Demain l’Europe ! — Sur l’opinion en général et la presse en particulier (11 décembre 1950)
La liberté de▶ l’opinion est sans doute celle que nous devons défendre avec le plus ◀de▶ vigilance. Avec elle naît la démocratie. Là où elle meurt, naissent les régimes totalitaires. Nous avons su créer et maintenir chez nous une très large mesure ◀de▶ cette liberté-là. Nous avons le scrutin secret, ce qui est la plus sûre des garanties. Cependant on ne saurait appeler les citoyens à voter sur tous les sujets qui les occupent ou les passionnent. Lorsqu’il n’y a pas ◀de▶ vote, comment manifester la liberté des opinions ? Par les propos que chacun tient dans sa famille, dans son milieu professionnel, au café du commerce ou au cercle, et cela sans crainte ◀d’▶être inquiété ou arrêté, tant que l’on vit dans une démocratie… tout court. Mais ces propos n’atteignent forcément qu’un nombre restreint ◀d’▶auditeurs. Pratiquement, l’opinion publique délègue le soin ◀de▶ l’exprimer à la presse et à la radio. Mais ces moyens sont loin ◀d’▶être parfaits : rien ne garantit, en effet, que l’article ◀de▶ M. X ou la chronique ◀de▶ M. Y devant le micro traduisent les convictions réelles des lecteurs ou des auditeurs. La seule manière ◀de▶ remédier à cet écart inévitable entre l’opinion telle qu’elle est et les organes qui parlent en son nom, c’est, je pense, la libre critique, c’est-à-dire la libre expression des réactions favorables ou non ◀de▶ ceux qui lisent ou qui écoutent. Et c’est pourquoi les magazines anglo-saxons font une si large place aux lettres des lecteurs. Eh bien, c’est une espèce ◀de▶ lettre ◀de▶ lecteur que j’adressais, il y a quinze jours, devant ce micro, à la presse suisse dans son ensemble. Je lui reprochais ◀d’▶avoir trop peu parlé ◀de▶ l’Assemblée de Strasbourg, du discours ◀de▶ Robert Schuman et ◀d’▶une grande manifestation faite par 6000 jeunes gens devant le Palais ◀de▶ l’Europe.
Cette chronique a provoqué des réactions parfois fort vives : beaucoup ◀d’▶auditeurs m’ont approuvé avec chaleur. Mais les journaux, comme je pouvais m’y attendre, ont été plus frais. L’un qui me traite assez souvent ◀de▶ « misérable propagandiste au cachet » — expression qui elle-même ne manque pas ◀de▶ cachet — m’a traité cette fois-ci ◀d’▶enragé, simplement. Un hebdomadaire religieux a déclaré que si les journaux ne recevaient pas ◀de▶ nouvelles ◀de▶ Strasbourg, c’était ma faute — comme si j’étais une agence ◀de▶ presse ! Un troisième se borne à me reprocher ◀d’▶être injuste, sans d’ailleurs le prouver. Enfin, un quatrième écrit qu’en son nom, comme au nom de la presse suisse en général, il oppose « un démenti formel à (mes) allégations ». Comme je viens de vous le dire, j’aime la libre critique. Encore faut-il qu’elle soit fondée. Prenons donc, à titre ◀d’▶exemple, l’excellent organe qui, précisément, m’inflige ce « démenti formel ». J’ai sous les yeux tous les numéros qu’il a publiés du 15 au 26 novembre, c’est-à-dire pendant la période où siégeait l’Assemblée de Strasbourg. Je cherche bien, page après page, et je trouve ceci :
Informations sur l’Assemblée : zéro
Informations sur le discours Schuman : zéro
Informations sur la manifestation des jeunes : zéro
C’est à peu près ce que j’avais dit ; c’est même plus net. Le démenti que l’on m’oppose n’est donc formé que dans ce sens : qu’on ne m’a pas montré son contenu. J’ajoute, pour être scrupuleux, que deux dépêches ◀d’▶un correspondant ◀de▶ Londres décrivent, l’une les réactions ◀de▶ l’opinion anglaise devant Strasbourg, l’autre, les effets ◀de▶ cette même opinion du discours Schuman, que le journal avait omis ◀de▶ nous annoncer. Ce n’est donc qu’à travers les brumes londoniennes que les lecteurs suisses ont pu percevoir un reflet ◀de▶ l’Assemblée européenne, et savoir qu’elle délibérait, du 17 au 24 novembre. Tels sont les faits, et je m’excuse ◀d’▶avoir dû descendre au détail, mais la valeur ◀de▶ ma petite analyse est justement celle ◀d’▶un exemple bien précis.
Maintenant, point ◀de▶ malentendus. Je ne cherche point querelle au journal que je cite : je réponds simplement à sa critique. Et je ne suppose pas un instant qu’il ait mis la moindre malice à passer Strasbourg sous silence, car en maintes autres occasions, ce même journal a parlé avec sympathie ◀de▶ l’action des divers mouvements fédéralistes, dont Strasbourg est un résultat.
Laissons ◀de▶ côté tout esprit ◀de▶ chicane, et cherchons à comprendre le pourquoi des silences que j’ai signalés, ou ◀de▶ la parcimonie avec laquelle on publie les dépêches ◀d’▶agences relatives aux travaux ◀de▶ Strasbourg.
C’est un fait que Strasbourg a déçu, jusqu’ici. On trouve en général que l’Assemblée est trop timide dans ses résolutions. On en déduit que ses efforts ne passionnent pas beaucoup les lecteurs. Ceux-ci ne lisant pas ◀de▶ nouvelles sur l’Assemblée, se persuadent qu’on n’y fait rien du tout. Et les députés à leur tour, s’écrient : comment pourrions-nous avancer, quand l’opinion refuse ◀de▶ nous suivre !
Voilà donc un beau cercle vicieux. Il existe, je pense, trois moyens ◀d’▶en sortir :
Le premier, c’est que les députés se décident à marcher sans regarder derrière eux, si on va les suivre. Car on suit ceux qui marchent, dit Péguy.
Le second, c’est que nos journaux cessent ◀d’▶imprimer que la fédération européenne n’intéresse pas notre opinion, car en disant cela, ils contribuent eux-mêmes à fabriquer cette opinion à laquelle ils croient ensuite obéir.
Le troisième moyen, c’est que l’opinion elle-même, c’est-à-dire vous et moi, disions et écrivions à nos journaux : l’union ◀de▶ l’Europe nous intéresse directement. Elle ne fera ◀de▶ mal à personne, elle dépasse les querelles ◀de▶ partis, elle est une raison ◀d’espérer, une œuvre constructive enfin ! Que vous faut-il de plus pour en parler souvent ?
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.