Rudolf Kassner (1953)p
Ces premiers textes de▶ Kassner, lus en français dans une précieuse et simple traduction (◀de▶ Jean Paulhan et Bernard Groethuysen, mais non signée)6, lorsque j’essaie ◀de▶ me remémorer l’espèce ◀de▶ choc que j’en reçus, à 25 ans, un seul mot me vient à l’esprit : autorité. Avant ◀d’▶avoir compris ce qui était dit, j’avais reconnu la grandeur ◀d’▶un ton, ◀d’▶un style, ◀d’▶une impatience rigoureuse. Une manière « ◀d’▶occuper la scène » en trois répliques, ◀d’▶imposer une allure à la fois calme et circonspecte, n’admettant que des gestes précis et maîtrisés, puis ◀de▶ la briser soudain par une cascade ◀d’▶ellipses saisissantes qui laissaient le lecteur pantois, comme l’antique injonction du Sphinx : devine, ou je te dévore ! Une constante énergie ◀de▶ l’énoncé. Et une grande force ◀d’▶exclusion. Seuls les mondains, pensais-je, savent encore exclure avec cette parfaite assurance, mais par manie, au nom d’une ◀mode▶ ; ici, tout au contraire, la force simplificatrice, l’intolérance instantanée à l’égard du doute faible, ◀de▶ l’adjectif incertain, et en général des complaisances « artistes » ou des clichés philosophiques, s’exerçaient en vertu d’une réflexion passionnément originale. Et je tentais ◀de▶ décrire — dans le premier article, je crois bien, publié en France sur Kassner — « l’acuité lente ◀de▶ la réflexion, l’alliage précieux ◀de▶ hauteur, ◀de▶ rigueur et ◀de▶ pitié humaine, la retenue presque solennelle mais qui sans cesse frôle l’humour, et parfois tourne en sournoise malice » qui composaient au sens magique du mot, les « charmes » ◀de▶ cette prose et son autorité.
Telle fut ma première impression. Vingt ans plus tard, je la vois confirmée par un commerce rarement interrompu avec une œuvre dont la difficulté, précisément, n’a pas cessé ◀de▶ me séduire et inciter.
Je suppose qu’il est devenu banal ◀de▶ déplorer l’obscurité des essais et dialogues ◀de▶ Kassner. Elle est pourtant la garantie ◀de▶ leur pouvoir, et ne saurait traduire, à mon avis, qu’une intention profondément délibérée. Car il s’agit ici ◀d’▶une maïeutique, s’exerçant sur les mythes ◀de▶ l’âme. Je parlais tout à l’heure ◀d’▶ellipses « saisissantes », et c’était au sens littéral, non pathétique, ◀de▶ l’adjectif. L’ellipse ◀de▶ pensée n’est nullement, chez Kassner, un procédé ◀de▶ rhétorique, une manière ◀de▶ sauter les évidences ou platitudes intermédiaires. Elle est un acte ◀de▶ vision. Nous montrant d’un seul coup, sans transition, plusieurs objets que la coutume sépare, non seulement elle oblige à les voir ◀d’▶un œil neuf, mais encore elle excite à découvrir l’angle particulier sous lequel a pu les voir, proches ou confondues, son auteur. (Cet angle ◀de▶ vision étant son vrai « message ».) Elle propose donc à l’imagination un exercice spirituel, assez analogue, il me semble, à ceux qu’imposent aux néophytes les moines bouddhistes ◀de▶ la secte du zen.
Le thème profond, omniprésent, ◀de▶ l’œuvre, c’est le problème du Dieu-homme, ◀d’▶où naît celui ◀de▶ la personne, générateur ◀de▶ l’Occident. Problème ambigu s’il en fût, et qui échappe par définition à la pensée systématique et discursive : point ◀de▶ réponse rationnelle au « cur deus homo » ◀de▶ saint Anselme. Kassner gravite autour de ce mystère, l’approche par le moyen ◀de▶ paraboles, ◀de▶ questions, ◀de▶ comparaisons. ◀De▶ quels autres moyens disposons-nous, qui soient ordonnés à cette fin ? Ce sont moyens ◀de▶ poésie, c’est-à-dire ◀d’▶âme. « La faculté principale ◀de▶ l’âme est ◀de▶ comparer » remarque Montesquieu, et il ajoute : « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout ◀d’▶un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture. » Ainsi Kassner, dans ses dialogues. Chaque interlocuteur y atteint, tour à tour, à l’expression la plus virulente ◀de▶ sa vérité, et chacun nous convainc si bien que la conclusion ne saurait être qu’implicite et comme transcendante à l’échange.
Ainsi s’opposent et se comparent, dans ces dialogues, mesure antique et démesure moderne, ou les grandes intuitions tautologiques ◀de▶ l’Inde : par leurs images plutôt que leurs concepts ; sans conclusion. Mais l’angle ◀de▶ vision s’est imposé. Et l’imagination, irrésistiblement, s’oriente vers le mystère crucial.
S’agirait-il ◀d’▶une théologie ? Certainement non. Kassner veut voir. ◀D’▶une gnose alors ? On pourrait le penser. Mais ceux qui se font ◀de▶ la poésie une idée finalement plus favorable au « Livre ◀de▶ Job » et aux proverbes zen qu’à Lamartine ou même à Rilke, reconnaîtront dans les dialogues et les paraboles ◀de▶ Kassner son irréfutable présence.