Demain l’▶Europe ! — Peut-on fabriquer un Européen ? (15 janvier 1951)
Chers auditeurs,
Un magazine du genre « digeste » vient de me poser une question saugrenue. Il me demande ◀de▶ lui décrire en 4 pages « Comment on fabrique un Européen ». J’ai répondu sans hésiter, en 4 mots : « C’est absolument impossible ».
J’imagine assez bien que ◀l’▶on puisse fabriquer, soit un Yankee, soit un citoyen des Soviets, mais jamais un Européen. Parce que ◀l’▶Européen moyen n’existe pas.
Pour réussir un bon Américain moyen, voici ◀la▶ recette. Prenez deux Européens ◀de▶ nations différentes si possible. Mariez leur fils avec ◀la▶ fille ◀de▶ deux autres Européens. Attendez une génération. Répétez ◀le▶ processus quatre ou cinq fois. Lorsque Schmidt, fils ◀de▶ Schmidt, sera baptisé Smith, déclarez qu’il descend en droite ligne des émigrants venus ◀d’▶Angleterre sur ◀le▶ fameux bateau nommé ◀le▶ Mayflower. Il semble bien que ce bateau ait transporté plusieurs dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶ancêtres d’un seul coup : un Smith de plus ne ◀le▶ fera pas couler. Apprenez maintenant au jeune homme ◀la▶ phrase célèbre ◀de▶ Lincoln sur ◀le▶ gouvernement du peuple par ◀le▶ peuple et pour ◀le▶ peuple ; apprenez-lui ◀le▶ jeu du base-ball et ◀le▶ prix du dollar, lavez-lui ◀les▶ dents avec du chewing-gum, psychanalysez, agitez sur un rythme africain, emballez dans ◀de▶ ◀la▶ cellophane, et servez frais.
Pour fabriquer un Soviétique, c’est plus rapide : prenez un Russe, passez-◀le▶ au NKVD — sorte ◀de▶ DDT moral qui nettoie ◀les▶ idées subversives, et tirez ◀le▶ rideau.
Mais pour fabriquer un Européen, que prendrez-vous ? Si vous mélangez toutes nos nationalités au hasard, vous n’obtiendrez, au mieux, que des Américains manqués. Si vous essayez ◀de▶ combiner nos croyances, nos partis et nos traditions, cela n’ira pas mieux. Un mélange ◀de▶ catholiques et ◀de▶ juifs ne donnera pas des protestants ; pas plus qu’un mélange ◀de▶ socialistes et ◀de▶ conservateurs ne donnera des libéraux, ou un mélange ◀de▶ Français et ◀d’▶Allemands, des Suisses. Nos vertus, caractères et partis pris vitaux ne sauraient être additionnés pour composer ◀l’▶Européen moyen.
◀La▶ vérité, c’est que ◀le▶ problème posé est insoluble par définition. Car si ◀l’▶Américain est une moyenne, si ◀le▶ sujet des Soviets est ◀le▶ produit ◀d’▶un plan, ◀l’▶Européen, lui, sera toujours par essence un être qui diffère et tient à différer ◀de▶ son voisin et des modèles qu’on essaierait ◀de▶ lui imposer. Il n’y a pas ◀de▶ type européen moyen. Il n’y a en Europe que des Français, des Hollandais, des Bernois, des Croates ; des parpaillots, des mécréants, ou des papistes ; des socialistes suédois et luthériens, des anarchistes espagnols et athées, des conservateurs autrichiens et catholiques ; des Monégasques insouciants et des partisans motorisés ◀de▶ ◀la▶ paix concentrée. Il n’y a donc que des hommes habitués à différer ◀les▶ uns des autres, et c’est tout cela qu’on nomme ◀l’▶Europe. Et c’est pourquoi, faire un Européen moyen, ce serait tenter ◀de▶ faire quelque chose qui ne ressemblerait à rien ◀d’▶européen.
◀Le▶ vrai problème n’est pas ◀de▶ nous mélanger, mais ◀de▶ nous unir dans nos diversités. Il faut nous prendre comme nous sommes, avec nos 20 nations, nos 3 religions, nos 12 langues, nos 36 partis et nos innombrables coutumes, toutes supérieures à celles du pays ◀d’▶à côté. Et si ◀l’▶on me dit qu’il faut tout de même baser ◀l’▶union sur quelque chose qui soit commun à tous, je répondrai : ce que nous avons tous en commun, c’est justement cette volonté ◀de▶ rester nous-mêmes, chacun à sa façon. Voilà ce qui nous distingue en bloc des Russes et des Américains. Voilà ce qui fait que nous sommes Européens, — même si nous détestons qu’on nous parle ◀de▶ ◀l’▶Europe.
J’ai l’air ◀de▶ faire du paradoxe, mais voyez-vous : ce qu’il y a de plus humain chez tout homme, c’est ◀l’▶idée qui lui vient un jour — angoissante pour ◀l’▶adolescent — qu’il est ◀le▶ seul ◀de▶ son espèce, qu’il est un cas absolument unique. Or, tout le monde dit cela, et chacun se sent seul, et c’est en quoi nous nous ressemblons tous. De même, ce qu’il y a de plus européen chez ◀les▶ habitants ◀de▶ nos pays, c’est ◀l’▶idée qu’ils ont tous ◀d’▶appartenir d’abord à une famille, à une région, à une patrie, à des coutumes, à une langue bien distinctes ; c’est ◀l’▶idée qu’ils perdraient leurs libertés si on ◀les▶ empêchait ◀de▶ vivre à leur manière, qui n’est pas celle ◀de▶ leur voisin. J’en vois ◀la▶ preuve dans ◀le▶ reproche si courant qu’à tort ou à raison nous faisons à ◀l’▶Amérique : là-bas, répétons-nous, tout se ressemble ! (Que dirions-nous d’autres régimes, où ce n’est pas ◀la▶ pression ◀de▶ ◀la▶ mode, mais celle ◀de▶ ◀la▶ police qui ramène « dans ◀la▶ ligne »…?) Nous n’aimons pas ◀l’▶idée que tout se ressemble, nous tenons à nos diversités. Et nous sentons que ◀le▶ droit ◀de▶ ◀les▶ préserver est ◀la▶ vraie condition ◀de▶ nos libertés, non point seulement légales et théoriques, mais personnelles. Parce que nous sentons cela, nous sommes Européens.
Eh bien, ce n’est pas pour devenir tous pareils qu’il nous faut aujourd’hui nous fédérer, mais au contraire : si nous voulons rester Suisses, ou Français, ou Italiens, ou même Anglais, si nous voulons rester nous-mêmes, à notre idée, il n’y a plus une minute à perdre : il nous faut réunir nos ressources. Faute ◀de▶ former à temps cette libre union, nous serons unifiés par ◀la▶ force, mis au pas, ou froidement liquidés.
◀Les▶ nationalistes ◀les▶ plus myopes, comme on en trouve encore dans certains ◀de▶ nos pays, et même, ici ou là, dans nos cantons, ne peuvent tout de même pas espérer que leur nation serait capable ◀de▶ s’opposer à ◀la▶ marée totalitaire, donc ◀de▶ rester ce qu’elle est, sans ◀l’▶aide ◀de▶ ses voisins. ◀Les▶ vrais amis ◀de▶ ◀l’▶indépendance ◀de▶ leur nation, ce sont ceux qui réclament et préparent ◀la▶ fédération ◀de nos pays ; ceux qui disent : « Surmontons nos divisions, pour sauver nos diversités ».
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain !