(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Espérer, c’est agir (8 janvier 1951) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Espérer, c’est agir (8 janvier 1951)

Chers auditeurs,

Je commencerai par remercier ce soir ceux d’entre vous qui ne m’ont pas oublié dans leur distribution de vœux pour l’an nouveau. Plusieurs m’ont assuré qu’ils tiraient de mes chroniques sur l’Europe des raisons d’espérer. Voilà qui me touche, voilà qui m’encourage, mais aussi voilà qui m’incite à redoubler de prudence dans mes jugements sur notre situation réelle. Certes, nous avons tous besoin d’espoir, et plus que jamais. Nous en avons tellement besoin, qu’il faut éviter à tout prix d’éveiller de fausses espérances, qui nous laisseraient, une fois déçues, dans un état de fatalisme irrémédiable. Il y aura toujours de l’espoir pour ceux qui veulent faire quelque chose contre le destin et les fatalités.

Mais cela ne doit pas nous faire penser qu’il y ait beaucoup à espérer de la situation présente, et des faits tels qu’ils sont. Car si on laisse ces faits tels qu’ils sont, nous courons à l’abîme, c’est bien clair. On dit qu’il faut de l’espoir pour agir, mais je dirai plutôt qu’il n’y a d’espoir que dans la mesure où l’on agit. Ce n’est pas l’espoir qui modifie les faits, mais c’est l’action. Je m’en tiens donc plus que jamais à la doctrine que je formulais, il y a 16 ans déjà, dans un de mes premiers livres : à la doctrine du pessimisme actif. Si nous démissionnons, si nous nous écrions : il n’y a plus rien à faire, le désastre est fatal, eh bien oui, le désastre est fatal et nous sommes sûrs d’avoir raison. Mais, au contraire, si nous disons : « La situation est désastreuse, redoublons donc d’activité ! », alors il nous reste une bonne chance de faire l’Histoire, et de modifier notre destin.

Ce que je dis-là n’est pas de la morale en l’air, mais se rapporte concrètement à notre situation présente, vous allez le voir. Je résumerai la chose de la façon suivante qui a le mérite de la simplicité :

1. l’Europe a fait, l’année dernière, toutes les bêtises imaginables, plus une ou deux qu’on ne pouvait pas imaginer.

2. Il lui reste un an pour décider de faire autre chose, et pour le faire.

Dresser le bilan de 1950, c’est énumérer des échecs. Parler de l’espoir qui nous reste, c’est fixer un programme d’action pour l’an qui vient. J’esquisserai l’un et l’autre en trois minutes. Vous me pardonnerez, j’espère, de simplifier un peu…

En 1950, Strasbourg nous a déçus. Cette assemblée de délégués des parlements de 15 pays, au lieu de faire l’Europe, a fait de la politique. Elle a voté plusieurs résolutions utiles, mais n’a pas supprimé le veto des ministres, qui condamne au néant toutes ces résolutions.

Le Mouvement européen, qui avait par ses efforts et ses initiatives créé l’Assemblée de Strasbourg, et qui devait la pousser dans la voie de l’action, s’est immobilisé depuis des mois. Quant aux gouvernements européens, un seul, celui de la France, a proposé du neuf : le plan Schuman dans le domaine économique, le plan Pleven dans le domaine militaire. Mais au lieu de faire l’union dans une action commune, ces deux plans jusqu’ici n’ont provoqué qu’un concert de cris discordants. La droite prétend que le plan Schuman est dirigiste, tandis que la gauche le trouve trop libéral. Personne ne veut rien sacrifier. Pour la défense du continent, c’est encore pire. Veut-on ou ne veut-on pas armer l’Allemagne ? Tout le monde crie à la fois, je n’y comprends plus rien, et je crois bien que je ne suis pas le seul dans ce cas. En attendant de savoir au juste ce qu’ils veulent, tous nos pays votent des budgets astronomiques pour leur réarmement sur le plan national, lequel présente seulement deux graves inconvénients : celui d’être trop cher pour chaque pays, et celui d’être insuffisant pour défendre vraiment l’Europe, c’est-à-dire en fin de compte, chacun de ses pays. Nos rapports avec l’Amérique sont encore plus absurdes, si possible. Quand l’Amérique propose de nous défendre, une partie de l’opinion hurle à l’impérialisme. Quand l’Amérique fait mine de se détourner de nous, une autre partie de l’opinion l’accuse d’égoïsme sordide. L’Amérique juge l’Europe comme un tout. Elle comprend mal toutes nos contradictions. Elle comprend mal que nous ayons toutes les raisons du monde de nous unir, et que pourtant nous ne fassions rien.

J’avoue que je ne comprends pas non plus ! Ce que je vois beaucoup plus clairement, c’est ce qu’il nous reste à faire pendant les mois qui viennent.

Un sondage récent de l’opinion, dans douze pays, a prouvé que la majorité — 54 % de nos peuples, — est en faveur de la fédération. Le rassemblement de 6000 jeunes gens venus de loin pour manifester à Strasbourg est une raison de penser que la jeunesse veut agir. Le plan Schuman, le plan Pleven, le plan de recherches atomiques établi par le Centre européen de la culture, montrent comment l’Europe peut se faire pratiquement, peut se défendre, peut redevenir une grande puissance. Nous sommes 250 millions d’hommes et de femmes qui préférons encore nos libertés, relatives, au régime concentrationnaire, et qui pensons que le progrès social est plutôt du côté des ouvriers qui ont le droit de grève, que du côté de ceux qui ne l’ont plus. Nous avons des atouts considérables. Nous serions fous de ne pas les jouer. Les jouer, cela veut dire pratiquement : créer l’armée européenne, Allemands compris ; mettre en application le plan Schuman, et les plans similaires pour les transports, l’agriculture, les recherches scientifiques, l’abaissement des barrières douanières. Unifier l’action pour l’Europe, en dehors des politiciens, par la jeunesse ; et surtout persuader l’Européen moyen que ses libertés présentes, si imparfaites qu’elles soient, ont l’avantage d’être réelles, valent encore mieux que de fausses promesses assénées par une vraie police, et ménagent un meilleur avenir pour la grande masse et pour la paix.

Voilà mes vœux, au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.