Culture et famine (novembre 1951)e
Allez dans un pays comme l’▶Inde, où, dans ◀la▶ seule province du Bihar, vingt millions ◀d’▶habitants meurent ◀de▶ faim. Montez à ◀la▶ tribune ◀d’▶un congrès ◀d’▶écrivains et proclamez « qu’il y a ◀de▶ ◀l’▶indécence à parler ◀de▶ culture quand ◀la▶ famine sévit » : tonnerre ◀d’▶applaudissements et toute ◀la▶ presse pour vous. J’ai vu cela ce printemps à Bombay, et ne m’en suis pas trop étonné. Mais pour peu que ◀l’▶on y réfléchisse…
Pourquoi ne pas avouer qu’il y a ◀de▶ ◀l’▶indécence à parler ◀de▶ culture tout court ? Certes, on n’aimerait pas ◀le▶ dire, mais c’est bien cela qu’on dit, objectivement, et logiquement aussi.
◀La▶ famine, en effet, a régné sur ◀la▶ Terre depuis qu’il y a des hommes, et qui n’en pensent pas moins. Culture est un mot plus récent, mais ce qu’il désigne est très vieux. Si ◀les▶ anciens Hindous, ◀les▶ Sumériens, ◀les▶ Égyptiens et ◀les▶ Romains, si nos ancêtres européens eux-mêmes avaient déclaré en leur temps : « point ◀de▶ culture tant qu’il subsiste parmi nous ◀de▶ ◀la▶ misère et ◀de▶ ◀la▶ famine », il n’y aurait point ◀de▶ civilisation. S’il n’y avait point ◀de▶ civilisation, nous serions sans moyens techniques ◀de▶ remédier à ◀la▶ famine.
Ce n’est pas un démagogue, ni même un philanthrope, c’est un savant indien nommé D. R. Sethi qui a trouvé ◀le▶ procédé pour détruire ◀les▶ racines ◀d’▶une herbe nommée kans, fléau ◀de▶ riches vallées à blé ◀de▶ ◀l’▶Inde centrale. Avec ◀l’▶aide des tracteurs américains qui avaient construit pendant ◀la▶ guerre ◀la▶ route birmane, il vient de rendre, en quelques mois ◀d’▶essais cent-mille tonnes ◀de▶ blé aux Indiens. Cette parabole permet ◀l’▶économie ◀d’▶autant ◀d’▶exemples ◀de▶ ce genre qu’il y eut ◀de▶ créations, dans ◀les▶ arts et ◀les▶ sciences, provoquées par ◀la▶ nécessité et seules capables ◀de▶ ◀la▶ surmonter.
À ◀l’▶appui ◀d’▶une déclaration ◀de▶ mauvaise conscience culturelle, comme celle que je citais plus haut — et dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ceux qui ◀l’▶applaudirent — il n’y a pas ◀l’▶ombre ◀d’▶une raison. Mais chacun voit qu’il y a deux circonstances atténuantes : un proverbe et un préjugé, qui relèvent à la fois ◀de▶ ◀la▶ sagesse des peuples et ◀d’▶une erreur courante sur ◀la▶ culture.
Ventre affamé n’a point ◀d’▶oreilles, dit ◀le▶ proverbe. Comment lutter contre cette « évidence » ? Il me semble pourtant que ◀le▶ contraire est vrai, que ce sont ◀les▶ repus qui n’écoutent pas, que ◀la▶ disette fut mère des civilisations, comme ◀l’▶angoisse ◀l’▶est ◀de▶ ◀la▶ pensée.
Quant à ◀l’▶erreur courante sur ◀la▶ culture, elle consiste à tenir cette dernière pour un luxe, à ◀la▶ confondre avec ◀la▶ lecture des romans, c’est-à-dire avec ces brioches que ◀la▶ reine Marie-Antoinette conseillait à un peuple sans pain.
Culture n’est pas consommation, mais production.
C’est ce que ◀l’▶époque bourgeoise semble avoir oublié, et ◀le▶ prolétariat hérite ◀de▶ cette erreur. Si ◀la▶ culture est tout d’abord prise de conscience ◀de▶ ◀l’▶homme en tant que créateur, elle est moyen ◀de▶ libération dans tous ◀les▶ ordres, du plus intellectuel au plus physique. Par suite, c’est ◀de▶ culture, non point ◀de▶ politique, qu’on doit parler dans un pays comme ◀l’▶Inde, sans cesse menacé ◀de▶ famine.
Et cela vaut aussi, bien entendu, pour ◀les▶ pays qui ont surtout faim ◀de▶ liberté.