(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — État de la construction européenne (4 décembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — État de la construction européenne (4 décembre 1950)

Sur le fond tragique de la guerre en Asie — car il ne s’agit plus de la seule Corée ou de la seule Indochine, ou du seul Tibet, mais c’est la moitié de la terre qui se voit menacée — , les questions européennes semblent diminuer d’importance, se perdre dans la brume des détails régionaux et des pluies diluviennes couvrant le continent. Et cependant, M. Acheson d’un côté, M. Churchill de l’autre, viennent de le répéter avec force : c’est l’Europe qui demeure l’enjeu de la lutte mondiale, c’est elle qui est menacée le plus gravement. Oui, l’Europe est la terre décisive. Et tout le monde est d’accord, en principe, qu’il n’y a plus qu’un moyen de la sauver, c’est de l’unir. Qu’a-t-on fait pour cela, depuis un mois ?

Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a refusé, le 4 novembre, toutes les mesures concrètes que proposait l’Assemblée. Mais celle-ci est revenue à la charge, 15 jours plus tard, avec une énergie qu’on ne lui avait pas connue l’été dernier.

Certes, la fraction fédéraliste du Parlement de Strasbourg n’est pas encore arrivée à ses fins. Ses efforts pour faire voter le principe d’un Pacte fédéral du continent ne sont pourtant pas restés vains. Douze députés seulement, sur 125, avaient voté dans ce sens au mois d’août. En novembre, leur groupe a passé à 37. Mais bien qu’ils n’aient pas encore emporté la décision, les fédéralistes ont obtenu des résultats indirects d’une réelle importance. En demandant le maximum avec obstination, ils ont conduit les plus hésitants de leurs collègues à accepter au moins quelque chose.

Contre les fédéralistes, accusés d’utopie et d’impatience dangereuse quand ils exigent un Pacte fédéral, la majorité des prudents et des tièdes a recommandé la création d’une série d’autorités européennes spécialisées. C’est ainsi qu’elle a discuté et accepté le plan Schuman pour le charbon et l’acier. Qu’elle a demandé une autorité commune pour les transports européens. Et qu’elle s’est enfin prononcée par 83 voix contre 7 en faveur d’une armée européenne. L’Allemagne peut y participer à droits égaux, mais dans le cadre d’une organisation commune, calculée de manière à interdire que se reforme une Wehrmacht autonome redoutée par la France, non sans raison.

Voilà du bon travail, enfin. Mais en réalité, tous ces projets ont eu pour origine nos congrès fédéralistes depuis 3 ans, et les travaux du Mouvement européen. Tout en persuadant qu’ils s’opposent victorieusement à nos plans excessifs, les tièdes et les prudents sont en train de réaliser ces mêmes plans un par un ! Si l’on continue ainsi, l’Europe se fera, sans que ses adversaires puissent l’empêcher, et sans que les sceptiques s’en doutent.

Au fond, la querelle qui oppose à Strasbourg les fédéralistes, partisans d’une constitution européenne, et les unionistes, partisans de simples accords spéciaux, est une fausse querelle. Je voudrais le faire voir par une image.

Il s’agit de construire une maison, l’Europe. Les fédéralistes en ont dressé les plans. Mais les autres leur disent : bornons-nous à creuser des fondations, et à bâtir un solide rez-de-chaussée. Je ne vois pas là de contradiction sérieuse. Car les fédéralistes savent très bien qu’on ne peut bâtir tous les étages à la fois, et qu’il faut commencer par le bas. Mais les autres devraient bien reconnaître qu’on ne se met pas à construire une maison si l’on n’a pas un plan d’ensemble. Rien ne sert de dire comme les Anglais : allons-y prudemment, étage par étage, si l’on refuse de saisir où l’on va, et si l’on n’a pas décidé que c’est une maison que l’on bâtit.

Il faut un plan. Il faut donc que les fédéralistes continuent à montrer le but et à demander à grands cris qu’on bâtisse la maison tout entière, ce sont eux, et eux seuls, qui entraîneront les autres, comme ils les ont déjà forcés à commencer les fondations.

Je suis heureux de pouvoir relever ce soir deux aspects positifs des débats de Strasbourg. Le premier, c’est l’attitude plus conciliante des Anglais ; les travaillistes, cette fois-ci, se sont abstenus dans les votes concernant le Pacte fédéral, — au lieu de voter contre, comme cet été, et d’empêcher les socialistes continentaux de voter pour. Il y a là une promesse de compromis, au moins.

En second lieu, j’ai été frappé par la haute tenue et le sérieux des débats de l’Assemblée sur le plan Schuman et sur l’armée européenne. Je me disais, en les écoutant : nous avons vraiment dépassé l’étape de la Société des Nations. Les hommes politiques et les économistes qui parlent ici ne se bornent plus à exposer le point de vue égoïste de leur gouvernement : ils étudient un plan d’action commune, bien précis, et définissent les sacrifices que chaque nation devra faire à l’Europe, pour qu’elle vive, et par elle, chacun de nos pays.

Ces progrès, plus considérables en réalité qu’ils n’apparaissent dans les journaux, c’est à la pression grandissante de l’opinion qu’il faut les attribuer. C’est l’impatience tant critiquée des fédéralistes, des étudiants, du Conseil de vigilance, qui les a rendus possibles, en créant le climat nécessaire. Le temps presse, vous le savez. Et pour que les pouvoirs se décident à aller moins lentement, il faut que vous exigiez tous qu’on aille vite, très vite, toujours plus vite. C’est le seul moyen de mettre en marche les lambins.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.