un pays, ils agissent au rebours de leurs convictions intimes, ils sont pris dans ◀la▶ mécanique des routines et des paragraphes, et leurs plus beaux élans, leurs appels à ◀l’▶urgence, finissent régulièrement par un renvoi lassé à quelque groupe ◀d’▶experts qui décideront ◀d’▶attendre.
◀Le▶ tragique ◀d’▶une telle situation, qui ressemble à un enlisement, se trouve souligné avec force par ◀la▶ présence ◀de▶ ces milliers ◀de▶ militants dont je vous parlais. Quatre mouvements fédéralistes ont tenu leur congrès annuel à Strasbourg même, ces jours derniers. Leur impatience grandit, je puis ◀le▶ dire, ◀d’▶heure en heure. ◀La▶ pression sur ◀l’▶Assemblée et sur ses commissions s’accroît. Beaucoup de signes font sentir que ◀l’▶heure ◀de▶ ◀la▶ décision approche.
Cet après-midi même s’est ouvert, solennellement, en face de ◀la▶ Maison ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀le▶ Conseil européen ◀de▶ vigilance, que ◀l’▶on appelle ici, plus couramment Conseil ◀de▶ ◀l’▶Orangerie, du nom du bâtiment où il se tient. Son premier but est ◀d’▶exercer une pression maximum sur ◀l’▶Assemblée pour qu’elle décide ◀de▶ former sans délai une fédération continentale, sans ◀les▶ Anglais pour commencer, avec tous ceux qui ont compris. Hautement représentatif des professions, des syndicats, des familles spirituelles, ◀de▶ ◀l’▶opinion vivante, ◀le▶ Conseil ◀de▶ ◀l’▶Orangerie ne possède pas ◀de▶ légalité proprement dite, mais à bien des égards, il peut revendiquer une plus grande légitimité morale que ◀l’▶Assemblée.
Demain matin, un très grand nombre des députés ◀de▶ ◀l’▶Assemblée régulière feront leur entrée en cortège dans ◀la▶ grande salle ◀de▶ ◀l’▶Orangerie, marquant ainsi par un acte solennel leur volonté ◀de▶ suivre ceux qui marchent.
Vous ◀le▶ voyez, ◀la▶ fièvre monte. Elle atteindra son point ◀de▶ crise dans trois ou quatre jours, probablement, lorsque convergeront sur Strasbourg, notre capitale, 3 000 jeunes gens venus de 15 pays, par des chemins ◀d’▶eux seuls connus, pour se livrer à une immense démonstration autour du Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe. Trois mille jeunes gens qui viendront dire aux députés et aux ministres :
« Messieurs, vos lenteurs, vos erreurs ou vos prudences devant ◀la▶ catastrophe possible, c’est nous, ◀les▶ jeunes, qui ◀les▶ payeront, et peut-être demain, ◀de▶ notre vie. Nous avons donc ◀le▶ droit ◀de▶ parler et ◀de▶ demander qu’on nous entende. »
Je n’en dis pas plus aujourd’hui. Mais ce n’est pas sans émotion que je pense à ◀la▶ marche lente, déjà commencée ce soir même, à travers nos frontières et nos pays, ◀de▶ ces jeunes enthousiastes et décidés, qui portent ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ paix, ◀de▶ leur paix !
Accompagnez-◀les▶ ◀de vos vœux, marchez tous avec eux en esprit.
Je vous dirai ce qu’ils auront fait pour vous, lundi prochain.