Robert de Traz, l’▶Européen (1952)e
Peu ◀d’▶hommes ont vu plus juste, entre-deux-guerres. Peu ◀d’▶écrivains ont si bien voyagé, et mieux dit ce qu’ils avaient vu. La plupart se rendaient trop visibles ou trop sensibles, aux dépens de leurs découvertes ; ils rapportaient des états ◀d’▶âme ; mais lui, ◀de▶ ses Dépaysements f, nous rapportait ◀l’▶Europe vivante, interrogée sur place, ou vue du Proche-Orient. Il avouait une curiosité « inextinguible », non celle du reporter mais celle du moraliste : il ◀la▶ définissait comme « une puissance ◀d’▶adhésion, qui tantôt s’identifie à son objet, et tantôt, rétablissant ◀la▶ distance, ◀le▶ conçoit et ◀le▶ définit ». Et je constate qu’il ◀l’▶appliquait de préférence au phénomène unique par ses variétés mêmes, qu’on nomme Europe.
« Si ◀le▶ désir ◀de▶ comprendre ce qui se passe vous possède, comment n’irait-on pas, en écartant ◀les▶ préjugés et ◀les▶ abstractions, questionner sur place ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui, cette Europe révolutionnaire et nationaliste, violente, ignorante, à moitié démolie, et ◀d’▶où montent, comme ◀les▶ fumées ◀d’▶un sol volcanique, ◀la▶ haine, ◀la▶ douleur et ◀l’▶espérance. Europe, vaste spectacle en désordre, où ◀l’▶homme se trahit de toutes parts. Europe, dont ◀l’▶essentiel est dans ◀les▶ âmes. » Ses tableaux ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, dès 1923, dessinent en creux ce qui sera ◀le▶ lit ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme, un peu plus tard : il a senti ◀l’▶appel aux passions collectives, aux philosophies ◀de▶ combat, et qu’il ne fallait pas laisser ce peuple « dans ◀les▶ ténèbres du dehors, mais ◀le▶ ramener à ◀la▶ communauté européenne ». Il a, l’un des premiers, ravivé ◀l’▶idéal ◀de▶ cette communauté indispensable au monde, souligné sa nécessité, défini ses principes animateurs, suggéré sa structure fédérale. Dans tous ses livres ◀de▶ voyages, ◀d’▶analyse morale ou ◀d’▶histoire — mais nulle part mieux que dans ◀L’▶Esprit ◀de▶ Genève.
Je viens de relire cet ouvrage, paru en 1929 : c’est un classique. Seuls quelques chapitres médians, qui décrivent (et critiquent d’ailleurs) ◀les▶ méthodes ◀de▶ ◀la▶ SDN, peuvent nous paraître hors de saison, s’il est vrai que ◀le▶ spectacle des Nations unies réduit à peu, sinon à rien, ◀les▶ espoirs que ◀de▶ Traz se faisait une vertu et même une raison ◀d’▶entretenir, malgré toutes ses méfiances et toute ◀la▶ précision ◀d’▶un regard souvent railleur ou amusé. Mais ◀l’▶ouverture et ◀la▶ longue conclusion forment ensemble un essai politique dont je ne vois pas encore ◀l’▶égal dans notre époque. Il en est de plus « efficaces », non de plus justes, et peu de plus actuels dans ◀la▶ durée ◀de▶ nos problèmes fondamentaux. On y reviendra, comme on est revenu à ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête ◀de▶ Benjamin Constant, malgré ◀le▶ style parfois pompeux et apprêté ◀de▶ cet opuscule, quand ◀de▶ Traz reste vif, naturel et concis.
C’est dans ◀le▶ fédéralisme qu’il voit « ◀la▶ base ◀de▶ ◀l’▶internationale moderne ». C’est ◀de▶ ◀la▶ nécessité, plutôt que ◀d’▶une mystique, qu’il attend « ◀la▶ refonte ◀de▶ ◀l’▶Europe ». C’est par ◀la▶ civilisation « grecque et chrétienne — et Rome n’a fait qu’amplifier et parfois corrompre ces termes essentiels » que ◀l’▶Europe est devenue patrie ◀de▶ ◀la▶ personne. Et c’est enfin en s’opposant non seulement « aux États-Unis, tentés ◀de▶ ◀la▶ soumettre » et à ◀la▶ Russie « dont ◀le▶ système politique comporte une destruction du sien », mais encore « à elle-même… aux idées dissociantes qui ◀la▶ travaillent, qui ◀l’▶entraînent au rebours de ses traditions profondes », que ◀l’▶Europe se fera, une et diverse. Je ne vois pas une phrase, dans cet essai final, animé par un long mouvement ◀d’▶éloquence lucide et sereine, qui ne porte encore mieux sur notre temps que sur celui ◀de▶ sa naissance — 1929, je ◀le▶ répète. « Petite Europe, toute seule dans un monde en tumulte, il faudra bien qu’elle comprenne que ses rivalités intérieures sont archaïques » et qu’au-delà ◀de▶ ses frontières resserrées, des civilisations rajeunies vont se dresser, qui voudront ◀la▶ réduire en servitude. « ◀L’▶Europe vassale ! Cette perspective ne va-t-elle pas nous mettre debout ? Avons-nous donc cessé ◀d’▶être des mâles, qui formulent et dirigent, et, dans notre détresse complaisante, ne souhaitons-nous plus qu’être séduits et passivement satisfaits ? ◀Le▶ snobisme bolchévique, ◀le▶ snobisme oriental, ◀le▶ snobisme nègre n’ont-ils pas assez duré, avec leur goût ◀de▶ veulerie et ◀de▶ reniement ? »
Et je crois entendre ◀de▶ Traz ajouter sur un ton plus encore convaincu qu’indigné : « Tout de même !… » Mais aussitôt, rectifiant ◀la▶ tenue, il propose ◀la▶ formule conciliatrice et constructive : « Héritiers magnifiquement privilégiés, ◀les▶ hommes ◀d’▶Occident n’ont aucun motif ◀de▶ déserter leur propre cause. Qu’ils se rapprochent donc pour mieux en délibérer. Qu’ils fassent, avec sang-froid, ◀l’▶inventaire ◀de▶ leur patrimoine commun. ◀La▶ civilisation européenne est ◀le▶ produit ◀d’▶une collaboration séculaire et ◀l’▶on ne saurait en supprimer ◀l’▶apport ◀d’▶aucun peuple sans ◀la▶ défigurer et ◀l’▶affaiblir. Or notre génie ◀d’▶invention est intact. Nos méthodes critiques doivent à leurs principes mêmes ◀de▶ pouvoir toujours s’adapter aux circonstances imprévues. Une égale passion ◀de▶ ◀l’▶effort nous anime encore, ◀de▶ ◀l’▶effort qui conquiert, qui utilise, et surtout qui transfigure. Car notre plus grande possibilité réside peut-être dans notre capacité ◀de▶ renouvellement. Je dirai mieux : notre capacité ◀de▶ résurrection. À force ◀d’▶imagination et ◀de▶ courage, nos rêves ne se perdent pas dans une extase somnolente : ils sont actifs. »
Enfin cette page dans ◀le▶ grand style du libéralisme viril : « Est-ce rêver encore que ◀de▶ conseiller à ◀l’▶Europe, pour se redresser, pour imposer silence à ses détracteurs, ◀de▶ se reconnaître une mission nouvelle ? En affirmant son unité conquise sur des différences qu’elle ne détruirait pas pour autant, elle donnerait au monde un exemple à suivre. Contre ◀les▶ dangers du dedans, elle aurait conclu un pacte ◀d’▶alliance entre ses fils : ce pacte, elle ◀le▶ proposerait ensuite à ◀l’▶univers. ◀Les▶ grands conflits du siècle futur, elle ◀les▶ désarmerait en harmonisant non plus ◀de▶ petits États que divisent quelques collines, mais des continents que ◀les▶ océans séparent. »
Pourquoi ne pas ◀le▶ dire ici ? Cette relecture avive en moi ◀d’▶amers regrets. Je voudrais écrire à ◀de▶ Traz sur toutes ces choses, ce soir : il est trop tard. Il m’était encore plus fraternel qu’une longue amitié, dès mon adolescence, n’a pu me ◀le▶ faire concevoir ◀de▶ son vivant.
Dans ◀le▶ recueil récemment publié ◀de▶ ses chroniques2, j’en trouve quelques-unes sur ◀l’▶Europe : sur nos congrès ◀de▶ La Haye et ◀de▶ Bruxelles, sur ◀l’▶idée ◀de▶ culture en Europe. Il suit ◀le▶ Mouvement européen ◀de▶ ◀l’▶extérieur, ◀d’▶un œil amical et critique. Pourquoi ce précurseur n’a-t-il pas joint ◀l’▶action dont il avait, bien avant nous, aperçu ◀la▶ nécessité ? Son style même nous suggère une réponse. Ses courtes phrases bien dessinées constatent, enferment ◀la▶ pensée dans une conclusion claire. Elles ne visaient point à entraîner, mais à cerner, à définir, à dire ◀le▶ vrai. Elles font confiance à ◀la▶ lucidité. « Est-ce rêver, se demandait-il, que ◀de▶ conseiller à ◀l’▶Europe… ◀de▶ se reconnaître une mission ? » Non, ce n’était pas rêver, il ◀le▶ savait, mais ce n’est plus assez ◀de▶ conseiller. Ce convaincu n’était pas ◀de▶ ◀l’▶espèce des militants ◀d’▶une politique. Ce moraliste voulait d’abord comprendre : pudeur ou foi dans ◀la▶ seule force du bon droit, ◀de▶ ◀la▶ clairvoyance alertée ? Sa vocation était tout attentive ; sa curiosité même se transformait en une attention passionnée. Il voulait être ouvert, plutôt qu’ouvrir. Tous ses personnages romanesques sont des renfermés, et qui en souffrent : il ◀les▶ avait vécus, mais libérés en lui. Modeste et probe avec une discrète élégance, je ◀le▶ vois lentement dépasser ◀les▶ baladins et ◀les▶ bruyants ◀de▶ son époque, et son beau profil prend sa place parmi ◀les▶ effigies ◀d’▶une Europe renaissante.