Demain l’▶Europe ! — Jeunesse ◀d’▶Europe (27 novembre 1950)
Chers auditeurs,
Je viens de rentrer ◀de▶ Strasbourg, où il s’est passé bien des choses, et je trouve enfin ◀le▶ loisir ◀de▶ feuilleter nos principaux journaux. Qu’ont-ils donc publié dans leurs colonnes pendant cette semaine importante pour ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ? J’ai fini par trouver quelques communiqués sur certains débats ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, choisis comme par hasard, tous ◀les▶ deux ou trois jours. Mais ces échos se trouvaient noyés dans un flot ◀de▶ nouvelles détaillées sur ◀la▶ pluie. Pour ◀le▶ reste : on précisait que ◀l’▶avion ◀de▶ M. Maurice Thorez avait décollé ◀d’▶Orly à 14h08, exactement, que ◀les▶ Sud-Coréens avaient occupé ou reperdu un certain nombre ◀de▶ villages aux noms imprononçables et que vous chercheriez en vain dans vos atlas ; enfin, ◀l’▶on consacrait des colones aux comptes rendus ◀d’▶un congrès pour ◀la▶ paix qui vient de se tenir en Pologne, pour protester paraît-il une fois de plus contre ◀l’▶impérialisme ◀de▶ nos démocraties assoiffées ◀de▶ sang. Ainsi, pour ◀l’▶historien futur qui examinera ◀la▶ presse ◀de▶ nos pays, durant ◀la▶ semaine dernière, ◀les▶ deux faits dominants auront été ◀la▶ pluie… et ◀le▶ congrès ◀de▶ Varsovie. Sur Strasbourg, on reste muet avec ◀la▶ plus étrange obstination. ◀Le▶ discours ◀de▶ Robert Schuman, qualifié ◀d’▶historique par ◀les▶ Anglais eux-mêmes ; ◀le▶ rassemblement sans précédent ◀de▶ 6 000 jeunes gens accourus ◀de▶ 12 pays pour proclamer leur volonté ◀d’▶union au seuil du Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe, — c’est à peine si on ◀les▶ mentionne en quelques lignes négligentes et inexactes. La plupart de nos quotidiens n’en ont pas dit un mot, faute de place sans doute : ils publiaient en effet, ◀le▶ même jour, ◀la▶ liste interminable des membres inconnus ◀d’▶un comité de plus formé à Varsovie. Je me frotte ◀les▶ yeux. Qu’est-ce que cela signifie ? Toute ◀la▶ publicité dans nos journaux, pour ◀les▶ ennemis jurés ◀de▶ ◀la▶ fédération ; tout ◀le▶ silence et ◀l’▶ironie pour nos amis ! On ne fait pas autrement dans ◀la▶ presse ◀de▶ Moscou. ◀De▶ quel côté du rideau ◀de▶ fer sommes-nous ? Je bornerai mon commentaire à cette question. Demandez ◀la▶ réponse à vos journaux. Et dites-le-moi, s’ils vous ◀la▶ donnent.
En attendant, j’essaierai ◀de▶ suppléer à ce refus ◀d’▶information et je vous parlerai non pas encore ce soir des résultats ◀de▶ ◀la▶ session ◀de▶ Strasbourg, mais ◀d’▶une grande manifestation qui en a marqué ◀la▶ conclusion.
Depuis deux mois, un jeune professeur ◀d’▶université, Michel Mouskhély, parcourait ◀l’▶Europe en tout sens et confiait son projet à des groupes ◀d’▶étudiants. Il rêvait ◀d’▶organiser une grande marche ◀de▶ ◀la▶ jeunesse sur ◀la▶ capitale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Quand je ◀l’▶ai revu, il y a huit jours, il m’a dit : nous serons 3000. Je ◀l’▶espérais, sans trop oser y croire. Car ◀les▶ obstacles étaient considérables : manque ◀d’▶argent, méfiance bien naturelle ◀de▶ ◀la▶ police devant cette invasion ◀d’▶étrangers, et difficultés ◀de▶ transport. Combien ◀de▶ ces jeunes gens parviendraient-ils à vaincre ◀la▶ fatigue ◀de▶ deux ou trois nuits ◀de▶ voyage sans sommeil, et à franchir tant de frontières car la plupart n’avaient point ◀de▶ passeports, ou refusaient ◀d’▶en faire usage ?
Et voici qu’au lieu de 3000 ils furent près de 6000, vendredi à Strasbourg ! Venus de France, ◀d’▶Allemagne, ◀de▶ Scandinavie, du Benelux, ◀de▶ ◀l’▶Italie et ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Silencieusement, dans ◀les▶ bosquets pluvieux du parc ◀de▶ ◀l’▶Orangerie, près du Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe, ils se concentrèrent en bon ordre. À 4 heures ◀de▶ ◀l’▶après-midi, leurs délégués présentèrent une requête à M. Spaak, président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée. Ils demandaient à lire eux-mêmes un message aux représentants réunis en séance plénière. ◀L’▶accès ◀de▶ ◀la▶ salle leur fut refusé, mais ◀le▶ message fut distribué à ◀la▶ presse et aux députés. Il était digne, mais très ferme.
Vous avez ◀le▶ devoir ◀de▶ nous écouter, disait-il aux députés, et nous avons des droits particuliers à vous parler. Car vos lenteurs et vos prudences inexplicables devant ◀les▶ catastrophes qui s’approchent, c’est nous ◀les▶ jeunes qui ◀les▶ payeront demain, peut-être même ◀de▶ notre vie. Nous ne sommes pas prêts à nous faire tuer pour ◀les▶ souverainetés nationales. Nous n’accepterons ◀de▶ mourir, que pour des raisons ◀de▶ vivre. Donnez-nous ces raisons : faites ◀l’▶Europe !j
◀Le▶ message demandait que ◀l’▶Assemblée se prononce en faveur d’un Pacte fédéral. « Si vous avez ◀le▶ courage ◀de▶ faire cet acte simple, ajoutait-il, vous réveillerez ◀le▶ grand espoir des peuples qui balayera devant vous ◀les▶ obstacles. »
◀La▶ nuit tombait. ◀Les▶ jeunes gens allumèrent des milliers ◀de▶ torches et commencèrent à s’approcher du Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe. Un important barrage ◀de▶ police en défendait ◀l’▶entrée. ◀La▶ foule s’impatientait. Prévenant avec sagesse, et non sans courage, ◀les▶ désordres qui auraient pu se produire, M. Spaak sortit du Palais, et du haut des marches, harangua ◀les▶ jeunes gens. Il commença par ◀les▶ féliciter ◀d’▶être venus en si grand nombre. Il leur conseilla ◀de▶ renouveler cette manifestation dans leurs pays, devant leurs propres parlements. Mais quand il voulut leur expliquer que ◀les▶ réalités politiques, hélas, ne permettaient pas ◀d’▶aller aussi vite qu’il ◀le▶ faut et que ◀la▶ jeunesse ne ◀le▶ souhaite, une clameur ◀de▶ protestations couvrit sa voix. Puis l’un des jeunes gens, dans une improvisation enflammée, dénonça ◀les▶ égoïsmes nationaux et partisans qui se dissimulent trop souvent sous ◀le▶ nom ◀de▶ « nécessités politiques ». Et ◀les▶ 6000 prêtèrent ◀le▶ serment solennel ◀de▶ consacrer leurs forces à ◀la▶ fédération, ◀de▶ ne plus tenir compte des frontières et ◀de▶ défendre désormais ◀l’▶Europe, mais seulement comme une patrie commune. Puis ils firent un cortège aux torches dans ◀la▶ ville, et disparurent comme ils étaient venus. Je viens ◀d’▶apprendre que des milliers d’entre eux rentrèrent dans leurs pays en forçant ◀les▶ frontières, conformément à leur serment. C’est un début.
Cette manifestation n’est qu’un avertissement. ◀L’▶an prochain, ils seront 20 000. ◀Les▶ députés, décidément, ne seront plus seuls, et je crois bien qu’ils ◀l’▶ont compris. ◀L’▶Histoire retiendra sans nul doute ◀le▶ Serment des jeunes à Strasbourg.
Mais nos journaux préfèrent vous apprendre qu’il pleut. Pensent-ils sauver ◀l’▶Europe avec des parapluies ?