À propos de la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶Unesco (mars 1953)k
◀La▶ démission ◀de▶ M. Trygve Lie a fait parler ◀d’▶une crise des Nations unies, par conséquent ◀de▶ ◀la▶ politique mondiale. Survenant peu de jours après, ◀la▶ démission ◀de▶ M. Torres Bodet, directeur général ◀de▶ ◀l’▶Unesco, ne révèle certes pas une crise ◀de▶ ◀la▶ culture, mais bien du principe même des organismes culturels dépendants ◀de▶ ◀la▶ politique. À ce titre, elle mérite un examen, que presque toutes ◀les▶ revues ont négligé ◀de▶ faire, en vertu de ◀la▶ curieuse indifférence dont témoignent, à l’endroit de ◀l’▶Unesco, ◀les▶ milieux proprement culturels. Nous ne voyons, pour notre part, aucune raison ◀d’▶affecter ◀la▶ pudeur dans ce domaine. Disons que ◀la▶ crise est grave, que ◀le▶ départ ◀de▶ M. Jaime Torres Bodet n’a rien eu ◀de▶ diplomatique, que ce poète, ministre et grand éducateur est parti en claquant ◀la▶ porte, non sans avoir déclaré vertement qu’il avait cessé ◀de▶ croire à ce qu’il dirigeait.
◀D’▶où vient ◀le▶ malaise ?
Chacun sait qu’il existe un malaise général à l’endroit de ◀l’▶Unesco, et cela non seulement dans ◀l’▶opinion, probablement superficielle dans ses jugements, quand elle en a sur cet objet ; non seulement chez ◀les▶ « hommes ◀de▶ culture », qui savent mieux ◀de▶ quoi il s’agit, tout en doutant parfois qu’il s’agisse vraiment ◀d’▶eux ; mais aussi chez ◀les▶ fonctionnaires ◀de▶ ◀l’▶institution elle-même, comme ◀le▶ prouve ◀le▶ départ ◀de▶ leur chef.
Il doit y avoir un vice constitutif dans toute ◀l’▶affaire. Et peut-être facile à trouver.
Car, en somme, qu’est-ce que ◀l’▶Unesco ? Un organisme qualifié ◀de▶ « culturel », mis sur pied par ◀les▶ gouvernements, composé ◀de▶ fonctionnaires nommés par eux, entièrement financé et contrôlé par eux, et dont ◀le▶ programme général est voté par leurs délégués. Inutile ◀de▶ chercher plus loin.
Il est clair qu’entre ◀l’▶activité ◀d’▶un peintre, ◀d’▶un savant, ◀d’▶un écrivain, et ◀les▶ intérêts ◀d’▶un ministre, ◀les▶ rapports, s’il en est, ne sont qu’accidentels. Il s’agit ◀d’▶ordres différents, dirait Pascal. Mais cette constatation, quoique nécessaire, reste loin ◀d’▶épuiser ◀la▶ question. Car ◀l’▶Unesco n’a jamais prétendu faire ◀la▶ culture, ou faire ◀de▶ ◀la▶ culture. ◀L’▶Unesco veut aider ◀la▶ culture, et plus encore aider ◀les▶ peuples à se cultiver, non point d’ailleurs pour ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀l’▶art, mais parce qu’on pense qu’ainsi ◀l’▶on servira ◀la▶ paix.
Or, seule une aide toute désintéressée, n’ayant en vue que ◀la▶ qualité des œuvres d’art, ◀de▶ littérature ou ◀de▶ science, et leur diffusion dans ◀les▶ masses, serait vraiment une aide à ◀la▶ culture. Quel est ◀le▶ gouvernement qui peut aider ainsi ?
Servitudes ◀de▶ ◀la▶ culture organisée
Il y eut jadis des princes et dictateurs mécènes. Il y eut Laurent le Magnifique. Temps bien passés. Un gouvernement, aujourd’hui, c’est pratiquement un ministère plus ou moins dépendant ◀d’▶un autre ministère (celui des finances, par exemple) et contrôlé par ◀la▶ majorité ◀d’▶un parlement. Comment un ministère pourrait-il donc (quels que soient ◀les▶ désirs ◀de▶ ses hauts fonctionnaires) obtenir un crédit pour ◀la▶ beauté ◀d’▶une œuvre, et sur ◀la▶ seule démonstration ◀de▶ son excellence ? Il n’en obtient parfois, avec quelles peines, que s’il peut démontrer aux Finances, au Parlement, aux présidents ◀de▶ ses commissions, que tel ou tel projet « sert ◀le▶ pays », c’est-à-dire sert sa politique ou son tourisme, ses industries du cinéma ou ◀de▶ ◀l’▶édition, ses laboratoires nationaux, certains groupes ◀d’▶intérêts privés, et finalement certains partis. Admettons que ◀le▶ projet soit retenu. ◀La▶ délégation nationale votera pour lui à ◀l’▶Assemblée de l’Unesco. Mais comment voteront tous ◀les▶ autres ? Il y a là ◀le▶ Yémen, ◀le▶ Liban, ◀les▶ Latins, ◀les▶ Hindous et ◀les▶ Américains, chacun dûment pourvu ◀d’▶instructions ◀de▶ son État, donc ◀de▶ directives politiques. Si ◀le▶ produit qui émerge ◀de▶ leurs débats a par miracle forme humaine et valeur proprement culturelle, ce sera bien grâce aux tours ◀de▶ force ◀de▶ quelques fonctionnaires chargés ◀de▶ ◀l’▶exécution.
Puis se pose la question du budget. Il faut faire vivre ◀l’▶Organisation, et songer aussi à ses tâches. ◀Les▶ activités culturelles n’étant aux yeux de nos gouvernements — et c’est normal — qu’une espèce ◀de▶ mal nécessaire, un ◀de▶ ces irritants problèmes périphériques qui viennent encore s’ajouter aux problèmes harassants ◀de▶ ◀la▶ lutte des partis, ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀la▶ défense, et ◀de▶ ◀la▶ politique générale, — il est bien clair qu’on leur donnera toujours ◀le▶ moins possible. Aux yeux du grand public, un budget annuel ◀de▶ neuf millions ◀de▶ dollars, comme celui ◀de▶ ◀l’▶Unesco, est gigantesque. Au regard des tâches mondiales que ◀l’▶Unesco s’assigne, il est simplement ridicule ; pire encore si ◀l’▶on ose ◀le▶ comparer aux dépenses ◀d’▶armement, ou simplement aux subventions ◀de▶ certains États à leurs industries déficientes. Si ◀l’▶on croyait à ◀la▶ culture comme on croit au pouvoir électoral des bouilleurs ◀de▶ cru, par exemple, on lui donnerait cent fois ou mille fois plus. Mais ◀le▶ fait est qu’on n’y croit guère dans ces milieux, et tel étant ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶opinion moyenne, 9 000 000 ◀de▶ dollars font tout de même une grosse somme.
◀Les▶ hommes ◀de▶ culture, comme on dit, se demandent alors si pour ce prix ◀l’▶on ne pourrait pas ◀les▶ aider mieux qu’en finançant une grande machine pour ◀les▶ aider. ◀La▶ machine n’absorbe-t-elle pas plus ◀d’▶énergie qu’elle n’en transmet ? Cela devrait se calculer, semble-t-il. Mais ◀l’▶a-t-on fait ?
En attendant, rêvons un peu sur ces 9 millions ◀de▶ dollars consentis par ◀les▶ gouvernements. Avec cette somme, on pourrait entretenir 130 centres européens ◀de▶ ◀la▶ culture (un vrai cauchemar) ; ou décerner 3000 grands prix ◀de▶ littérature, ◀d’▶art et ◀de▶ science ; ou réunir 4000 séminaires ◀de▶ discussions et ◀de▶ recherches ; ou distribuer 5 à 6000 bourses ◀d’▶études pour professeurs, artistes, étudiants ; ou publier 25 millions ◀de▶ volumes et ◀les▶ distribuer gratuitement ; ou encore 80 millions ◀de▶ grandes reproductions ◀d’▶œuvres d’art en couleurs. Mais tout cela, comme cent autres choses possibles et imaginables, supposerait que ◀l’▶on traite ◀la▶ culture comme but en soi, non comme annexe ◀d’▶une politique. Et nous venons de voir pourquoi c’est impossible : non point à cause ◀d’▶une mauvaise volonté ou ◀d’▶une insuffisance quelconque des hommes chargés ◀de▶ ◀la▶ tâche, bien au contraire, mais à cause du système adopté.
Trois vices ◀de▶ construction
C’est ◀le▶ système qu’il faut donc réformer, et c’est encore trop peu dire : il s’agit ◀de▶ refaire à ◀l’▶inverse, ◀de▶ fond en comble, — et non ◀de▶ comble en fond — ce qu’ont imaginé il y a sept ans ◀les▶ créateurs ◀de▶ ◀l’▶Unesco.
◀Le▶ système souffre ◀de▶ trois vices majeurs : il est trop vaste, il est centralisé, et il laisse aux gouvernements ◀l’▶initiative autant que ◀le▶ contrôle. Reprenons brièvement ces trois points.
1. Trop vaste. Une organisation culturelle qui survole toutes ◀les▶ civilisations ◀de▶ ◀la▶ planète ne peut se donner qu’un but très vague, mal défini et presque vide ◀de▶ contenu proprement culturel. (En fait, on se borne à dire qu’on travaille pour ◀la▶ paix.) D’autre part, ◀le▶ cadre national ne correspond pas aux réalités ◀de▶ ◀la▶ culture : celle-ci s’est toujours faite par un jeu ◀de▶ libre-échange qui ne tenait aucun compte ◀de▶ nos récentes divisions administratives et douanières. ◀Le▶ champ ◀d’▶action optimum ◀d’▶une œuvre ◀de▶ coopération culturelle correspond concrètement au « champ ◀d’▶étude historique intelligible » tel que ◀l’▶a délimité Toynbee : une société, une civilisation bien définie, comme ◀l’▶Europe, ◀l’▶islam, ◀l’▶Asie du Sud, ◀l’▶Extrême-Orient. Ceci doit se traduire par des organismes régionaux (comme on dit à ◀l’▶Unesco) et non point mondiaux.
2. Centralisé. ◀La▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ culture ne se trouve ni dans ◀l’▶individu isolé, ni dans ◀la▶ nation, ni dans ◀les▶ vastes organisations internationales, mais bien dans ◀les▶ communautés organiques et dans ◀les▶ foyers ◀de▶ création. Nous entendons par là : ◀les▶ écoles ◀de▶ pensée et ◀d’▶art ; ◀les▶ revues et ◀les▶ groupes ◀d’▶études ; ◀les▶ festivals ◀de▶ musique ou ◀de▶ théâtre ; ◀les▶ instituts ◀de▶ recherches et ◀d’▶enseignement ; ◀les▶ laboratoires, etc. C’est là que se forme ◀le▶ langage des créateurs individuels et que leurs œuvres apparaissent. C’est donc ◀de▶ là qu’il faut partir, ◀de▶ cette base-là, non point ◀d’▶une organisation abstraite parce que mondiale, et condamnée par ses dimensions mêmes à ◀la▶ bureaucratie comme aux interférences politiques.
◀Le▶ travail culturel est par nature fédéraliste, donc décentralisé. Il se développe par des méthodes ◀de▶ coordination pratique, et non pas à coups ◀de▶ directives émises par un office lointain, soumis lui-même à des pressions ◀d’▶un ordre différent ◀de▶ celui ◀de▶ ◀la▶ culture. Il suppose certes des liaisons multipliées entre foyers ◀de▶ création. Ces liaisons peuvent et doivent être favorisées quand elles ne s’établissent pas spontanément. Mais on ne saurait ◀les▶ « planifier » sur une échelle qui n’est plus celle du rayonnement normal et sensible des foyers ◀de▶ base.
3. Initiative et contrôle gouvernementaux. Ce qui précède suffit à établir que ◀l’▶initiative véritable, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture, appartient en fait aux petits groupes, à ◀de▶ petits exécutifs spécialisés. Il serait donc naturel ◀de▶ calquer ◀les▶ organisations ◀d’▶aide culturelle sur cette réalité ◀de▶ base. Partir ◀d’▶en bas, non pas ◀d’▶un centre trop élevé, et trop abstrait des conditions concrètes ◀de▶ ◀la▶ culture dans son état naissant. Et ce qui vaut pour ◀les▶ initiatives devrait valoir aussi pour ◀le▶ contrôle des tâches exécutées en collaboration.
Que resterait-il alors à ◀l’▶organisation constituée par ◀les▶ gouvernements soit à ◀l’▶échelle des Nations unies, soit comme nous ◀le▶ pensons préférable, à celle du Conseil de l’Europe ? ◀Les▶ taches normales ◀de▶ ◀l’▶État en général. Tâches ◀de▶ distribution (comprenant ◀la▶ libération pratique des échanges culturels dans une aire donnée), ◀de▶ subvention (après examen des propositions étudiées et soumises par ◀les▶ intéressés directs) et parfois ◀d’▶arbitrage (en cas ◀de▶ conflit entre certaines activités culturelles et ◀le▶ bien commun des peuples ou du groupe ◀de▶ nations considéré).
S’il fallait résumer encore ces remarques déjà trop condensées, on soulignerait ces deux points :
1. En matière de culture, ◀les▶ intéressés seuls sont juges ◀de▶ leurs besoins. Qu’on leur laisse donc ◀l’▶initiative, ◀le▶ contrôle et ◀l’▶exécution ! Qu’ils s’associent directement entre eux, quand ils ◀le▶ trouvent utile, par-dessus ◀les▶ frontières nationales (comme ◀l’▶ont fait, par exemple, au Centre européen de la culture, ◀les▶ directeurs ◀de▶ festivals). Cette méthode s’est montrée ◀la▶ plus économique, ◀la▶ plus rapide et ◀la▶ plus efficace aussi pour préserver ◀les▶ entreprises ◀de▶ culture ◀de▶ toute ingérence politique.
2. Sur ◀la▶ base des initiatives émanant des intéressés, que ◀les▶ gouvernements ou ◀la▶ fédération s’attachent à leur rôle ◀d’▶arbitrage entre ◀les▶ intérêts spécifiques ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀les▶ intérêts généraux des populations. Un régime ◀de▶ consultations directes entre ◀les▶ petits exécutifs spécialisés dont nous parlions et ◀les▶ instances gouvernementales se révèle là encore ◀le▶ plus pratique, ne fût-ce qu’en évitant ◀les▶ retards et ◀les▶ frais des grandes machines bureaucratiques.