Rapport moral présenté par M. Denis de Rougemont (novembre 1952)h
Le▶ Centre existe depuis deux ans, et pourtant, à plusieurs égards, il nous donne souvent ◀l’▶impression ◀d’▶être encore en pleine formation : ◀l’▶élargissement ◀de▶ notre Conseil, dès aujourd’hui, en est un signe, fort heureux d’ailleurs.
Vous allez entendre une série ◀de▶ rapports sur nos activités diverses, présentés par leurs animateurs et par nos conseillers techniques. Je puis donc me borner, pour ma part, à dégager ◀les▶ grandes lignes ◀de▶ ◀l’▶évolution du CEC.
I.
Comment se situe notre action dans ◀la▶ réalité européenne ◀d’▶aujourd’hui ? Je rappellerai d’abord que ◀le▶ CEC est une institution autonome, constituée en association internationale selon ◀la▶ loi suisse, et qu’il ne dépend ni du Conseil de l’Europe, ni des gouvernements, ni même du Mouvement européen, qui lui a cependant donné naissance et auquel ◀le▶ rattachent encore des liens personnels, quelques amitiés très actives, et bien entendu un désir réciproque ◀de▶ collaboration pratique. ◀Le▶ CEC n’est donc nullement un organisme politique, nous ne saurions trop ◀le▶ répéter.
Mais par rapport aux autres instances internationales qui s’occupent également ◀de▶ ◀la▶ culture, comment ◀le▶ CEC définit-il son action propre ?
On connaît ◀l’▶Unesco : mondiale, gouvernementale, riche, quand nous sommes pauvres, autonomes, et européens. ◀Les▶ méthodes ◀de▶ travail des deux organismes sont aussi différentes que leurs buts. Nous en sommes restés, volontairement, à ce qu’on pourrait appeler ◀le▶ stade artisanal, choisissant parmi toutes ◀les▶ tâches possibles et imaginables celles-là seules qui nous paraissent urgentes et susceptibles ◀de▶ solutions pratiques et rapides ; évitant par ailleurs avec soin ◀les▶ quelques doubles emplois qui pourraient se produire, ◀d’▶autant plus rares, en fait, que nous nous cantonnons dans ◀le▶ plan des réalisations concrètes. Au surplus, on notera que ◀le▶ CEC n’est à aucun titre « un Unesco européen » : ni par sa structure, ni par ses méthodes, ni par ses objectifs.
◀Le▶ danger ◀de▶ double emploi avec ◀l’▶Unesco semblerait plus réel dans ◀le▶ cas du Comité des experts culturels du Conseil de l’Europe, formé ◀de▶ délégués des gouvernements. Mais il se trouve que la plupart de ces délégués siègent aussi à ◀l’▶Unesco, et sont donc en mesure ◀de▶ juger ce qui doit rester propre à ◀l’▶Europe. ◀L’▶action ◀d’▶un Comité ◀de▶ ce genre est nécessairement plus lente et plus prudente que celle ◀d’▶un organisme privé. De plus, leur secrétariat ne dispose pas ◀d’▶un organisme permanent ◀d’▶exécution. Aussi ◀le▶ Comité a-t-il proposé tant au Collège ◀d’▶Europe qu’au CEC ◀de▶ réaliser certains ◀de▶ ses plans. ◀Les▶ entretiens que nous ont ménagé ◀les▶ experts ◀de▶ Strasbourg ont permis ◀d’▶explorer en détail ◀les▶ possibilités ◀de▶ coopération.
Quant aux instituts culturels européens, l’une des raisons ◀d’▶être du CEC était ◀de▶ leur offrir un lieu ◀de▶ rencontre et des instruments ◀de▶ coordination : ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶AIEE, comme on ◀le▶ verra, répond à ces nécessités.
En résumé, ◀le▶ CEC a son rôle à jouer, bien nettement distinct ◀de▶ celui des autres organismes existants. Bien ou mal, il est ◀le▶ seul à tenter ◀d’▶une manière systématique et suivie ◀la▶ coordination des efforts culturels en vue de ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et s’il n’existait pas, ou s’il disparaissait, ◀les▶ nécessités mêmes ◀de▶ cette coordination amèneraient à ◀le▶ réinventer.
Ceci, à condition, bien entendu, que ◀l’▶on ne pense pas : ◀l’▶Europe n’est qu’un problème politico-technocratique, et rien de plus pour ◀le▶ moment. ◀Le▶ rôle du Centre ne devient concevable — mais alors il s’impose avec évidence — que si ◀l’▶on tient que ◀l’▶Europe fut d’abord, est encore, et doit devenir de plus en plus une civilisation et une culture, une manière ◀de▶ vivre et ◀de▶ penser, une création constante en vue de ◀la▶ liberté, une entité qui signifie quelque chose ◀de▶ concret — spirituellement aussi — pour ◀la▶ vie quotidienne ◀de▶ chaque Européen.
II.
Esquissons maintenant ◀le▶ bilan ◀de▶ notre action depuis un an. Tout d’abord ◀le▶ passif : nos échecs, et nos manques à gagner, si je puis dire, dans notre effort pour informer une manière ◀de▶ penser européenne. Prenons trois exemples précis.
Notre Commission des historiens a cessé ◀de▶ se réunir, à la suite de certaines défections, mais aussi faute des fonds nécessaires à ◀l’▶exécution ◀de▶ ses deux principaux projets : « Missi Europae2 » et brochures.
◀La▶ Commission universitaire n’a pas pris corps, des plans analogues au sien ayant été annoncés ◀de▶ divers côtés. Nous avons craint ◀le▶ double emploi. Mais nous constatons aujourd’hui qu’en réalité tout reste à faire.
Notre service ◀d’▶articles ◀de▶ revues, Europa Features, a placé ◀de▶ bons articles, mais ◀le▶ marché des revues existantes s’est révélé trop limité pour que ◀l’▶agence marche autrement qu’au ralenti, donc à perte.
Ce sont là des difficultés normales, ◀les▶ à-coups prévisibles dans toute action ◀de▶ ce genre. Mais il y a plus. ◀Les▶ obstacles ◀les▶ plus sérieux que nous rencontrons ne sont pas ◀d’▶ordre technique. Ils résultent ◀de▶ ◀la▶ sourde opposition à nos entreprises que nous sentons dans certains milieux, officiels ou privés, politiques ou même « européens » ◀d’▶étiquette. Parfois, nous découvrons que ces résistances, ces refus ◀de▶ coopérer, sont dus à des malentendus. Un bon service ◀de▶ public relations — qui nous manque encore — pourrait y remédier. Mais ◀d’▶une manière plus générale, ◀les▶ motifs des échecs encourus jusqu’ici ou ◀de▶ notre défaut ◀de▶ rayonnement se ramènent à ceci : nous n’avons pas vu assez grand, pas alerté suffisamment ◀la▶ conscience des Pouvoirs quant au rôle vital et concret ◀de▶ ◀la▶ culture dans ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe. Pourquoi cela ? Faute ◀de▶ temps et ◀de▶ moyens. Notre personnel est trop réduit : chacun ◀de▶ nous se voit chargé ◀d’▶un travail qui serait réparti entre 20 ou 30 personnes dans une organisation à ◀l’▶américaine. (Nous nous contenterions ◀de▶ 2 ou 3.) Pourquoi ce manque ◀de▶ fonds ? Faute ◀d’▶appuis suffisants dans ◀les▶ administrations publiques ou auprès ◀d’▶elles. Pourquoi enfin ce manque ◀d’▶appuis ? Parce que nous nous occupons ◀de▶ culture, et non ◀de▶ politique.
Passons à ◀l’▶actif. J’y rangerai d’abord trois entreprises qui ont déjà donné des résultats réels, quoique non encore suffisants dans notre perspective.
◀Le▶ Laboratoire européen ◀de▶ physique nucléaire, dont le premier plan fut élaboré au CEC, va se construire. Mais ◀l’▶Unesco, chargée ◀de▶ ◀le▶ faire adopter par ◀les▶ États, en a retenu ◀le▶ bénéfice moral, et ◀l’▶on verra tout à ◀l’▶heure que ◀la▶ moitié seulement ◀de▶ notre programme est en voie ◀d’▶exécution.
◀Le▶ Prix européen ◀de▶ littérature doit être décerné en mars 1953, et nous avons reçu 370 manuscrits. Mais il reste à savoir quelle sera ◀la▶ portée « européenne » tant de ce prix que ◀de▶ ◀la▶ collaboration des guildes dont ◀le▶ prix n’est qu’un premier essai.
◀L’▶AIEE groupe déjà la plupart des instituts européens « sérieux », mais n’a pas encore entrepris ◀les▶ travaux en commun que ◀l’▶on doit en attendre.
Quant aux Plans ◀de▶ causerie (tirés à ◀l’▶200 000 exemplaires, et qui ont permis des centaines ◀de▶ conférences en 6 langues), et à ◀l’▶Association des festivals ◀de▶ musique, qui groupe à deux ou trois exceptions près toutes ◀les▶ grandes manifestations ◀de▶ ce genre en Europe, nous ne pouvons que nous déclarer très satisfaits ◀de▶ leur succès : il dépasse ◀de▶ beaucoup notre attente.
À ce même chapitre, nous voulons inscrire dès maintenant nos deux derniers nés : ◀la▶ Communauté des foyers ◀de▶ culture et ◀les▶ Agences ◀de▶ presse associées. Vous pourrez en juger tout à ◀l’▶heure.
◀Les▶ motifs ◀de▶ ces succès sont simples et j’en dirai trois : ◀le▶ CEC travaille directement avec ◀les▶ intéressés, avec ◀les▶ producteurs, dans une branche donnée ◀de▶ ◀la▶ culture ; il évite ◀la▶ bureaucratie, s’en tient à une pratique artisanale et empirique ; enfin, il travaille à bon marché, grâce à sa décentralisation systématique.
III.
Quelles sont enfin ◀les▶ perspectives ◀de▶ développement du CEC ? Nous comptons pousser ◀les▶ actions en cours : reprendre ◀les▶ travaux ◀de▶ nos deux commissions ◀d’▶historiens et ◀de▶ savants ; grouper non plus quelques centaines, mais des milliers ◀de▶ foyers ◀de▶ culture ; accentuer ◀le▶ caractère « européen » ◀de▶ nos fédérations ◀de▶ guildes et ◀de▶ festivals ; établir un plan ◀de▶ recherches communes pour ◀l’▶AIEE ; intensifier ◀la▶ production des articles pour ◀l’▶APEA et élargir leur distribution à trois pays de plus ; composer une nouvelle série ◀de▶ plans ◀de▶ causerie…
Nous comptons ensuite lancer plusieurs activités nouvelles, actuellement à ◀l’▶étude : un dialogue Europe-Amérique, des séminaires européens ◀de▶ musique, ◀de▶ théâtre et ◀de▶ pédagogie ; ◀l’▶édition ◀de▶ reproductions et ◀d’▶albums ◀d’▶art, constituant dans ◀l’▶ensemble une sorte ◀de▶ Musée ◀de▶ ◀l’▶Europe ; une Association européenne des journalistes ; un Forum européen ◀de▶ radio ; une Commission ◀de▶ pédagogie sportive ; enfin, différentes séries ◀de▶ publications.
Comment éviter, dans tout cela, ◀le▶ danger évident ◀de▶ ◀la▶ dispersion ◀de▶ nos actions spécialisées ? Toute notre insistance portera sur ◀la▶ coordination des quelque 18 activités en cours ou à ◀l’▶étude. Il s’agit en principe que chacune serve à toutes ◀les▶ autres, et demande aux autres des services, par ◀le▶ moyen ◀de▶ ce clearing house que veut être ◀le▶ CEC.
C’est pourquoi nous inaugurons aujourd’hui une formule neuve pour notre réunion du Conseil supérieur : ◀les▶ responsables ◀de▶ nos activités vont chacun présenter leur rapport, en sorte que chacun pourra prendre une vision plus claire ◀de▶ ce que font ◀les▶ autres, ainsi que ◀de▶ ◀l’▶ensemble complexe du CEC. Du même coup seront posées ◀les▶ bases ◀d’▶un dialogue, que j’espère fécond, entre nos différentes branches ◀d’▶étude et ◀d’▶action.
Je vous prierai, en terminant, ◀de▶ juger ◀l’▶état actuel du Centre en tenant compte d’une part des motifs ◀d’▶échecs et ◀de▶ succès que je viens ◀d’▶indiquer, c’est-à-dire ◀de▶ nos réalités quotidiennes, d’autre part ◀de▶ ◀la▶ vaste ambition européenne qui a fait naître ◀le▶ CEC et qui demeure sa raison ◀d’▶être. Car, ainsi qu’aimait à ◀le▶ répéter un grand industriel français ◀de▶ mes amis3 : « Ce n’est pas au pied du mur qu’on connaît ◀le▶ maçon, c’est en haut. »