(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Sur l’opinion en général et la presse en particulier (11 décembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Sur l’opinion en général et la presse en particulier (11 décembre 1950)

La liberté de l’opinion est sans doute celle que nous devons défendre avec le plus de vigilance. Avec elle naît la démocratie. Là où elle meurt, naissent les régimes totalitaires. Nous avons su créer et maintenir chez nous une très large mesure de cette liberté-là. Nous avons le scrutin secret, ce qui est la plus sûre des garanties. Cependant on ne saurait appeler les citoyens à voter sur tous les sujets qui les occupent ou les passionnent. Lorsqu’il n’y a pas de vote, comment manifester la liberté des opinions ? Par les propos que chacun tient dans sa famille, dans son milieu professionnel, au café du commerce ou au cercle, et cela sans crainte d’être inquiété ou arrêté, tant que l’on vit dans une démocratie… tout court. Mais ces propos n’atteignent forcément qu’un nombre restreint d’auditeurs. Pratiquement, l’opinion publique délègue le soin de l’exprimer à la presse et à la radio. Mais ces moyens sont loin d’être parfaits : rien ne garantit, en effet, que l’article de M. X ou la chronique de M. Y devant le micro traduisent les convictions réelles des lecteurs ou des auditeurs. La seule manière de remédier à cet écart inévitable entre l’opinion telle qu’elle est et les organes qui parlent en son nom, c’est, je pense, la libre critique, c’est-à-dire la libre expression des réactions favorables ou non de ceux qui lisent ou qui écoutent. Et c’est pourquoi les magazines anglo-saxons font une si large place aux lettres des lecteurs. Eh bien, c’est une espèce de lettre de lecteur que j’adressais, il y a quinze jours, devant ce micro, à la presse suisse dans son ensemble. Je lui reprochais d’avoir trop peu parlé de l’Assemblée de Strasbourg, du discours de Robert Schuman et d’une grande manifestation faite par 6000 jeunes gens devant le Palais de l’Europe.

Cette chronique a provoqué des réactions parfois fort vives : beaucoup d’auditeurs m’ont approuvé avec chaleur. Mais les journaux, comme je pouvais m’y attendre, ont été plus frais. L’un qui me traite assez souvent de « misérable propagandiste au cachet » — expression qui elle-même ne manque pas de cachet — m’a traité cette fois-ci d’enragé, simplement. Un hebdomadaire religieux a déclaré que si les journaux ne recevaient pas de nouvelles de Strasbourg, c’était ma faute — comme si j’étais une agence de presse ! Un troisième se borne à me reprocher d’être injuste, sans d’ailleurs le prouver. Enfin, un quatrième écrit qu’en son nom, comme au nom de la presse suisse en général, il oppose « un démenti formel à (mes) allégations ». Comme je viens de vous le dire, j’aime la libre critique. Encore faut-il qu’elle soit fondée. Prenons donc, à titre d’exemple, l’excellent organe qui, précisément, m’inflige ce « démenti formel ». J’ai sous les yeux tous les numéros qu’il a publiés du 15 au 26 novembre, c’est-à-dire pendant la période où siégeait l’Assemblée de Strasbourg. Je cherche bien, page après page, et je trouve ceci :

Informations sur l’Assemblée : zéro

Informations sur le discours Schuman : zéro

Informations sur la manifestation des jeunes : zéro

C’est à peu près ce que j’avais dit ; c’est même plus net. Le démenti que l’on m’oppose n’est donc formé que dans ce sens : qu’on ne m’a pas montré son contenu. J’ajoute, pour être scrupuleux, que deux dépêches d’un correspondant de Londres décrivent, l’une les réactions de l’opinion anglaise devant Strasbourg, l’autre, les effets de cette même opinion du discours Schuman, que le journal avait omis de nous annoncer. Ce n’est donc qu’à travers les brumes londoniennes que les lecteurs suisses ont pu percevoir un reflet de l’Assemblée européenne, et savoir qu’elle délibérait, du 17 au 24 novembre. Tels sont les faits, et je m’excuse d’avoir dû descendre au détail, mais la valeur de ma petite analyse est justement celle d’un exemple bien précis.

Maintenant, point de malentendus. Je ne cherche point querelle au journal que je cite : je réponds simplement à sa critique. Et je ne suppose pas un instant qu’il ait mis la moindre malice à passer Strasbourg sous silence, car en maintes autres occasions, ce même journal a parlé avec sympathie de l’action des divers mouvements fédéralistes, dont Strasbourg est un résultat.

Laissons de côté tout esprit de chicane, et cherchons à comprendre le pourquoi des silences que j’ai signalés, ou de la parcimonie avec laquelle on publie les dépêches d’agences relatives aux travaux de Strasbourg.

C’est un fait que Strasbourg a déçu, jusqu’ici. On trouve en général que l’Assemblée est trop timide dans ses résolutions. On en déduit que ses efforts ne passionnent pas beaucoup les lecteurs. Ceux-ci ne lisant pas de nouvelles sur l’Assemblée, se persuadent qu’on n’y fait rien du tout. Et les députés à leur tour, s’écrient : comment pourrions-nous avancer, quand l’opinion refuse de nous suivre !

Voilà donc un beau cercle vicieux. Il existe, je pense, trois moyens d’en sortir :

Le premier, c’est que les députés se décident à marcher sans regarder derrière eux, si on va les suivre. Car on suit ceux qui marchent, dit Péguy.

Le second, c’est que nos journaux cessent d’imprimer que la fédération européenne n’intéresse pas notre opinion, car en disant cela, ils contribuent eux-mêmes à fabriquer cette opinion à laquelle ils croient ensuite obéir.

Le troisième moyen, c’est que l’opinion elle-même, c’est-à-dire vous et moi, disions et écrivions à nos journaux : l’union de l’Europe nous intéresse directement. Elle ne fera de mal à personne, elle dépasse les querelles de partis, elle est une raison d’espérer, une œuvre constructive enfin ! Que vous faut-il de plus pour en parler souvent ?

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.