Après l’Œuvre du xxe siècle (14 juin 1952)j k
Il ne saurait être question de▶ tirer ◀de▶ nos débats et ◀de▶ nos conférences des conclusions collectives, unanimes.
Nous avons entendu, depuis quinze jours, une quarantaine ◀de▶ prises ◀de▶ position toutes personnelles, faisant le point ◀d’▶une évolution dont nous sommes à la fois les sujets et les objets.
Mais je voudrais relever ici un caractère très général ◀de▶ nos débats. Les sujets que nous avons discutés, que ce soit l’écrivain dans la cité, l’isolement ◀de▶ l’artiste au temps des « mass médias », l’opposition entre la révolte irrépressible et la communion nécessaire, tous ces sujets se ramènent à un seul : l’individu créateur et la société.
On nous a très bien montré les dangers ◀de▶ l’isolement, les excès ◀de▶ la révolte. On a moins insisté sur l’acceptation confiante des moyens modernes ◀de▶ communiquer avec les masses, et personne n’a déclaré devant nous qu’il connaissait et assumait les conditions ◀d’▶une communion nouvelle entre les hommes.
Quelques mots sur ce dernier thème, sur ce thème capital ◀de▶ la communion.
Il est trop clair qu’aucun ◀de▶ nous ne se risquerait à vous en donner la recette. Et c’est tant mieux ! Car il existe des recettes ◀de▶ communion, et des fois synthétiques, dans ce siècle, et nous savons à quoi elles mènent ! Que vaut le bonheur ◀d’▶un peuple, que vaut sa communion, quand elle est établie par la police au prix ◀d’▶un homme sur dix dans les camps sibériens ? Que vaut la communion des neuf qui restent, qui osent à peine se regarder dans les yeux, quand ils savent que deux d’entre eux sont probablement des mouchards — et que le dixième homme est dans un camp ? Pitié pour eux, car ils ignorent sans doute l’étendue et la vraie visée ◀de▶ la tyrannie dans laquelle ils sont nés. Mais nous… Nous qui avons parmi nous des témoins, des victimes toutes récentes ◀de▶ ces tortures, nous qui avons pu garder le droit ◀de▶ savoir, le droit ◀de▶ nous informer, ◀de▶ dire et ◀de▶ crier, nous ne sommes plus pardonnables ◀de▶ nous taire !
Alors que faire ? Tout d’abord protester publiquement et avec éclat : question ◀de▶ salubrité publique, même si l’efficacité en reste discutable. L’Œuvre du xxe siècle a protesté, dans son ensemble, contre les tyrannies ◀de▶ toute couleur qui nous salissent, qui salissent toute l’humanité, victime directe ou non des dictatures et des arguments ◀de▶ leurs complices. Elle a protesté au double sens du mot, qui est à la fois refus et témoignage.
Notre concert inaugural, dans une église, était dédié à la mémoire des victimes ◀de▶ toutes les tyrannies du xxe siècle. Il convenait ◀d’▶ouvrir nos manifestations par cet acte ◀de▶ piété et ce Magnificat à la mémoire des martyrs ◀de▶ ce siècle.
Et ensuite : tout l’ensemble éblouissant ◀de▶ chefs-d’œuvre des arts modernes, qui a rempli ce mois ◀de▶ mai ◀de▶ Paris, a témoigné, a protesté pour la valeur créatrice ◀de▶ la liberté.
Maintenant, qu’allons-nous conclure ?
Je pense qu’il ne se trouvera pas un seul d’entre tous ceux qui sont ici présents, poètes, romanciers, critiques et philosophes qui ont pris part à nos entretiens, pour nous dire : et maintenant allons-y, serrons les rangs, opposons à la discipline totalitaire un front commun, et à leur propagande une propagande au moins aussi brutale ou insinuante.
Au contraire, nous approuvons tous cette belle définition ◀de▶ la propagande que formulait Wystan Auden : « La propagande est l’emploi ◀de▶ la magie par ceux qui n’y croient plus contre ceux qui y croient encore. »
Comment donc allons-nous répondre au défi des totalitaires, si nous nous privons ◀de▶ leurs armes ? Si nous refusons la fausse communion fomentée par la propagande et maintenue par la terreur ? Si nous refusons la calomnie ? Si nous refusons tous les insignes, tous les signes extérieurs ◀de▶ la communion ? Si nous allons même jusqu’à éviter ◀d’▶en parler — parce que, disons-le franchement, il est gênant ◀de▶ parler ◀de▶ cela quand on y croit, dans un tel lieu, et sous les projecteurs ◀de▶ cinéma…
Je répondrai à côté de la question apparente, je répondrai par une sorte ◀de▶ parabole, sans transition, en visant le cœur du problème.
Que nous soyons chrétiens ou non, ici nous sommes tous tenus ◀de▶ constater le fait historique que voici : c’est que la plus vaste communion jamais instituée dans le monde, la plus profonde et la plus libre dans les ◀modes▶ ◀d’▶adhésion qu’elle implique, s’est faite autour non pas ◀d’▶une idée, ◀d’▶une doctrine, ◀d’▶un système ◀de▶ valeurs ni même ◀d’▶une cause, mais ◀d’▶un sacrifice individuel — autour ◀d’▶un seul, autour ◀d’▶un homme qui est mort dans l’isolement total, dans la révolte la plus intransigeante contre le mal et l’injustice, abandonné des hommes, et ce serait peu, abandonné ◀de▶ Dieu lui-même, il l’a crié.
N’oublions pas que là, le mot ◀de▶ communion a pris son sens, et qu’il le perd en s’éloignant du sacrifice individuel.
Et là-dessus, pour terminer, une citation. Elle est ◀d’▶un Espagnol, et frappe une ◀de▶ ces notes ◀d’▶éloquence à la fois sèche et profonde qui manquent trop souvent aujourd’hui, et par la faute ◀d’▶une dictature encore, au grand concert européen. C’est une phrase ◀de▶ Miguel de Unamuno, dans son commentaire à Don Quichotte :
Mets-toi en marche, tout seul. Tous les autres solitaires se joindront à toi, à tes côtés sans que tu les voies. Et chacun pensera qu’il va seul. Mais vous formerez un bataillon sacré, celui ◀de▶ la sainte, ◀de▶ l’inachevable croisade.