« L’Œuvre du xxe siècle » : une réponse, ou une question ? (mai 1952)f
Plus nombreux qu’ils ne voudraient le croire sont ceux qui nous répètent, depuis vingt ans, que l’état de▶ nos arts est la preuve ◀d’▶une décadence ◀de▶ l’Occident. Cette mystification date des nazis. Notre art « dégénéré » survit à leur empire, qu’ils fondaient pour mille ans et qui mourut en douze. Mais, aussitôt, une autre dictature relève l’accusation, et l’appuie cette fois-ci sur une doctrine.
Le mal serait entré dans la peinture, dit-elle, avec les pommes ◀de▶ Cézanne, pommes ◀de▶ pure forme, sans contenu social. ◀De▶ ce péché originel naquit le formalisme occidental, qui devait conduire à Picasso, lequel, tout communiste qu’il soit, sert Wall Street et ses sombres desseins1. Quant à l’avenir, il serait représenté par les tableaux ◀de▶ genre militaire du réalisme socialiste, qui ne se distinguent ◀de▶ la peinture bourgeoise ◀d’▶environ 1880 que par la couleur des parements.
Nous attendons encore, nous attendrons longtemps, l’aveu public ◀de▶ cet « avenir », je veux dire son exposition. Pourtant, il faut juger pareil procès sur pièces. L’Œuvre du xxe siècle a pris les devants, pour la défense et pour l’illustration ◀de▶ l’Occident. À la campagne ◀de▶ dénigrement conduite par les tenants du pompiérisme, du racisme et du stalinisme, nous avons choisi ◀d’▶opposer des chefs-d’œuvre ◀de▶ l’art et ◀de▶ la pensée libre apparus depuis cinquante ans : ils parlent ◀d’▶eux-mêmes et leur langage sera plus convaincant que tous les arguments.
Mais la riposte, ici, transcende le défi. Elle le réduit au rôle épisodique qui, précisément, fut toujours celui des pouvoirs politiques, ◀de▶ leurs goûts et ◀de▶ leurs censures, dans le développement ◀de▶ nos arts.
L’Œuvre du xxe siècle pose bien d’autres problèmes. Le premier me paraît être celui ◀de▶ la prise de conscience ◀d’▶une époque non par ses héritiers, mais par ceux qui la vivent. On ne voit pas ◀de▶ précédent à l’entreprise, dans l’ère moderne. Mais on songe aux jeux séculaires, dont la fonction, selon l’oracle sibyllin, devait être ◀de▶ restaurer ou ◀de▶ maintenir la cité dans sa gloire.
Une telle concentration ◀d’▶œuvres fameuses, qu’on les juge monstres ou merveilles, ne peut pas rester sans effets sur les créateurs, le public, et leur manière ◀de▶ sentir notre temps. Comme l’acte ◀d’▶observer dans la microphysique, cet acte ◀d’▶exposer ne laissera pas intact son objet même. Cet objet, c’est peut-être la modernité — voulue, créée et ressentie comme telle. Une passion ◀d’▶expérimenter à tous risques peut la définir. Combien ◀de▶ seuils et ◀de▶ limites n’avons-nous pas forcés dans notre siècle — seuil ◀de▶ l’atome ou seuil ◀de▶ l’inconscient, sens ◀de▶ la vue et ◀de▶ l’ouïe exercés au-delà ◀de▶ leur portée naturelle, conquête du ciel, victoire ◀de▶ l’intellect sur l’espace à trois dimensions… ? Chacune ◀de▶ ces victoires nous a jetés dans un complexe nouveau ◀de▶ paradoxes.
Prenons l’exemple ◀de▶ l’artiste pénétrant les structures ◀de▶ l’Inconscient. Qu’il soit peintre, poète ou conteur, plus il s’avance dans ce domaine, plus il s’isole et perd le contact du public ; cependant que l’invention technique, dans le même temps, vient lui proposer des moyens ◀de▶ communiquer avec des masses immenses. Mais ces deux maxima, celui ◀de▶ la découverte et celui ◀de▶ l’audience accessible, se révèlent pratiquement contradictoires. Faut-il opter, ou faut-il au contraire viser cette forme ◀de▶ compromis que fournit la notion nouvelle ◀d’▶optimum ? Faut-il se faire soit monstre, soit vedette ou bien tenter ◀de▶ se faire classique ?
Autre paralogisme ◀de▶ ce siècle : jamais on n’avait vu pareille liberté ◀de▶ recherche et ◀de▶ formulation, jamais moins ◀de▶ scrupules ◀d’▶expression, dans les sciences, les arts et les lettres ; et jamais non plus ◀de▶ conformismes plus pesants, plus acharnés à contrôler les sources mêmes ◀de▶ la création. S’agit-il ◀de▶ compensations, ou bien l’un des deux phénomènes serait-il la rançon ◀de▶ l’autre ?
Sommes-nous dans une situation globale ◀de▶ disjonctions irrémédiables, ◀de▶ divorce, allant vers le chaos et vers la décadence ? Ou bien dans un système ◀de▶ tensions créatrices sans cesse accrues, orienté vers la restitution ◀d’▶un classicisme vif, ◀d’▶une commune mesure élargie ?
Ces problèmes et bien d’autres se trouvent posés, par le seul fait ◀de▶ leurs illustrations, ensemble exposées dans Paris.
Le choix ◀de▶ la ville n’est pas sans signification. Paris fut, pendant ce demi-siècle, le lieu géométrique ◀de▶ l’aventure moderne : cubisme, Apollinaire, ballets ◀de▶ Diaghilev, École ◀de▶ Paris, groupe des Six, surréalisme, Proust, Gide et Valéry, et leurs commentateurs, et leurs adversaires ◀de▶ tout bord, et le foyer mondial ◀de▶ leur marché comme ◀de▶ leur gloire.
Cette aventure va-t-elle nous apparaître comme un passé déjà, ou comme l’effervescence ◀d’▶un ordre neuf en son état naissant ? L’Œuvre du xxe siècle s’inaugure dans le vrai style ◀de▶ notre époque : la réponse qu’elle apporte, d’une part, est, ◀de▶ l’autre, une remise en question.