Demain l’▶Europe ! — Équiper ◀l’▶Europe (18 décembre 1950)
Chers auditeurs,
Noël approche, et nos pensées voudraient se détourner un peu de ◀la▶ politique et ◀de▶ ses décevantes complexités. Je ne vais pas négliger cette occasion, ◀d’▶autant plus que ◀la▶ semaine dernière n’a rien apporté pour ◀l’▶Europe qui marque une nouveauté dans ce domaine ; cependant qu’à ◀l’▶écart ◀de▶ toutes ◀les▶ controverses, sur un tout autre plan, vous allez ◀le▶ voir, un projet que je crois ◀d’▶importance pour ◀l’▶avenir ◀de▶ notre continent prenait corps, ici même, à Genève. Dans ◀les▶ quelques minutes dont je dispose, je voudrais vous en faire entrevoir ◀la▶ portée.
◀Le▶ 12 décembre, au Centre européen de la culture, nous avions convoqué une dizaine ◀de▶ savants, ◀d’▶une sorte très particulière. C’étaient ◀les▶ directeurs (ou leurs représentants) des principaux instituts nationaux ◀de▶ recherches atomiques existants en Europe. Je suppose que ce mot « atomique » vous fait dresser ◀l’▶oreille — et vous avez raison — , mais vous inquiète aussi, et là, vous auriez tort. Car ces savants français et italiens, suisses et belges, hollandais et norvégiens, ne s’étaient pas réunis mardi dernier en vue de construire une monstrueuse bombe atomique ! Ils étaient là, bien au contraire, pour essayer ◀de▶ mettre en commun ◀les▶ ressources ◀de▶ tous leurs pays à des fins hardiment constructives, dans un domaine ◀d’▶où peut sortir bientôt ◀la▶ grande révolution des temps modernes. Je vous dirai tout de suite que cette rencontre, préparée par beaucoup de contacts et ◀d’▶études, a conduit à des résultats entièrement positifs et concrets. ◀Le▶ fait est rare, et il vaut bien qu’on ◀le▶ souligne. Mais avant de vous donner quelques détails sur ◀la▶ nature des résultats acquis, il faut que je vous décrive ◀la▶ situation qui rendait nécessaire cette entreprise.
◀L’▶énergie atomique est ◀la▶ plus bouleversante ◀de▶ toutes ◀les▶ découvertes ◀de▶ notre temps. ◀Le▶ grand public ne ◀l’▶a connue que par une seule ◀de▶ ses applications, ◀la▶ Bombe, spectaculaire certes, au pire sens du mot, mais accessoire du point de vue scientifique ; et, sans mauvais jeu ◀de▶ mots, purement accidentelle. Car en réalité, ◀l’▶énergie atomique contient des possibilités presque infinies non seulement pour ◀la▶ connaissance ◀de▶ ◀la▶ matière et du cosmos, mais encore pour ◀la▶ vie courante, pour ◀la▶ médecine, pour ◀l’▶industrie, pour ◀les▶ transports, pour toute ◀l’▶économie en général.
Nous sommes vraiment au seuil ◀d’▶une ère nouvelle dans tous ces domaines-là, ◀l’▶ère atomique, — et nous devons d’ores et déjà prévoir des formes ◀d’▶existence bien différentes ◀de▶ celles que nous menons encore, vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶ère qu’on peut appeler celle du charbon et du pétrole, matières promises à ◀l’▶épuisement dans un avenir plus ou moins proche.
◀Les▶ Américains et ◀les▶ Russes, plus largement réalistes que nous, ◀l’▶ont bien compris. Ils sont en train de prendre sur ◀l’▶Europe une avance proprement inquiétante et qu’un seul chiffre va vous faire sentir : cette année, ◀l’▶Amérique a consacré aux recherches ◀de▶ physique nucléaire environ 5 milliards ◀de▶ dollars tandis que ◀la▶ France n’y consacrait que 5 milliards ◀de▶ francs français, donc 380 fois moins.
Comment soutenir une pareille concurrence ? Il est bien clair qu’aucun ◀de▶ nos pays ne peut y réussir à lui tout seul. Aucun ◀de▶ nos pays n’est assez riche, et ne dispose ◀d’▶un nombre suffisant ◀de▶ savants et ◀de▶ grands appareils. Il en résulte que ◀l’▶Europe divisée en quelque 20 pays, tous trop petits pour ◀la▶ tâche, est en train de se laisser dangereusement distancer dans un domaine qui détient, je ◀le▶ répète, ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ puissance ◀de▶ demain. Or, sans puissance industrielle comparable à celle des deux Grands, ◀l’▶Europe ne pourra pas sauver longtemps ses libertés concrètes et son indépendance. De plus, elle voit ◀l’▶élite ◀de▶ ses savants tourner ◀les▶ yeux vers ◀l’▶Amérique, où beaucoup sont déjà partis, parce qu’ils y trouvent des instruments ◀de▶ recherche dont nous manquons.
Cette situation commande, vous ◀le▶ voyez, un redressement rapide et décisif. Il y a un an déjà, ◀la▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, réunie à Lausanne, s’en était occupée sur ◀l’▶impulsion ◀de▶ M. Raoul Dautry. Elle avait formulé ◀le▶ projet ◀d’▶un « pool » européen des recherches atomiques. Cela semblait alors bien utopique. Certains des délégués craignaient encore que ◀l’▶Amérique n’en prenne ombrage, ou que ◀les▶ gouvernements ne s’y refusent. Ces objections tombèrent, lorsqu’à Florence, au mois ◀de▶ juin, ◀la▶ conférence ◀de▶ ◀l’▶Unesco adopta un plan similaire en tous points à celui ◀de▶ Lausanne, sur ◀la▶ proposition précisément ◀d’▶un délégué américain. ◀La▶ voie devenait donc libre, et nous y sommes entrés résolument dès que ◀le▶ Centre européen de la culture s’est ouvert à Genève, au mois ◀d’▶octobre.
Voici maintenant ◀les▶ résultats acquis par notre réunion du 12 décembre.
◀La▶ création ◀d’▶un laboratoire européen ◀de▶ recherches atomiques a été décidée à ◀l’▶unanimité. Cet institut sera doté du plus puissant appareil atomique actuellement réalisable. Il s’agit ◀d’▶un énorme instrument ◀d’▶une puissance ◀de▶ 6 milliards ◀de▶ volts nommé Cosmotron, dont il n’existe au monde qu’un seul autre exemplaire en cours ◀de▶ construction près de New York. Seule ◀la▶ collaboration ◀de▶ tous ◀les▶ pays européens, acquise en principe, peut en permettre ◀la▶ réalisation. Celle-ci doit être commencée vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶année prochaine, sur ◀les▶ plans mis au point par un bureau ◀d’▶études, qui travaillera dès demain à Paris. En outre, pour former ◀les▶ théoriciens indispensables à ce laboratoire européen, une école ◀de▶ spécialistes s’ouvrira ◀l’▶été prochain dans ◀la▶ région du Mont-Blanc. ◀L’▶ensemble ◀de▶ cette vaste entreprise ◀d’▶équipement ◀de▶ ◀l’▶Europe en énergie est placé sous ◀le▶ patronage du Centre européen de la culture, avec ◀l’▶appui ◀de▶ ◀l’▶Unesco.
◀L’▶ampleur ◀d’▶un tel projet, ses conséquences pratiques pour ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, donc ◀de▶ chacun ◀de▶ nos pays, apparaissent dès maintenant considérables aux yeux des spécialistes et des industriels. Sans bruit, sans vaines discussions partisanes, c’est l’un des premiers piliers ◀de▶ ◀l’▶Europe unie que nous avons posés l’autre jour à Genève. Je suis heureux que mes chroniques ◀de▶ cette année puissent prendre fin sur une si bonne nouvelle !
Lundi prochain, et ◀le▶ lundi suivant, ce sera Noël et Nouvel An. Il va de soi que je céderai ◀la▶ parole à ces actualités éternelles. Et je vous dis, donc, au revoir, à ◀l’année prochaine.