Demain l’▶Europe ! — Dernière chronique (12 mars 1951)
Chers auditeurs,
Eh bien oui, je m’arrête. Tout a une fin. Pendant deux ans, je vous ai parlé à ce micro près ◀d’▶une centaine ◀de▶ fois, sur un sujet unique : ◀l’▶Europe qu’il nous faut faire, ◀l’▶Europe en train de se faire. ◀Le▶ sujet reste inépuisable, je n’en dirai pas autant des possibilités ◀d’▶un chroniqueur qui circule constamment ◀d’▶un bout ◀de▶ ◀l’▶Europe à l’autre, et ne s’arrange souvent que par miracle pour attraper au passage un micro, soucieux qu’il est ◀de▶ tenir sa promesse ◀d’▶« au revoir, à lundi prochain ! » Une extinction ◀de▶ voix, un retard survenu au cours ◀d’▶un long voyage, comme ces derniers lundis, et voilà ◀le▶ rendez-vous manqué. Et puis, il y a un temps pour tout, dit ◀l’▶Ecclésiaste, un temps pour parler ◀de▶ ◀l’▶Europe et un temps pour ◀la▶ faire dans ◀le▶ concret ; un temps pour poser ◀les▶ problèmes, un temps pour essayer ◀de▶ ◀les▶ résoudre. ◀Le▶ Centre européen de la culture, que je dirige à Genève, est l’un ◀de▶ ces efforts ◀de▶ réalisation. J’espère pouvoir bientôt revenir vous en parler, avec quelques amis, mais c’est une autre histoire. Puis-je vous prier ◀de▶ garder une oreille là-dessus ?
Ce soir, en guise d’adieu ou ◀d’▶au revoir, je vaudrais passer en revue ◀les▶ quelques idées simples qui ont guidé mes chroniques. Et ceci me donnera ◀l’▶occasion ◀d’▶une mise au point urgente sur ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ neutralité suisse.
Mon premier thème, ◀le▶ plus constant et ◀le▶ plus insistant, fut celui-ci : il faut unir ◀l’▶Europe, pour assurer ◀la▶ paix. Car seules nos divisions en vingt nations rivales expliquent notre faiblesse présente, malgré tant de richesses, humaines et matérielles, nos 300 millions ◀d’▶habitants, notre pouvoir ◀de▶ création. Cette faiblesse ◀de▶ ◀l’▶Europe est anormale. C’est à cause ◀d’▶elle qu’une guerre reste possible, mais d’autre part, elle serait surmontée par notre union. Faire ◀l’▶Europe, c’est donc faire ◀la▶ paix.
◀De▶ ce thème général ◀de▶ mes chroniques, certains totalitaires ont cru pouvoir déduire que j’étais ce qu’ils appellent un « va-t-en-guerre ». Ces gens-là nous affirment qu’ils parlent au nom des masses. Comme ils n’ont recueilli aux dernières élections, qu’environ 2 % des voix, et qu’ils traitent couramment ◀d’▶exploiteurs et ◀de▶ bellicistes frénétiques ◀les▶ 98 % qui votent contre eux dans notre peuple suisse et au scrutin secret, vous comprendrez que je ne me sente pas troublé. Si 2 % représentent « ◀les▶ masses », si 98 % représentent ◀la▶ minorité, si ◀l’▶on appelle « démocraties populaires » des dictatures qualifiées et avouées, je veux bien être un va-t-en-guerre.
Mon deuxième thème fut celui ◀de▶ ◀l’▶opinion, ◀la▶ vraie, celle qui s’exprime au vote secret. Je vous ai dit et répété que ◀l’▶opinion réelle, c’est ce que vous pensez, et non pas ce que ◀les▶ hommes politiques, ◀la▶ grande presse et ◀les▶ radios ◀d’▶État prétendent que tout le monde pense, sans avoir fait une enquête préalable. Je vous ai dit que ◀l’▶Europe se ferait seulement par ◀la▶ pression ◀de▶ cette opinion vraie, — opinion que j’ai tenté ◀d’▶informer selon mes modestes moyens, c’est-à-dire, 6 minutes par semaine. C’est bien peu, mais je ne suis pas seul dans cette action.
En troisième lieu, j’ai tenté ◀d’▶illustrer nos libertés réelles en Occident, celles que nous possédons en fait, comme ◀le▶ droit ◀de▶ circuler, ◀le▶ droit ◀de▶ grève, ◀le▶ droit ◀de▶ changer ◀de▶ bureau ou ◀d’▶atelier, ◀le▶ droit ◀d’▶opposition et ◀de▶ critique, ◀le▶ droit ◀de▶ s’exprimer sans risquer aussitôt ◀le▶ camp ◀de▶ concentration ou ◀de▶ rééducation. Et je n’ai pas défendu nos libertés parce que je ◀les▶ tenais pour parfaites. Elles ne ◀le▶ sont pas. Mais, telles qu’elles sont, elles nous permettent ◀de▶ lutter librement pour ◀les▶ rendre meilleures, pour ◀les▶ étendre au plus grand nombre. Elles sont ◀le▶ gage des progrès à venir. Elles sont ◀le▶ grand atout ◀de▶ notre Europe. Si nous devenons conscients ◀de▶ ce trésor immense, nous reprendrons espoir pour ◀l’▶Europe et ◀la▶ paix.
En quatrième lieu, j’ai dénoncé ◀l’▶ennemi intime ◀de▶ notre union : ◀le▶ pessimisme européen. Et je me suis efforcé ◀de▶ vous montrer qu’en dépit de cette apathie, héritage ◀de▶ ◀la▶ guerre ou produit ◀de▶ ◀la▶ peur, des hommes travaillent ◀de▶ tous côtés à ◀la▶ fédération du continent, et non seulement par ◀la▶ parole et par ◀l’▶écrit, mais par toute une série ◀d’▶actions pratiques ; non seulement par ◀le▶ Parlement ◀de▶ Strasbourg et par des publications multipliées, mais par ◀le▶ moyen du plan Schumann, ◀de▶ ◀l’▶Union des paiements, du plan Pleven, du Plan vert pour ◀l’▶agriculture, du Centre culturel ◀de▶ Genève, du Laboratoire européen ◀de▶ physique nucléaire, ou encore ◀d’▶une récente Union européenne du cinéma.
Je me suis gardé comme du feu des procédés ◀de▶ ◀la▶ propagande moderne. ◀La▶ propagande cherche à priver ◀les▶ hommes ◀de▶ leur libre examen, ◀de▶ leur esprit critique. J’ai cherché, au contraire, à vous mettre en présence des faits, des chiffres, et des problèmes réels, qu’ils soient ou non encourageants pour notre cause fédéraliste. Parler à ◀la▶ radio, ce n’est pas faire des discours. Car on s’adresse peut-être à des millions, mais on ne ◀les▶ trouve en réalité, en vérité humaine, que dans leur chambre, dans leurs foyers, tous seuls ou en famille. Cette familiarité ◀de▶ ◀la▶ radio est précieuse. Si ◀le▶ chroniqueur ◀l’▶a comprise, il doit s’interdire ◀l’▶éloquence et parler simplement ◀d’▶homme à homme. C’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ propagande et des hurlements hitlériens.
Enfin, j’ai soulevé plusieurs fois ◀le▶ problème des relations ◀de▶ ◀la▶ Suisse avec ◀le▶ Conseil de l’Europe. Problème à coup sûr délicat, puisqu’il se trouve lié, pour nous, à celui ◀de▶ ◀la▶ neutralité. Aussi bien ne ◀l’▶ai-je pas tranché, quoi qu’on en dise. Je me suis borné à ◀le▶ poser ou à ◀le▶ reposer dans ses données nouvelles. Puisque certains ◀l’▶ont mal compris apparemment, je résume en trois phrases mes arguments :
1. ◀L’▶adhésion ◀de▶ ◀la▶ Suisse neutre au Conseil de l’Europe, si elle se révélait possible, présenterait ◀l’▶avantage ◀d’▶accentuer ◀le▶ caractère pacifique ◀de▶ ◀l’▶institution ◀de▶ Strasbourg.
2. ◀La▶ neutralité traditionnelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse n’est pas comprise par ◀les▶ Américains, n’est pas crue par ◀les▶ Russes, et ne dépend plus, comme naguère, ◀de▶ ◀l’▶équilibre européen : elle est donc en fait discutée à ◀l’▶étranger.
3. Si nous voulons maintenir notre neutralité, il faut qu’en Suisse d’abord nous sachions bien ◀la▶ justifier avec des arguments solides et actuels. Refuser ◀d’▶en parler n’est pas un argument. ◀L’▶argument ◀de▶ ◀l’▶autruche n’a rien ◀de▶ patriotique.
Je demandais donc ◀l’▶ouverture ◀d’▶un débat. Un point, c’est tout. Sur quoi, aux deux extrêmes ◀de▶ ◀l’▶opinion publique, ce fut un beau tollé, puis un étrange accord ◀de▶ cris ◀d’▶indignation ! Un me traita ◀d’▶ennemi ◀de▶ notre neutralité parce que j’avais demandé qu’on en revoie ◀les▶ bases. Et beaucoup ◀d’▶auditeurs m’invitèrent à me défendre. Mais devant ◀de▶ micro, je dois me limiter à cette très simple mise au point. Je ne puis pas discuter ici avec ◀la▶ presse : ce serait injuste, car ◀la▶ radio atteint des centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶auditeurs, qui pratiquement ne peuvent pas lire ◀les▶ articles des journaux en question. ◀Le▶ texte ◀de▶ mes émissions a paru dans deux périodiques suisses, en allemand et en français. Chacun peut donc s’y reporter.
Aux attaques venues ◀de▶ ◀la▶ droite, j’opposerai ◀la▶ brochure récente ◀d’▶un conservateur catholique, Gonzague de Reynold, qui se trouve soutenir ◀les▶ mêmes thèses que moi, exactement. Aux attaques des totalitaires, je n’opposerai que ◀le▶ mot ◀d’▶un ◀de▶ mes amis : je suis un libéral, dit-il, donc toujours prêt à discuter avec n’importe quel adversaire. Je peux même discuter avec un imbécile, mais pas avec un gramophone.
Chers auditeurs, il me reste à vous remercier ◀de▶ votre fidélité à ◀l’▶écoute pendant deux ans, des innombrables messages que vous m’avez envoyés, non seulement ◀de▶ Suisse, mais ◀de▶ presque tous ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ Copenhague à Barcelone, ◀de▶ Cherbourg à Brindisi, et du fond ◀de▶ ◀l’▶Afrique. Messages ◀de▶ sympathie pour ◀la▶ cause que je défends, qui n’est pas une cause politique au sens étroit du mot, qui n’est pas une affaire ◀de▶ partis, ◀de▶ confession ou ◀de▶ nations, mais qui est ◀la▶ cause ◀d’▶une civilisation et ◀de▶ sa grande patrie continentale, ◀la▶ cause même ◀de▶ ◀la▶ paix, et ◀de▶ sa condition première : ◀la▶ liberté.
Si mes chroniques, pendant deux ans, n’ont rien fait ◀d’▶autre que ◀de▶ poser pour vous ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de son union nécessaire, c’est assez, vous jugerez, vous agirez vous-mêmes, je n’aurai pas perdu ma peine.
Au revoir, mes chers auditeurs, et peut-être à bientôt, qui sait ?