Au pays du Patriarche (29-30 novembre 1952)u
Détaché vers l’▶est et ◀la▶ Suisse par un département qui se tourne vers ◀l’▶ouest, ◀le▶ pays ◀de▶ Gex est-il une arrière-garde ou un poste avancé ◀de▶ ◀la▶ France ? Il vit sa vie locale, adossé au Jura, s’approche assez ◀de▶ Genève pour lui vendre ses bœufs, mais s’arrête avant de toucher ◀les▶ rives du lac ; ◀les▶ paysans ne sont pas pêcheurs et n’aiment pas ◀l’▶eau. ◀La▶ frontière est partout, sans nulle raison visible, découpant une contrée que ◀la▶ nature avait conçue ◀d’▶un seul tenant.
Je connais peu de paysages aussi complets : ◀la▶ plaine et ses intimités cloisonnées ◀de▶ rideaux ◀de▶ peupliers, ◀les▶ montagnes lointaines ou proches figurant ◀le▶ sublime et ◀le▶ familier, ◀le▶ grand couloir des vents européens et ces prairies entre deux bois ◀de▶ très vieux chênes, où persiste un tapis ◀de▶ brume. Aux bords ◀de▶ ce ruisseau qui longe mon jardin, qui ◀l’▶inonde aux crues ◀de▶ printemps, Chateaubriand passa des heures ◀d’▶heureux ennui, méditant sur ◀la▶ gloire et ◀les▶ jeux ◀de▶ Ferney. ◀Le▶ souvenir ◀de▶ Voltaire anime toute ◀la▶ région ; il ne vit pas seulement dans ◀les▶ mémoires : ces maisons, ces fabriques, ces allées ◀de▶ peupliers, ces champs gagnés sur ◀les▶ marais, voilà ◀l’▶œuvre du Patriarche au pays ◀de▶ Gex, et son monument ◀le▶ plus vrai.
Il a bien sa statue, grandeur nature, dans mon village. Mais ce n’est pas ce petit corps maigre, et ce rire édenté ◀de▶ vieillard polisson qui ◀le▶ rendent présent parmi nous. Plutôt ces inscriptions, que je copie sur ◀le▶ socle :
Face nord :
Face sud :
◀Le▶ voilà, ◀l’▶écrivain « engagé » ! Il ignorait ◀le▶ mot, mais faisait un pays. Et certes personne ne ◀l’▶aidait, mais il était fort riche et souvent généreux, pourvu ◀d’▶une plume qui valait une armée, et ◀d’▶un mauvais esprit qui valait cent vertus. « Marchez toujours en ricanant dans ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ vérité », écrivait-il à Madame du Deffand. Avec ou sans ◀le▶ curé, contre ◀les▶ tyranneaux, en dépit des conseils des réalistes, il édifiait, il réformait, il initiait, et malgré son grand âge, il plantait.
« Quand je n’aurais défriché qu’un champ et quand je n’aurais fait réussir que vingt arbres, c’est toujours un bien qui ne sera pas perdu. » ◀Les▶ cèdres du Caucase, envoyés par ◀la▶ grande Catherine, périclitent. Mais ◀les▶ arbres bordant ◀la▶ route ◀de▶ Gex à Genève me parlent chaque matin ◀de▶ son amour des lieux. Il fit venir de Genève cinquante familles ◀d’▶artisans, ◀d’▶horlogers, ◀de▶ céramistes, tous protestants, mais qui vécurent en paix avec ceux qu’ils enrichissaient. En même temps, il faisait bâtir une église neuve. Au fronton, ◀l’▶on peut lire encore : Deo erexit Voltaire. « Deux bien grands noms ! », disaient ◀les▶ voyageurs du temps. Il y faisait ses Pâques, non sans ostentation, et ne se privait pas ◀de▶ haranguer ◀le▶ bon peuple à la sortie de ◀la▶ messe, en vieux père ◀de▶ famille.
C’est ici que ◀la▶ publicité fut inventée. Voltaire n’écrivait plus une lettre aux princes intellectuels et temporels ◀de▶ ◀l’▶Europe sans y ajouter un prospectus vantant ◀la▶ qualité des montres ◀de▶ Ferney, ou des bas ◀de▶ soie que ◀l’▶on filait dans sa fabrique. La première paire parvint à ◀la▶ duchesse de Choiseul avec ce mot : « Daignez ◀les▶ mettre, Madame, une seule fois, et montrez ensuite vos jambes à qui vous voudrez ». À ses amis ◀de▶ Paris : « On fabrique ici beaucoup mieux qu’à Genève… Donnez vos ordres ; vous serez servis… Vous aurez ◀de▶ très belles montres et ◀de▶ très mauvais vers quand il vous plaira. »
En vingt ans, ◀le▶ village passe ◀de▶ cinquante foyers à plus ◀de▶ mille habitants qui deviennent propriétaires, par un système qu’on nommerait ◀de▶ nos jours location-vente. « Il commande des maisons à son maçon comme d’autres commandent une paire ◀de▶ souliers à un cordonnier », disent ◀les▶ Mémoires secrets. Mille tractations qu’il combine avec joie permettent ◀de▶ supprimer ◀les▶ douanes ◀de▶ notre zone : ah ! que ne pouvait un seul individu, dans ces temps que ◀l’▶on nous a décrits comme adversaires des libertés réelles !
Enfin, Voltaire libère ses vassaux ◀de▶ ◀la▶ gabelle et même du servage. Sur quoi ◀le▶ peuple vient lui rendre hommage, à ◀la▶ Saint-François ◀de▶ 1777. M. de Voltaire ◀le▶ reçoit « avec sensibilité », sur ◀le▶ perron ◀de▶ son château. ◀Les▶ enfants du village en habits ◀de▶ bergers lui présentent des œufs, du lait, des fruits. Une jeune fille qui se tient au milieu d’eux, porteuse ◀d’▶une corbeille fleurie, figure « ◀le▶ sentiment doux » ◀de▶ ◀l’▶assistance. ◀Les▶ garçons défilent à cheval, en uniformes. « Sont-ce vos soldats ? » demande ◀le▶ prince de Hesse. « Non, mes amis ! », dit ◀le▶ grand homme. Et tous ◀de▶ pleurer à l’envi.
Paul Claudel, informé par un ami commun ◀de▶ ce que j’habite à Ferney : « Est-ce que Voltaire ne vient pas lui chatouiller ◀la▶ plante des pieds pendant ◀la▶ nuit ? » Non pas son mince fantôme, mais certes son exemple vient chatouiller mon imagination, que bien d’autres images entraînent, dans ce pays ◀de▶ « marches » entre Alpes et Jura, entre ◀le▶ xviiie et notre siècle, entre ces jardins ◀de▶ Candide et cette Bourse des valeurs ◀de▶ toute ◀l’▶Europe (et déjà ◀de▶ ◀l’▶Amérique) qui fait rumeur à Genève. ◀Le▶ tout survolé trente fois par jour par des avions ◀de▶ New York, ◀de▶ ◀l’▶Inde ou ◀de▶ Stockholm. Ils vont se poser derrière ◀le▶ bois tout proche, qui assourdit tout ◀d’▶un coup leur grondement. Vous voyez que ce pays est ◀le▶ centre du monde. C’est ce que ◀l’▶on pense toujours ◀d’▶un lieu qu’on aime.