(1961) {Title} « L’Œuvre du xx e siècle (mai 1952) » pp. 1-4

L’Œuvre du xx e siècle (mai 1952)f

Les chefs-d’œuvre du xx e siècle et la plupart de leurs auteurs les plus célèbres se trouvent rassemblés à Paris pour un mois. Cette manifestation sensationnelle, sans précédent par son prestige et son ampleur, résulte d’une initiative du Congrès pour la liberté de la culture.

Disons tout de suite que ce « Congrès » n’en est pas un, au sens habituel du terme, qui évoque des discours, des banquets et des résolutions finales rarement suivies d’effet. Il s’agit au contraire, dans notre cas, d’une organisation permanente et mondiale, dotée de secrétariats, dans nos grandes capitales, et groupant des artistes, des écrivains, des journalistes et des savants. Son but est simple : animer une action de résistance méthodique à toutes les formes de tyrannie des âmes, des corps et des esprits, que résume l’adjectif « totalitaire ». Hommes de gauche, de droite ou du centre, tous démocrates ; catholiques, protestants ou agnostiques, tous partisans de la liberté ; Européens, Américains ou Asiatiques, tous unis dans la volonté de sauver l’homme de cette immense névrose tantôt glaciale et tantôt fanatique qu’est en réalité l’État totalitaire.

On nous a souvent dit : « C’est très bien de se défendre, mais la meilleure défense est encore l’offensive. Ne soyez pas uniquement négatifs, ne soyez pas seulement anti ! » Il nous serait facile de répondre par l’exemple des médecins : ils sont contre la maladie, ils sont anti ; mais peut-on dire que leur activité demeure uniquement négative ? Une chose est vraie cependant : dénoncer le mal ne suffit pas à le guérir. Le monde moderne étant menacé par une espèce de maladie psychique, il convient avant tout de restaurer la confiance du patient, son amour de la vie. Sans cette confiance en soi, sans cet élan, comment aimer la liberté ? Montrer à tous ce que la liberté a su créer dans notre époque tourmentée, voilà la réponse positive, apaisante et libératrice aux propagandes de dictatures.

C’est cette réponse qu’espère donner l’exposition que nous avons intitulée l’Œuvre du xx e siècle.

Vaste panorama de la musique, de l’opéra et de la danse, allant de Ravel à Britten, et de Mahler à Stravinsky, joués par les meilleurs orchestres de l’Europe et de l’Amérique, sous la conduite de Bruno Walter, de Markevitch, et de notre Ansermet. Exposition des toiles les plus fameuses, de Cézanne et Van Gogh à Braque et Picasso. Créations d’œuvres théâtrales, dont la première pièce de Faulkner, le premier grand romancier de l’Amérique, et un drame inédit de Lorca, le plus grand poète espagnol. Concerts, tableaux, statues, poèmes, rythmes et chœurs : avions-nous oublié ce peuple de beautés transfigurant sans les trahir les angoisses et l’espoir d’un siècle, — notre siècle ?

Mais ce n’est pas tout. Notre époque a créé tant de formes, inventé tant de styles et de techniques nouvelles, que le public s’essouffle à suivre cet essor. À peine habitué aux découvertes du romantisme, du pleinairisme, du réalisme, qui furent les grandes révolutions du siècle dernier, on lui propose la peinture abstraite, des accords dissonants, et le surréalisme. Il cherche à voir, il demande à comprendre. Certains lui disent : si vous ne comprenez pas du premier coup l’art de l’époque, eh bien, c’est vous qui avez raison, car c’est le contraire d’un art, et c’est la preuve que nous sommes en pleine décadence. D’autres lui disent, bien au contraire : — jamais on n’avait vu plus d’audace créatrice. Si vous ne comprenez pas le cubisme, les nouvelles harmonies, la physique nucléaire, et tant d’autres merveilles contemporaines, c’est que vous êtes un affreux bourgeois, largement dépassé par le Progrès ! Décadence ou Renaissance accélérée ? Le sujet vaut la peine d’être attaqué, et il n’est pas du tout abstrait : à l’heure où les grandes dictatures raillent notre « art dégénéré » et lui opposent un idéal de photographies en couleurs, il faut savoir si nous avons raison de préférer la liberté et tous ses risques, ou si la discipline (sous peine de mort) du « réalisme socialiste » est notre avenir.

C’est pourquoi nous avons convoqué les meilleurs écrivains, critiques et philosophes de notre temps, à venir commenter dans des débats publics les tendances générales du siècle illustrées par l’exposition.

Deux grands thèmes ont été proposés, visant l’actualité la plus brûlante : Isolement et communication ; Révolte et communion. Thèmes jumeaux, on le voit.

Le grand paradoxe du siècle, c’est que l’artiste ou le savant, le créateur, s’avance tout seul dans des régions nouvelles et périlleuses, où la grande masse ne peut le suivre sans retard, et cela au moment même où des moyens modernes de diffusion et de publication lui permettaient d’atteindre d’un seul coup des millions d’hommes qui accèdent enfin à la culture.

Jamais l’artiste ne fut plus isolé de la communauté des soucis et plaisirs de l’homme moyen. Jamais non plus il n’avait disposé d’un plus vaste public potentiel. La presse et la radio, le disque et le digest, le cinéma et la télévision, sont-ils vraiment des moyens de culture, ou bien des servitudes intolérables, forçant l’artiste à trahir sa mission ? L’Amérique leur a fait confiance. L’Europe s’en méfie davantage. Mais confiance ou méfiance, ils triomphent partout. N’est-il pas temps de discuter franchement cette question d’intérêt général, de confronter les expériences acquises, et de rechercher des solutions nouvelles, qui sauvent à la fois la vérité de l’art et l’efficacité de ses messages ?

Le même problème se pose à propos de la révolte et de la communion nécessaire. Il est admis depuis cent cinquante ans que l’artiste, l’écrivain, le grand penseur est un accusateur public, un révolté, un révolutionnaire ou un bizarre, en marge de la société. Et pourtant, aucune société n’a jamais pu développer et prospérer sans une foi commune, sans des prophètes qui lui montrent les voies de son avenir, sans des conteurs qui lui décrivent sa réalité, sans des poètes qui lui suggèrent les mots de l’amour, du courage, de l’inquiétude… Comment réconcilier l’artiste et notre temps ? Comment rétablir la liaison entre nos idéaux et nos réalités ?

Ces questions capitales seront soumises à soixante hommes et femmes qui représentent la pensée créatrice de l’époque.

Des noms ? Qu’il me suffise d’indiquer ceux des orateurs qui sont chargés de résumer les conclusions de ces débats, le 30 mai, à la salle Gaveau : ce sont André Malraux, William Faulkner, Ignazio Silone1, et Salvador de Madariaga.

Puissent nos compatriotes en très grand nombre assister et participer à cet unique festival, qui renouvelle dans un temps menacé, la fonction des « jeux séculaires », mainteneurs de la foi d’une cité dans son âme et de la confiance d’une civilisation dans son avenir.