Inde 1951 (décembre 1951)h i
Les États neufs ont des douaniers nerveux, mais ceux de▶ l’Inde se dominent : ils ont gardé cela des Anglais. Il leur faut cependant plus ◀d’▶une heure pour nous administrer les preuves méticuleuses ◀d’▶une souveraineté que nul ne songe à contester.
On nous demande pourquoi nous venons ici. — Pour un congrès. — Quel congrès ? Il y en a beaucoup. — Le Congrès indien pour la liberté ◀de▶ la culture. — Qui l’organise ? — La revue Thought, qui est publiée à New Dehli. — Alors, pourquoi le Congrès se tient-il à Bombay ? — Parce que M. Nehru le veut ainsi. (Réponse propre à faire croire au fonctionnaire que c’est M. Nehru qui patronne le Congrès, alors qu’en vérité, il s’est borné à le déplacer, par un décret, ◀de▶ la capitale à Bombay.)
L’officier n’est pas bien convaincu : il voudrait obtenir des réponses qu’il connaît. Finalement : — Où habiterez-vous ? — Au Taj Mahal Hôtel. Sourire ◀de▶ soulagement. — Au Taj ? OK.
OK ? On le dirait à moins. Plus qu’un hôtel, c’est un quartier ◀de▶ ville en un seul bâtiment surmonté ◀d’▶une coupole. À l’intérieur, deux rues ◀de▶ boutiques ◀de▶ luxe, ◀de▶ cafés et ◀de▶ librairies aboutissent dans le hall central ouvert sur un vaste patio où les voitures se succèdent sans relâche.
Ma chambre a dix mètres sur cinq, et cinq ◀de▶ haut. Du plafond pend une grande hélice à quatre pales, qu’un bouton électrique met en marche : trois vitesses. Sol ◀de▶ dalles grises polies, murs jaunes et beaucoup de meubles. Quand je sonne, trois serviteurs paraissent au fond ◀de▶ la pièce, devant une tenture sombre, sans nul bruit. Il m’est arrivé ◀de▶ sonner à nouveau n’entendant rien venir, et ◀de▶ m’apercevoir ensuite qu’ils étaient là déjà depuis un long moment. Pourquoi trois ? Je me dis que le premier prend les ordres, que le second probablement les enregistre, et que le troisième les exécute. Mais non, tout simplement, il y a trop ◀de▶ gens en Inde.
J’ai sommeillé sous le ronron lent ◀de▶ l’hélice. Je sonne pour demander du thé. Les trois formes blanches naissent dans l’ombre. Je me rendors. Le thé est là, et de nouveau trois hommes en blanc près de la table. Je leur demande du sucre. Ils sourient et s’inclinent. Ils ont des crayons à la main et des blocs ◀de▶ papier. Ils attendent. Je leur dis que c’est tout ce que je désire. Mais eux voudraient me poser quelques questions. Mon opinion sur la neutralité ◀de▶ l’Inde ? Sur Nehru ? Éclair ◀de▶ magnésium. Aveuglé, je comprends, et m’efforce ◀de▶ donner des réponses attendues, soudain frappé par la similitude entre le contrôle des étrangers et l’interview.
Bombay, porte des Indes, présente à l’arrivant l’architecture et le puissant trafic ◀d’▶une grande cité ◀de▶ l’Occident comme on en voit en Amérique du Sud : plus uniformément modernes que les nôtres. Notons une légère frustration ◀de▶ notre sens ◀de▶ l’exotisme.
Cette espèce ◀de▶ curiosité, toujours au bord de la ferveur, qu’évoque le terme ◀d’▶exotisme : rien de plus typiquement européen. Parmi les peuples ◀de▶ la terre, seuls les Européens recherchent l’étranger, le dépaysement pour lui-même, et sont déçus ◀de▶ ne le point trouver aussi pur et déconcertant qu’ils le rêvaient. Pour l’Indien, le Chinois, l’Arabe, l’étranger n’a jamais été un sujet ◀de▶ littérature, ◀de▶ nostalgie consciente et cultivée. Il peut bien être le plus fort, il le fut en effet pendant des siècles, mais il a tort, essentiellement. Cette conviction, vivante encore dans nos campagnes et derrière les rideaux ◀de▶ nos provinces, est répudiée depuis longtemps par nos élites voyageuses, chez lesquelles une croyance inverse prédomine. Il semble qu’au regard de la « hideuse vulgarité » ◀de▶ l’Occident, dont parlait récemment André Gide, toute la noblesse des gestes, des allures, toute la solennité des religions (les nôtres étant tenues pour préjugés) aient trouvé refuge en Orient, en Afrique, en Océanie… Incapables ◀de▶ croire en rien, nous courons admirer ceux qui vénèrent les vaches.
L’homme qui connaît ses dieux se conçoit dans leur ordre et sans autres problèmes, la faim n’étant qu’un ennemi. L’Occidental, qui ne se connaît plus, va voir ailleurs comment on croit, mais sans désir sérieux ◀de▶ partager la foi ◀de▶ ceux dont il admire qu’ils en aient une.
Ceci dit, je n’aurai ◀de▶ cesse que je n’aie découvert, à mon tour, derrière l’immense façade des quais synthétiquement occidentale, tout éclatante ◀d’▶ocres, ◀de▶ briques vernies, ◀de▶ blancs bleutés et ◀de▶ luxueux reflets aux vitres ◀de▶ milliers ◀de▶ bow-windows, la Sombre Chose, grouillante et mystérieuse, tapie tout près d’ici peut-être, comme le rêve sous la veille, instante et pourtant dérobée, la Sombre Chose pressentie, qui parfois nous envoie, mêlés à la circulation bien ordonnée ◀de▶ ces quartiers, des signes brefs et toujours inquiétants, le cri précipité et comme rageur ◀d’▶un corbeau maigre à ma fenêtre, une ombre nette ◀de▶ vautour traversant lentement la chaussée, des crachats rouges ◀de▶ bétel sur le trottoir, et ces moignons ◀de▶ bras charmants et menaçants… Sur le port et devant les grands hôtels, des fillettes aux yeux sans sourire, au corps ◀d’▶une insensée gracilité, à peine vêtues ◀d’▶un lambeau ◀de▶ coton, glissent dans les grosses voitures américaines, au moment de claquer les portières, leur petit bras coupé au coude. On retient la portière qui allait briser cela, on leur jette quelques pièces, mais elles reviennent toujours, avec cette insistance presque féroce des gens du Sud, avec un petit cri hostile et guttural, pareil à celui des corbeaux, le cri ◀de▶ la misère sauvage qui seule, dans cette fournaise humide, fouette encore l’énergie ◀de▶ l’animal humain.
Aborder l’Inde par Bombay, ou par son intelligentsia, c’est retrouver d’abord ce que nous connaissions, avec la seule surprise ◀de▶ n’en pas avoir d’autres.
Dès les premières heures ◀de▶ débats, il devient évident que leurs problèmes s’énoncent dans les mêmes termes qu’en Europe. Il y a ceux qui pensent que l’URSS c’est la justice, les USA la liberté ; ceux qui scrupuleusement se refusent à choisir entre le Coca-Cola et le camp ◀de▶ Kolyma ; ceux qui invoquent la morale et Gandhi pour justifier le neutralisme, et ceux qui tiennent à distinguer neutralisme et neutralité ; ceux qui demandent que les démocraties balayent devant leur porte, se réforment d’abord, et ceux qui veulent sauver d’abord la liberté, sans laquelle il n’est pas question ◀de▶ réformes humainement valables ; ceux enfin qui se frappent la poitrine en déclarant qu’il y a ◀de▶ l’indécence à venir parler ◀de▶ culture dans un pays où des millions sont affamés.
Ce dernier argument, lancé d’abord par l’un des délégués occidentaux, et frénétiquement applaudi, reparaît le lendemain dans les éditoriaux, les jours suivants dans mille échos, lettres à l’éditeur, et commentaires critiques sur le Congrès. Je quitterai l’Inde sans avoir voulu dire ce que j’en pense, qui se résume à ceci : si les anciens Hindous, les Égyptiens, les Sumériens et les Romains, si les Occidentaux eux-mêmes avaient déclaré en leur temps : point ◀de▶ culture tant qu’il subsiste ◀de▶ la misère et ◀de▶ la famine, il n’y aurait point ◀de▶ civilisation ; s’il n’y avait point ◀de▶ civilisation, nous serions sans moyens techniques pour remédier à la famine. J’en trouve une preuve de plus dans le journal ◀de▶ ce matin. C’est un savant indien, D. R. Sethi, qui inventa le procédé pour détruire les racines ◀d’▶une herbe nommée kans, fléau des riches vallées à blé ◀de▶ l’Inde centrale. Avec l’aide des tracteurs américains qui avaient construit la Route birmane, il vient de rendre, en quelques mois ◀d’▶essais, cent-mille tonnes ◀de▶ blé aux Indiens.
Mais je me tairai. « Ventre affamé n’a point ◀d’▶oreilles », et qui suis-je pour lutter ici contre la force ◀d’▶un proverbe, si convaincu que je sois qu’il dit faux, que ce sont les repus qui n’écoutent pas, et que la disette est mère des civilisations, comme l’angoisse l’est ◀de▶ la pensée.
— Que cherchez-vous ? me dit Raja Rao, que je rencontre dans le hall du Taj. (Il a l’air ◀d’▶un Gitan avec ses boucles noires, il est brahmine, et par un choix délibéré, très orthodoxe, donc très libre ◀d’▶esprit.)
— Je cherche l’Inde. La trouverai-je à Bombay ?
Il appelle un taxi, et nous voilà partis.
Nous avons quitté la voiture à l’entrée ◀d’▶une ruelle étroite que nous descendons lentement jusqu’à des escaliers très raides et compliqués, entre ◀de▶ hautes façades peintes en jaune. Statuettes vêtues ◀de▶ soie et ◀de▶ fleurs dans des niches, comme à Naples. Il y a bien, assises sur les marches, ces fillettes en sari aux narines cloutées ◀d’▶un diamant, aux chevilles surchargées ◀d’▶anneaux et ◀de▶ grelots, mais le décor est italien. (Et ce même rose très pâle et un peu mauve des cotonnades, que je n’avais encore vu qu’en Italie et plus rarement au Brésil.) Nous descendons. Les escaliers débouchent sur une place irrégulière, en terre battue, plantée ◀d’▶arbres au tronc pelé. Un désordre ◀de▶ maisons inégales sur la gauche. À droite s’étend un long bassin rectangulaire, empli ◀d’▶une eau verte et profonde. Tout autour du bassin, et sur l’îlot qui en occupe le centre, s’élèvent des colonnes ◀de▶ pierre noire, hérissées ◀de▶ demi-soucoupes : ce sont des lampes, et tout s’allume les soirs ◀de▶ fête.
Nous entrons dans une rue sinueuse, bordée ◀de▶ petites maisons à un ou deux étages, cages à oiseaux cubiques et mal superposées, ◀de▶ cafés minuscules dont les balcons surplombent le bassin, et ◀d’▶espèces ◀de▶ garages ou étables, on ne sait, aux larges portes à barreaux : les temples. Au fond ◀de▶ l’ombre, un autel s’illumine. Étoffes rouge et or derrière la statuette, bijoux, fleurs, menues verroteries, et dans l’étroit espace devant l’autel, une femme debout, sans un geste. Parfois le prêtre en pagne sort ◀d’▶un coin noir, et vient planter autour ◀d’▶une fontaine basse, dans la courette, deux minces baguettes ◀d’▶encens surmontées ◀d’▶une flammèche. Tout ceci s’ouvrant sur la rue, à quelques pas des hommes vautrés dans les boutiques, des passants à pieds nus qui circulent sans nous voir ◀de▶ leurs yeux fixes et ardents. Nous croise un être demi-nu, très vieux, le crâne tondu, deux mamelles pendant jusqu’au ventre. Des femmes aux membres incroyablement maigres et gracieux. Peu de bruits, et pas un sourire. La cloche ◀d’▶un temple tinte, sans musique. On entend le frottement des pieds nus, des saris roses, violets, vert assourdi. Des yeux brillent dans les portes sombres. Çà et là, un homme prie, accroupi contre un mur. Il règne dans tout le quartier une espèce ◀de▶ solennité énigmatique et insidieuse, qui tient du rêve et ◀de▶ la vie animale. Tout est menu, félin, misérable et précieux à la fois. Dans mes vêtements européens, je me sens trop lourd et trop grand.
Un peu plus loin, là où la rue tourne et s’éclaire, vers les roches noires et plates du bord ◀de▶ mer, des hommes assis en groupe écoutent une lecture à haute voix. Accroupi sur un banc, le lecteur tient ouvert sur ses genoux un gros in-quarto relié. Homme encore jeune, massif, ◀de▶ peau très noire, aux gros yeux blancs, sérieux et lent. Raja Rao lui demande ce qu’il lit. C’est un chant du Mahabharata. Ils écoutent sans bouger, jeunes et vieux, le livre dont Gandhi chaque soir lisait quelques extraits à ses disciples. Je ne sais si j’ai rien vu de plus touchant, ni jamais un groupe ◀d’▶hommes plus dignes et candides dans l’acte ◀d’▶entendre un poème.
Plus tard, comme nous remontions les pentes ◀de▶ Malabar Hill par des chemins encaissés entre les murs ◀de▶ parc des grandes demeures luxueuses, un saint nous a croisés. Comme je l’apercevais ◀de▶ loin : — Qui est-ce ? ai-je demandé à mon ami. — Un holy man, a-t-il répondu distraitement. — Mais un vrai ou un charlatan ? — Comment peut-on savoir. Il y en a tant.
Il marchait lentement, à grands pas importants, précédé ◀d’▶un énorme ventre bien bronzé, vêtu ◀d’▶une barbe rousse en éventail jusqu’aux épaules, ◀d’▶un cordon autour du cou pendant jusqu’au nombril, et ◀d’▶un pagne. Il rythmait ses lentes et grandes enjambées en frappant le sol ◀d’▶un bâton. Derrière lui se pressaient trois hommes plus petits, l’un sur les talons ◀de▶ l’autre, le premier très gros et court, le second décharné, les tendons des chevilles saillant comme des cordelettes, et le troisième trapu, crâne tondu, une sorte ◀de▶ queue ◀de▶ cheval surgissant du sommet ◀de▶ l’occiput. Le saint homme déployait son importance, les trois suiveurs semblaient vouloir montrer avec insistance qu’ils suivaient.
Le prêtre, le swami, le holy man : plus ils sont saints, plus ils sont nus, et non pas chamarrés ◀de▶ robes et surplis à l’instar des princes ou des rois, et comme le sont nos dignitaires ecclésiastiques, toujours plus lourdement revêtus à mesure qu’ils gravissent la hiérarchie sacrée. Nos mouvements ◀de▶ réforme religieuse n’ont-ils pas toujours commencé par revenir avec passion vers la nudité spirituelle ? Parfois même ils l’ont physiquement manifestée, ◀de▶ saint François aux Doukhobors.
Dans le salon ◀d’▶une vaste résidence, vidé ◀de▶ ses meubles, le mur du fond tendu ◀d’▶un seul voile ◀de▶ soie noir chargé ◀de▶ larges signes ◀d’▶or, Çakuntala dansait des danses classiques ◀de▶ l’Inde ancienne. Deux petits groupes ◀de▶ musiciens l’accompagnaient, assis à terre ◀de▶ chaque côté ◀de▶ la pièce.
La subtile dissymétrie ◀de▶ ses gestes, soulignée par des avancements obliques du menton, en liaison stricte avec les mouvements des bras, des doigts et des chevilles, m’a fait comprendre la statuaire hindoue : les attitudes des dieux : qui semblent monotones, ou parfois curieusement affectées, sont des figures ◀de▶ la danse ◀de▶ Shiva, langage rituel absolument exact, interprétant le devenir cosmique.
Ému par tant de beautés concertées, la danseuse et ses pas, dont chacun signifiait, l’éclat somptueux des soies, des couleurs, des bijoux, je songeais que l’idée ◀de▶ « mauvais goût » devient inconcevable en Inde, alors qu’un tel excès ◀de▶ richesses combinées n’eût pas manqué ◀de▶ l’évoquer dans nos pays. C’est qu’ici, rien ne relève du « goût », mais chaque forme et chaque geste sont dictés par le rite et revêtus ◀de▶ son autorité. Pourtant ce qui a suivi m’a troublé davantage et j’en parlerai plus longuement.
Devant la soie ◀de▶ fond viennent ◀d’▶apparaître deux hercules au visage rond barré ◀d’▶énormes moustaches noires, et ◀d’▶une placidité ◀d’▶expression qui surprend. Vêtus ◀de▶ blouses bleues et ◀de▶ longues culottes blanches serrées aux mollets, chacun ◀d’▶eux porte un bâton blanc semblable à celui ◀de▶ nos agents. L’introducteur annonce une « danse des sticks » symbolisant le duel ◀de▶ dieux jumeaux.
La musique commence doucement, batterie soutenant deux ou trois notes toujours pareilles. D’abord couchés à terre, dos à dos, les danseurs frappent très faiblement l’un contre l’autre leurs bâtons croisés ; puis se tournent lentement sur le côté et frappent un peu plus fort ; s’assoient et frappent ; tournent sur leur séant et frappent ; se lèvent et marchent à grands pas, genoux pliés, et frappent de plus en plus fort ; et quand leur danse atteint sa plus intense animation, frappant devant eux, ◀de▶ côté, derrière leur dos, les bras levés, avec une violence inouïe — s’ils venaient à rater un seul croisement des armes et se touchaient la tête, ils tomberaient raides — le fracas des bâtons devient celui ◀d’▶une dure mêlée ◀de▶ chevaliers, cependant que la musique monotone rythme les coups avec une implacable exactitude. Decrescendo. Maintenant les voici de nouveau presque assis, appuyés au sol ◀d’▶une main, frappant ◀de▶ l’autre ; puis ils se couchent, frappent encore faiblement, s’immobilisent et la musique s’arrête sans conclusion, comme n’importe où. Les deux géants aux faces placides se relèvent et s’en vont s’asseoir parmi les musiciens.
« Est-ce beau, ou grotesque, ou les deux ? », me souffle à l’oreille mon voisin. Ce qui m’a le plus surpris, c’est l’inhumanité (à notre sens occidental) ◀de▶ ces deux êtres absolument pareils et dénués ◀de▶ toute expression, leur naïveté inquiétante et opaque, leur animalité totalement possédée par le rythme léger des instruments, et ces coups décochés à intervalles précis, par une détente ◀d’▶une vigueur folle, sans la moindre trace ◀de▶ passion.
Non, ni « beau » ni « grotesque » n’ont rien à voir ici. La danse des deux hercules moustachus et puérils, surgis peut-être ◀d’▶un passé moghol, me fait entrer dans une compréhension bien autrement inquiétante ◀de▶ l’Asie. Comment dire ce que l’on sent être à ce point étranger aux concepts formulés par l’Europe ? Et comment suggérer dans son obscurité le sentiment, mal distinct ◀d’▶une angoisse, qu’ici le Moi, l’ego central, n’existe pas ?
Ces danseurs sont des rôles, des acteurs absolus, des fonctions symboliques, sans conscience propre et séparée. Je serais tenté ◀d’▶imaginer à la limite qu’ils ne sont rien que chair opaque, virilité à l’état pur. Aussi tyranniquement déterminés par la batterie des instruments et les figures dynamiques ◀de▶ la danse que l’animal par ses instincts. Sans problèmes, sans contradictions, sans dualité dans la conscience, donc sans aucune espèce ◀de▶ liberté possible, s’il est vrai que toute liberté suppose quelque hiatus intime entre le Moi et le destin. Il me semble qu’au seuil ◀de▶ comprendre, je viens de sentir au moins pourquoi l’Asie peut connaître les castes, ignorer entièrement la personne, faire bon marché ◀de▶ l’individu, ◀de▶ ses souffrances, ◀de▶ sa vie même, et pourquoi ses grandeurs anciennes nous semblent tour à tour follement belles ou cruelles, hideuses ou fascinantes comme les figures ◀d’▶un rêve, intensément précises mais sans échelle, chargées ◀d’▶une indicible signification, mais capables à chaque instant ◀de▶ se muer totalement l’une dans l’autre, tels les animaux et les dieux dans la métamorphose infinie ◀de▶ la Fable.
Chaque nuit, je sors ◀de▶ mon hôtel pour aller respirer l’air ◀de▶ la mer. Les corridors et les galeries ◀de▶ boutiques sont jonchés ◀de▶ corps endormis. (Quand je passe devant eux, mes serviteurs se lèvent à demi.) Dehors, dans l’ombre des arcades, des milliers ◀de▶ dormeurs sans mouvement. Sur le dos, bouche ouverte, à même le sol dallé, sur le ventre ou sur le côté, recroquevillés, nus ou couverts ◀d’▶un drap. Certains se font un lit ◀d’▶une table à fruits, d’autres ◀de▶ l’embrasure ◀d’▶une vitrine ◀de▶ boutique. Leur immobilité parfaite me fascine. (Nous bougeons presque tous en dormant. Mais je ne connais pas ◀d’▶Indien nerveux, même parmi les intellectuels.)
Près du port, des gamins vous offrent à voix basse les marchandises les plus diverses, commençant par des « english girls », sans doute les plus avouables ◀de▶ la liste. Il fait déjà trente-trois degrés, à deux heures du matin : l’été approche.
Accroupis au bord du chemin, on ne sait jamais, me disait M…, s’ils sont dans la posture ◀de▶ l’adoration ou celle ◀de▶ la défécation. Il y a bien moins ◀d’▶irrévérence dans cette remarque qu’un Occidental ne le pensera, ignorant par exemple que les Indiens religieux vénèrent jusqu’à la bouse des vaches sacrées, dont ils enduisent le four ◀de▶ leur cuisine, ou qu’ils s’appliquent sur les cheveux et sur le front en triples traits, non sans l’avoir mêlée ◀d’▶un colorant jaune ◀d’▶or ou vermillon.
Quartier purement indien du centre ◀de▶ Bombay : comment font les autos pour traverser sans semer la mort à chaque instant, cette foule ◀d’▶hommes en blanc qui marchent en tous sens entre les deux trottoirs, quand il faut encore contourner sans les frôler les vaches accroupies ou couchées sur le flanc en plein milieu ◀de▶ la chaussée. Mieux vaut aller à pied le long des étalages, lentement à travers les odeurs ◀d’▶huile brûlée, ◀d’▶encens ou ◀de▶ pétales ◀de▶ fleurs emplissant des corbeilles si fraîches à voir. Dans la fournaise ◀d’▶une petite place, vers midi, j’hésitais entre trois ruelles. J’entrevois par une porte cochère une cour ombreuse, où mon premier mouvement serait ◀d’▶entrer. Mon guide me retient par la manche : lieu sacré. Un homme, sur le seuil, fait un signe. Je ne comprends pas. Je passe le porche.
Saisissement dès l’entrée dans l’ombre et le silence. Essayer ◀de▶ se rappeler le plus grand nombre possible des objets livrés à ma vue, pendant les brefs instants où je pourrai me tenir là, observé, surveillé, repoussé par tous ces yeux hostiles et insistants.
Sur les grandes dalles ◀de▶ pierre, l’urine des vaches sacrées se répand lentement en larges nappes. À droite, sous un auvent, des zébus attachés au bord d’un abreuvoir. À gauche, un énorme pipal — c’est l’arbre sacré ◀de▶ Vishnu — dont le feuillage couvre la cour entière. Dans la torsade ◀de▶ racines grises formant le tronc, des fleurs roses et violettes, piquées en ex-voto. Devant moi, quelques marches conduisent à une terrasse surélevée ◀d’▶un mètre. Des hommes assis sur le rebord, jambes pendantes, me regardent. Au pied ◀de▶ l’arbre, une petite fontaine et un autel, chargé ◀de▶ fleurs et ◀d’▶offrandes. Un homme prie debout, puis se tourne à demi en remuant les lèvres vers l’autre côté ◀de▶ la cour. Je suis son regard et découvre en retrait, au-delà ◀de▶ l’abreuvoir, un bâtiment peint en bleu-vert, chargé ◀de▶ clochetons et ◀de▶ reliefs rococo, qui évoque un pavillon ◀de▶ foire et qui est un temple. En réalité toute cette cour, avec les vaches et leur mine sacrée, le pipal, l’autel, la fontaine, les fleurs offertes et les fidèles muets, forme l’antichambre ou le parvis du temple. ◀D’▶où l’impression ◀de▶ solennité, dès le premier regard jeté ◀de▶ la rue. Au fond, dans le prolongement ◀de▶ la terrasse, on distingue entre les feuillages des maisons, des enfants qui jouent, du linge qui pend.
Atmosphère hiératique, « arrêtée » en plein cœur du désordre éperdu ◀de▶ la ville. L’ombre, l’absence ◀de▶ paroles, ◀de▶ mouvements. Et la composition compliquée ◀de▶ l’ensemble, comme une mise en scène pleine ◀de▶ sous-entendus. J’attends un geste, un cri. Rien ne se passe. Ou plutôt, je ne saurai jamais ce qui, ◀de▶ toute évidence envoûtante, se passe ici, sans manifestation.
Hindouisme. — Point ◀d’▶Église, ni ◀de▶ hiérarchie, ni ◀de▶ paroisses, ni ◀d’▶organisation ; point ◀de▶ croyance en Dieu, ni ◀de▶ théologie, ◀de▶ credo ni ◀de▶ catéchisme ; point ◀de▶ liturgie non plus puisqu’il n’existe pas ◀de▶ culte public, ni même ◀de▶ rites communautaires ; à part les processions et fêtes périodiques ; enfin, peu de respect pour les prêtres, sortes ◀de▶ domestiques des temples, utiles par leur savoir des rites ◀de▶ la naissance et ◀de▶ la mort, mais fort inférieurs aux brahmines.
Comment cette religion subsiste-t-elle, privée ◀de▶ toute espèce ◀d’▶institutions et ◀de▶ disciplines collectives ? Elle se transmet par la famille, par le respect ◀de▶ la caste, par l’étude des Vedas, surtout par les écoles ◀de▶ Maîtres. Les rites sont familiaux, ou même individuels. Dans ce pays où les rues grouillent jusqu’au délire, où l’on multiplie par trois, par dix, par cent le nombre des individus jugés nécessaires chez nous pour une tâche déterminée, où j’ai vu jusqu’à cinq personnes sur une bicyclette — le père, la mère, et trois enfants — où enfin, ◀d’▶une manière générale, il y a partout trop ◀de▶ gens ; dans ce pays qui ne croit pas à l’absolu ◀de▶ la personne et qui semble voué au collectif, la dévotion et le culte sont individualistes. Et bien plus encore le salut. Je revois ces femmes seules dans les temples étroits, intimes avec le dieu, tournant le dos aux passants. Et ces hommes en prière contre un mur. Et ces saints demi-nus, traversant à grands pas les rues encombrées ◀de▶ piétons, ◀de▶ vaches, ◀de▶ zébus et ◀d’▶autos, allant ailleurs, on ne sait où, mais on ne peut s’empêcher ◀de▶ se le demander, et ◀d’▶eux seuls dans la foule infinie, car eux seuls sont vraiment distincts, marchant vers autre chose que leur nature, quand tout le reste est déterminé par la fonction, l’espèce, la caste…
Grand dîner chez le ministre ◀de▶ l’Alimentation : bouillons ◀de▶ légumes, légumes hachés, curries, galettes, fruits doux-amers, jus ◀de▶ fruits et glaces, servis dans ◀de▶ petits bols que l’on dépose sans relâche et sans ordre sur le pourtour ◀d’▶un grand plateau ◀d’▶argent, devant chaque convive.
La conversation s’engage entre Stephen Spender et ses vis-à-vis Hindous et Parsis. Stephen déplore la condition présente ◀de▶ l’homme occidental, tourmenté comme on sait par mille complexes, sexuels surtout. Qu’en est-il en Inde ? Les Indiens échangent un sourire, hésitent un peu, par politesse sans doute, et disent enfin que non, qu’ils n’ont pas ◀de▶ complexes, surtout pas ◀de▶ complexes sexuels. Spender insiste, interroge anxieusement, se plaint ◀de▶ notre sens du péché. Les Indiens continuent ◀de▶ sourire : non vraiment, ils n’ont pas ce sens-là…
Il y a beaucoup à dire sur ce dialogue, ainsi réduit à sa plus grande simplicité. Je reviens à ce que j’écrivais sur l’absence ◀de▶ contradiction dans l’être intime ◀de▶ l’Asiatique : c’est une autre manière ◀d’▶exprimer qu’il n’a pas le sens du péché ; et par suite, qu’il n’a pas non plus le sens ◀de▶ la révolte, ni celui ◀de▶ l’humour, ni même celui ◀de▶ l’originalité, étant l’homme du Karma, et ◀d’▶une caste. La suppression des castes, admise en droit, si elle devenait jamais effective, entraînerait ◀d’▶infinies conséquences dans tous ces ordres. Elle créerait un champ libre aux problèmes personnels, aux risques permanents ◀de▶ la personne, à ses échecs dans la névrose ou l’insanité collective, bref, à toute l’aventure courue par l’Occident.
Dans l’état présent des choses, on comprend fort bien que notre idée ◀de▶ l’originalité (dans les arts ou dans la conduite) ne signifie rien ◀de▶ raisonnable pour l’Asiatique en tant que tel14. Il est ◀d’▶une caste, ◀d’▶une secte religieuse, ◀d’▶une voie spirituelle définie, ◀d’▶une école ou ◀d’▶une profession. La variation, l’innovation individuelle ne sont pas vues, ou bien ne sont qu’erreurs.
Le besoin ◀d’▶être original, et dans un autre ordre l’humour, expriment notre notion ◀de▶ l’individu : isolé, désacralisé, en révolte ouverte ou sournoise contre un ordre ◀de▶ choses par essence discutable, c’est-à-dire affecté dès l’origine, comme en chacun ◀de▶ ses états, par un principe ◀d’▶injustice, ◀de▶ malheur, ◀d’▶incomplétude inéluctable. ◀D’▶où le sens du péché, ◀d’▶où la révolte, ◀d’▶où l’idée ◀d’▶un progrès nécessaire, absolument liés dans notre histoire et dans notre action personnelle. Alors la vocation vient remplacer le rôle. Qu’elle fasse défaut, et nous vivons dans l’incertain, l’absurde ou la médiocrité.
Chez l’Indien donc, point ◀de▶ révolte. À ce qui menacerait ◀de▶ le dénaturer, il résiste en collant à son identité, qui est celle ◀d’▶un ordre et non pas ◀d’▶un ego, ◀d’▶un être différent qui ne vivra qu’une fois. Il résiste sans contre-attaque, sans chercher à détruire un ennemi étranger, car dans toute destruction violente et non rituelle il y a le risque insane ◀de▶ changer le réel et ◀de▶ blesser l’ordre du monde. ◀De▶ là, sans doute, l’idée ◀de▶ non-violence, forme ◀de▶ résistance la plus profonde à l’étrangeté néfaste ◀de▶ l’ennemi, puisqu’elle met à l’abri du danger ◀de▶ communier avec lui dans la lutte et ◀d’▶en sortir contaminé.
Nehru. — L’un ◀de▶ ses anciens amis m’a mis en garde. « Nehru, me disait-il, suit en toute occasion la ligne approuvée par les Russes. Prenez l’affaire ◀de▶ la Corée : il propose un plébiscite “démocratique”, qui ne peut tourner qu’à l’avantage des communistes. Mais prenez l’affaire du Kashmir : là, plus question ◀de▶ plébiscite, idée quantitative et bien américaine ; il s’agit au contraire de sauver les droits ◀de▶ la minorité, seule responsable et progressiste, et qui est hindoue. N’oubliez pas que le Pandit est du Kashmir. Prenez enfin l’affaire du blé. La famine menace au Bihar. On demande l’aide des États-Unis, on critique en même temps leur politique, on les rend hésitants et l’on se plaint ◀de▶ leur retard, mais si l’URSS nous envoie deux wagons ◀de▶ céréales, on salue la grandeur du geste. Nehru, qui a visité la Russie soviétique il y a vingt ans, la tient pour le pays ◀de▶ l’avenir. Cependant il déteste les communistes indiens, fait emprisonner leurs leaders. Staline s’en moque, pourvu que l’Inde appuie la Chine. Et cinq des grands ambassadeurs ◀de▶ l’Inde sont communistes ou fellow-travellers… »
Un diplomate : « Nul ne sait ce qu’il va faire. Il suit surtout la ligne ◀de▶ ses humeurs. L’autre jour, au banquet des grands industriels, il s’est lancé dans un discours fort irrité contre le machinisme, inutile selon lui. Or il s’agit ◀d’▶équiper l’Inde, pour la sauver ◀de▶ la misère. »
Beaucoup enfin ◀de▶ ceux qui l’aiment et qui l’admirent : « Ah ! s’il était resté notre leader moral, au lieu de devenir Premier ministre… »
Telles sont les opinions que l’on m’a confiées depuis que je suis dans ce pays — douze jours seulement — et je n’en prends aucune à mon compte, mais comment cesserais-je ◀d’▶y penser, tandis que nous parlons, à New Delhi, au cours ◀d’▶un déjeuner auquel il m’a convié, entouré ◀de▶ sa fille, ◀de▶ sa nièce, et ◀de▶ quelques familiers ◀de▶ sa maison.
Dans le salon où je l’attendais, avant le repas, je n’étais pas sans inquiétude. J’arrivais à l’instant ◀de▶ Bombay, où notre Congrès s’était clos sur une résolution condamnant le neutralisme. J’avais lu dans l’avion que le Premier ministre devait rentrer ce matin même du Kashmir, après une nuit ◀de▶ voyage. On le disait fort irritable. J’étais en train d’admirer des jonquilles, rapportées toutes fraîches ◀de▶ son pays natal. Il est entré sans bruit, ◀d’▶un pas rapide. Un peu voûté, l’air sérieux et distant. Il porte une longue veste ◀de▶ soie ◀d’▶un violet sombre, semée ◀de▶ fleurs gris-clair et jaunes. Pantalons blancs étroits, souliers ◀de▶ soie noire, tête nue. Un prince d’Orient, aussi beau qu’on le dit. Légèrement boudeur, m’a-t-il semblé d’abord. (À la première mention que je risque du Congrès, baissant la tête et regardant sa main posée sur un coussin, sans réagir. Je ne sais pourquoi je me suis demandé, à ce moment-là, s’il pensait en hindi ou en anglais.) Mais à table, c’est un autre homme.
Souriant et détendu, curieux ◀de▶ tout, connaissant bien les écrivains qui participèrent au congrès, mais esquivant doucement mes tentatives pour entrer dans le vif du sujet ; parlant plutôt du cinéma indien qui, m’apprend-il, le cède ◀de▶ peu à Hollywood quant au volume ◀de▶ production, mais qu’il juge pire encore quant à la qualité ; parlant des douze grandes langues indiennes qui remplaceront de plus en plus l’anglais jusque dans l’université, c’est regrettable mais inévitable ; parlant des fruits confits ◀de▶ vingt sortes diverses posés devant nous, et guettant si je les aime ; parlant ◀de▶ tout pour ne parler ◀de▶ rien peut-être, s’amusant à ce jeu où je m’amuse à le suivre. Enfin je pousse un pion, profitant ◀d’▶un silence.
Je lui dis que Madariaga, dans la séance ◀de▶ clôture du congrès, s’est écrié : « Votre Nehru, c’est l’un des six ou sept qui dirigent aujourd’hui le monde et qui forment déjà, ◀de▶ fait sinon ◀de▶ droit, une sorte ◀de▶ cabinet mondial : en tant que tel il doit prêter l’oreille à l’opinion mondiale qui parle ici… » Mais sans me laisser achever ma citation : « Six ou sept ? me dit-il. Quels sont les autres ? » — No others ! tranche la nièce avec simplicité.
(Nous laissons sans réponse la question ◀de▶ savoir s’ils devraient être des Staline ou des Einstein, des Nehrus politiques ou des Nehrus pandits15…)
Au café, je lui dis mon étonnement à découvrir que l’intelligentsia ◀de▶ son pays présente avec la nôtre tant ◀d’▶analogies, non seulement par sa situation entre l’URSS et les USA, mais par sa manière ◀d’▶assumer ou ◀de▶ refuser cette situation. Approuverait-il un plan ◀d’▶échanges suivis, sur un axe culturel Inde-Europe ? Nos plus grands indianistes sont allemands ou français, mais l’Inde ne connaît guère l’Europe que par les collèges anglais, et d’autre part, elle est tentée ◀de▶ juger l’Occident tout entier à travers l’Amérique ; or l’Europe est plus près de l’Inde… Il s’est donné une petite tape sur le genou. « C’est vrai, cela ! me dit-il, il y a du vrai là-dedans… »
J’ai pris congé au haut ◀de▶ l’escalier. Mais il me rejoint sur le seuil du palais. « N’oubliez pas ◀de▶ dire à Madariaga que je l’attends. Ou plutôt non, je lui téléphonerai. » Un sourire un peu grave et charmeur. Un adieu familier ◀de▶ la main.
J’essaie maintenant ◀de▶ recomposer ce que l’on m’a dit ◀de▶ lui et ce que j’ai vu ◀de▶ l’homme, pendant une entrevue « banale », et c’est son prix.
Nehru est un brahmine éduqué à Cambridge, un aristocrate libéral inclinant vers le socialisme, et dont le destin, complice ◀de▶ sa nature intime plutôt que ◀de▶ ses idées, a fait un prince. Que ce pandit soit devenu Premier ministre, il s’agit là ◀d’▶un caprice ◀de▶ l’Histoire. Il y a beaucoup de caprice chez Nehru. À l’inverse ◀d’▶un Staline, ◀d’▶un Hitler, mais peut-être aussi ◀d’▶un Gandhi, il reste comme distinct ◀de▶ son rôle historique. On dirait qu’il le voit avec quelque distance. Un moraliste en somme, mais sans foi religieuse, et qui remplace les dogmes par quelques bons principes empruntés au libéralisme, au socialisme humanitaire, et à Gandhi. Avec cela, plus impatient qu’autoritaire, plus soucieux ◀de▶ noblesse morale que ◀de▶ logique. Son dédain mal dissimulé pour la culture américaine est celui ◀d’▶un brahmine pour une caste inférieure (il l’a écrit), non pas celui ◀d’▶un Marx pour le capitalisme promis à des crises fatales. Les mesures qu’il vient de prendre contre la presse, au nom d’un idéal ◀de▶ « propreté morale », sont en fait ressenties comme traduisant sa colère personnelle contre l’opposition.
En dépit de ces défauts, que les Indiens lui reconnaissent, entouré du respect général. Cela tient à son rôle ◀de▶ chef libérateur, mais non moins à sa grande séduction personnelle. Tout le monde parle ◀de▶ sa beauté. Et il est vrai que son visage et son maintien expriment une harmonie ◀de▶ l’âme hindoue que la plupart des corps, dans ce pays, cachent et même contredisent à nos yeux. L’Indien du peuple, avec ses membres grêles, sa peau grise, ses yeux fixes et brillants, nous apparaît plus près que nous ◀de▶ l’animal, ou soudain plus près de l’esprit. (Le businessman occidental faisant oublier l’un comme l’autre.) Sur le visage ◀de▶ Nehru, l’âme affleure et vient en surface. Mais dans son être intime, le regard ◀de▶ l’esprit trouverait-il encore ce mystère primitif qui lie l’homme à ses dieux comme une ombre à la nuit ? Ne trouverait-il pas au contraire ce signe ◀d’▶inquiétude et ◀de▶ contradiction, cette petite cicatrice secrète qui trahit l’arrachement ◀de▶ l’individu à l’inconscient sacré, au corps magique ◀d’▶une race ? L’individualité n’est jamais née qu’en rupture ◀de▶ magie. Cette crise profonde ◀de▶ l’Inde se résume en Nehru. J’en suis sûr maintenant : ce grand Indien, qui libéra son peuple des Anglais, pense en anglais.
Délivrée des Moghols par l’Occident, puis ◀de▶ l’Occident par l’action combinée ◀de▶ Gandhi, ◀de▶ nos faiblesses et ◀de▶ nos idéaux, l’Inde va-t-elle enfin se retrouver elle-même ? Six siècles ◀de▶ tutelle, presque « ◀d’▶occupation », ne l’ont-ils pas profondément dénaturée ? Certes, mais l’Inde en soi n’existe pas ailleurs que dans nos idées vagues sur son mystère. Elle ne peut plus ressembler qu’à ce qu’elle deviendra. En six siècles, le monde a changé ; une Inde indépendante eût changé elle aussi. Le fait certain, c’est qu’elle n’a pu le faire au rythme accéléré ◀de▶ notre histoire. Elle a manqué la Renaissance, les Lumières, le romantisme et les révolutions. Endormie en plein Moyen Âge, on la réveille au siècle américain et russe. Ni ◀d’▶un côté ni ◀de▶ l’autre, elle ne peut se reconnaître. Elle se dit neutre, comme quelqu’un qui voudrait bien se rendormir.
Mais l’image du réveil est trompeuse. Je n’ai pas senti là-bas l’essor ◀d’▶un peuple jeune, sa confiance dans l’avenir, ses projets excessifs. Au contraire, un immense embarras devant le monde tel que d’autres l’ont fait. Jetée dans la lice des États, au milieu d’une partie serrée, l’Inde se voit sommée ◀de▶ jouer. Elle n’est pas équipée, ni entraînée. Elle ne sait pas quel camp choisir. Comme on comprend que Nehru, qui doit « jouer » pour elle sur le plan international, ne soit tenté que par le rôle ◀d’▶arbitre ! Admettons que l’Amérique représente aujourd’hui le monde des libertés individuelles, dans sa lutte contre la Russie qui représente les masses organisées. Ce conflit n’intéresse en rien le gros du peuple indien, qui n’a jamais connu le phénomène des « masses », ni l’individualisme dont il est la rançon. Cependant l’Inde, en tant qu’État, doit voter pour ou contre l’un des blocs, sauf à trouver des motifs très puissants pour justifier son abstention. Mais sur quelles valeurs positives Nehru peut-il fonder le double refus qui paraît inspirer sa politique ? Au nom de quelle fidélité profonde, ou ◀de▶ quel idéal nouveau repoussera-t-il longtemps la double tentation ? L’Inde antique, religieuse, hindoue, subsiste encore dans toutes les castes, chez les brahmines, chez les paysans et artisans, mais le pouvoir est aux « sécularistes » qui se détachent ◀d’▶elle ou la renient. L’évolution normale que provoquerait une suppression réelle des castes rapprocherait l’Inde de l’Occident, ◀de▶ l’Europe en particulier. Mais elle n’affecte encore que l’intelligentsia16. Celle-ci d’ailleurs rejoint plus facilement nos incertitudes que nos fois…
Entre un passé réduit à l’impuissance pratique mais qui résiste en profondeur, et un avenir encore épidermique, le présent ◀de▶ l’Inde paraît manquer ◀de▶ consistance. Nous avons des problèmes, l’Inde est problèmes. Je n’ai guère parlé que du plus intime d’entre eux, tel que j’ai cru le pressentir : celui ◀de▶ l’homme entre le mythe et la personne. Les autres sont assez connus.
Des milliers ◀de▶ vaches sacrées, d’ailleurs malades, embarrassent la circulation. Des millions ◀de▶ singes sacrés pillent les champs rendus à la culture par les tracteurs. La production, ◀d’▶une désastreuse insuffisance, s’accroît moins vite que la population, qui déborde la nuit sur les trottoirs. (Un lit pour des centaines ◀de▶ personnes à Bombay.) Neuf hommes sur dix sont illettrés, dans un régime officiellement démocratique. Les fonctionnaires sont corrompus, dit-on, du haut en bas des hiérarchies improvisées après le départ des Anglais. L’armée serait impuissante devant une invasion. Et ainsi ◀de▶ suite… Presque tous ces problèmes me semblent insolubles.
Il faut donc aider l’Inde, mais qui le peut ? L’Amérique lui fournit des tracteurs et du blé. La Russie lui propose la révolte. Et l’Europe, jusqu’ici, n’a rien offert. (Qui, d’ailleurs, l’eût fait en son nom ?) Elle s’est bornée à se retirer politiquement. Elle doit trouver maintenant les formes ◀d’▶une présence désintéressée, fraternelle.