Situation de▶ ◀l’▶Europe en avril 1953 (avril 1953)k
◀L’▶Europe au point mort ?
Au moment même où viennent ◀d’▶être posées les premières bases ◀de▶ ◀l’▶union, ◀l’▶opinion se demande « si ◀l’▶Europe est en panne ». ◀Les▶ uns voient ◀la▶ fédération en plein démarrage, ◀les▶ autres ◀la▶ disent au point mort. Mais ◀la▶ contradiction n’est qu’apparente, car ◀les▶ deux jugements sont exacts. En effet, pour changer ◀de▶ vitesse, il faut passer par ◀le▶ point mort. Mais pendant ce temps ◀la▶ voiture roule.
Aux yeux de beaucoup, ◀l’▶élan fédéraliste s’est épuisé, puisque plus rien ne bouge apparemment. ◀Le▶ fait est que cet élan vient de rencontrer des résistances contre lesquelles il s’arc-boute ◀de▶ toutes ses forces. Sa poussée croît à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀la▶ contre-poussée qu’il provoque. Si ◀l’▶on ne voit rien bouger pour ◀le▶ moment, on se tromperait en jugeant que ◀la▶ lutte a cessé ou que ◀la▶ tension est retombée. ◀Les▶ lutteurs affrontés corps à corps, presque immobiles, rassemblent toutes leurs énergies… Mais laissons ces images et voyons ◀le▶ concret ◀de▶ notre situation.
◀L’▶opposition mobilise
Longtemps habitués à traiter ◀de▶ « chimères » tous ◀les▶ projets élaborés par ◀les▶ Européens ◀les▶ plus conscients, nombre ◀d’▶individus et ◀de▶ groupes ◀d’▶intérêts dans nos divers pays se trouvent soudainement alarmés par une série ◀de▶ faits patents, contraires à toutes leurs prévisions :
— ◀la▶ CECA est en place, commence à fonctionner ;
— ◀la▶ CED est en voie ◀de▶ ratification par ◀les▶ parlements ;
— un projet ◀de▶ Constitution européenne vient ◀d’▶être remis officiellement aux ministres des Six, prévoyant ◀l’▶élection directe ◀d’▶un Parlement européen.
Tout cela résulte ◀d’▶une longue préparation. Mais aux yeux de ◀l’▶opinion publique, tout cela vient de se produire en quelques mois, à partir de ◀l’▶automne dernier. ◀Le▶ scepticisme, qui paralysait ◀les▶ réactions à cet effort ◀d’▶union, se mue en opposition déclarée, et cette opposition se cherche éperdument des justifications tardives du côté des intérêts immédiats, ◀de▶ ◀l’▶esprit partisan, et des préjugés nationaux. C’est naturel. Dans ◀la▶ confusion typique ◀d’▶un réveil brusque, socialistes allemands et gaullistes français se découvrent frères et complices des insulaires ◀de▶ gauche et ◀de▶ droite, des communistes, des neutralistes, et des nationalistes ◀de▶ tous ◀les▶ pays. ◀L’▶internationale ◀de▶ ◀l’▶anti-Europe n’en est pas encore au stade ◀de▶ ◀la▶ levée en masse. Il se peut toutefois qu’elle y rêve. Toute tentative ◀de▶ s’organiser comme force politique cohérente lui serait fatale. Elle n’en représente pas moins un très sérieux danger : celui ◀de▶ ◀la▶ confusion, précisément. Mais nous gardons sur elle un avantage certain : nous attendions depuis longtemps qu’elle se déclare. Nous avons pris sur elle six ans ◀d’▶avance ( congrès ◀de▶ Montreux, 1947). Normalement, nous devons donc gagner, sur ce plan-là.
◀Le▶ Kominform démobilise
Mais voici qu’un troisième facteur vient compliquer ce jeu normal ◀de▶ ◀l’▶action et ◀de▶ ◀la▶ réaction.
Depuis plusieurs années, ◀l’▶on entend répéter que ◀la▶ plus forte raison, sinon ◀la▶ seule, ◀de▶ vouloir une Europe unie, réside dans ◀la▶ menace soviétique. ◀La▶ peur, affirme-t-on, serait ◀le▶ vrai ressort du mouvement vers ◀l’▶intégration. Il en résulte que toute détente à ◀l’▶Est détendrait ce ressort. ◀D’▶où, paraît-il, crise ◀de▶ ◀l’▶idée européenne.
On n’oserait affirmer ici que ce raisonnement n’ait pas été tenu par ◀le▶ Kremlin, et qu’il ne soit l’un des motifs majeurs ◀de▶ ◀l’▶actuelle offensive ◀de▶ paix. Ce que ◀l’▶on peut observer c’est qu’il est, tout d’abord, ◀le▶ fait des adversaires, chez nous, ◀de▶ notre union, puisqu’il tend à ◀la▶ présenter tantôt comme ◀l’▶effet ◀d’▶une panique, tantôt, et au contraire, comme ◀la▶ preuve ◀d’▶intentions agressives contre ◀la▶ Russie. Mais ce même raisonnement, d’autre part, a pu jouer chez nous en faveur de ◀l’▶union : il ◀la▶ fait apparaître, aux yeux de certains, comme un expédient défensif qu’il fallait accepter in extremis. Si maintenant ◀la▶ Russie nous rassure, il est clair que tout est changé. Dès ◀l’▶instant que nous cessons ◀d’▶avoir peur, ◀le▶ fédéralisme européen perd sa seule raison ◀d’▶être. Parlons donc ◀d’▶autre chose, renversons quelques ministères, revenons à ◀la▶ vie normale.
◀L’▶argument est absurde. Mais il sera populaire. Et notre monde du xxe siècle étant ce qu’il est, il faut prendre au sérieux ◀les▶ pires sottises : elles représentent un facteur politique qui, pour peu qu’on ◀le▶ néglige, peut devenir décisif. Expliquons-nous donc bien clairement, sans hésiter à souligner des évidences.
◀Les▶ vrais motifs ◀de▶ notre union n’ont pas changé
Étant admis que ◀la▶ reprise des négociations ◀d’▶armistice en Corée sur ◀la▶ base même que ◀l’▶on déclarait « grotesque » il y a deux mois, ◀le▶ retour ◀de▶ M. Vychinski à ◀la▶ civilité puérile et honnête, ◀la▶ restitution ◀de▶ deux ambassades à leurs propriétaires légaux, ◀la▶ libération ◀de▶ quinze médecins sur neuf accusés ◀d’▶assassinat et ◀l’▶emprisonnement ◀de▶ ceux que ◀l’▶on venait de décorer pour délation, ◀la▶ répétition fréquente du mot paix, et tant d’autres signes irréfutables ◀de▶ « détente », signifient que ◀l’▶URSS désormais ne nourrit plus à l’endroit de ◀l’▶Occident que ◀les▶ intentions ◀les▶ plus cordiales, on demande ce qui se trouve changé en fait dans ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et ◀l’▶on répond : pratiquement rien.
◀La▶ conception européenne ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ses libertés politiques et sociales n’a pas varié, que ◀l’▶on sache, n’est pas moins menacée ◀de▶ ◀l’▶intérieur et ◀de▶ ◀l’▶extérieur.
◀La▶ division ◀de▶ notre continent en 21 nations sottement rivales, dont aucune n’est plus à ◀l’▶échelle soit ◀de▶ ◀la▶ concurrence des grands empires modernes, soit des nécessités ◀de▶ ◀l’▶économie présente, subsiste.
◀La▶ situation ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde qu’elle domina jadis et qui retourne contre elle ses propres armes, n’est en aucune mesure améliorée.
Ces trois grands faits fondamentaux, ces trois coordonnées ◀de▶ notre destin historique, demeurent ◀les▶ motifs impérieux ◀de▶ notre union fédérative. ◀Les▶ sourires du Kremlin sont peut-être ◀la▶ preuve que tout va changer en Russie : ils ne changent rien à ces faits.
Quand ◀la▶ Russie deviendrait notre meilleure amie, quand ◀les▶ États-Unis renonceraient à tout ce qui rend leur aide suspecte aux yeux de certains, quand ◀la▶ paix entre ◀les▶ deux blocs serait non seulement déclarée mais faite, ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe n’en serait pas moins vitale ni moins urgente, pour ◀les▶ trois grandes raisons qu’on vient de rappeler.
◀La▶ question n’est pas ◀de▶ savoir si ◀la▶ Russie nous fait plus ou moins peur, mais si nos 21 nations sont encore capables ◀d’▶assurer, chacune pour soi, leur sécurité physique et morale, leur prospérité, leur niveau de vie, ◀le▶ rayonnement ◀de▶ leur culture, et en conséquence de tout cela, leur indépendance. Personne n’ayant pu ni même prétendre prouver que tel est bien ◀le▶ cas, ◀la▶ solution ne peut être cherchée que dans ◀l’▶union.
Vers une épuration européenne
Il n’en reste pas moins probable que ◀l’▶effet ◀de▶ propagande escompté sera partiellement atteint par ◀la▶ Russie, à peu de frais. Ceux des Européens qui partageaient ◀le▶ point de vue ◀de▶ M. Vychinski, à savoir que ◀la▶ politique ◀d’▶intégration repose uniquement sur ◀la▶ crainte, suivront comme des enfants de chœur ce diplomate dans ses récentes conclusions : ◀l’▶URSS ayant décidé ◀de▶ nous rassurer, ◀l’▶Europe doit changer ◀de▶ politique. ◀Le▶ sentiment ◀d’▶urgence et ◀de▶ danger qui poussait un grand nombre ◀d’▶esprits à chercher ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶Europe dans sa seule défense militaire, va se trouver rapidement neutralisé. Ceux qui ne voulaient prendre au sérieux (en Europe comme en Amérique) que ◀la▶ Communauté ◀de▶ défense, vont être les premiers à ◀la▶ croire inutile.
Qu’avons-nous à y perdre, nous ◀les▶ fédéralistes ? Que pouvons-nous y gagner ?
Tous ceux que ◀de▶ mauvaises raisons amenaient parfois à nos côtés, vont nous quitter. ◀L’▶idée fausse qui ◀les▶ rameutait, à savoir qu’une fédération doit être faite contre quelqu’un ou quelque chose, et par suite que ◀le▶ principe fédérateur ne peut être que négatif, cette idée perdant force et opportunité, ils vont cesser ◀de▶ se croire fédéralistes. Comme ils ne ◀l’▶ont jamais été, il s’agira pour nous non ◀d’▶une perte ◀d’▶effectifs, mais plutôt ◀d’▶une épuration provoquée, une fois de plus, par ◀les▶ chefs du Kremlin, mais cette fois-ci chez nous, et en fin de compte à leurs dépens !
C’est aux fédéralistes éprouvés qu’il appartiendra donc, durant ◀les▶ mois qui viennent, ◀de▶ mettre en valeur ◀le▶ côté positif ◀de▶ cette opération.
Un délai ◀de▶ grâce pour ◀l’▶Europe
◀Les▶ Russes renonçant à ◀la▶ guerre, ◀le▶ monde entier se remet à respirer : c’est donc ◀la▶ preuve que ◀le▶ monde entier, ◀les▶ communistes y compris, ne croyait pas que ◀l’▶Amérique ni ◀l’▶Europe songeaient à ◀la▶ « guerre préventive ». Chacun savait ◀d’▶où venait ◀le▶ seul danger : ◀d’▶où viendrait autrement ◀le▶ soulagement général ?
Il en résulte qu’un nouveau délai ◀de▶ grâce est offert à ◀l’▶Europe pour s’unir, et pour mieux voir ◀les▶ vraies raisons qu’elle a ◀de▶ ◀le▶ faire. Et cela dans des conditions ◀de▶ clarté, ◀de▶ sérieux, ◀de▶ sagesse, qu’on ne pouvait espérer naguère, lorsque régnait encore ◀la▶ crainte, ◀la▶ suspicion générale, et ◀le▶ doute quant à savoir si nous aurions ◀le▶ temps ◀de▶ bâtir quelque chose ◀de▶ solide. ◀L’▶état d’esprit ◀de▶ défensive crispée, peu propice aux vues larges et imaginatives, va faire place à une juste estimation ◀de▶ nos périls concrets mais aussi ◀de▶ nos chances. ◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶Europe au xxe siècle, en butte à ◀l’▶hostilité croissante des autres continents, mais détenant encore ◀les▶ vrais secrets ◀d’▶une civilisation qu’elle a rendue mondiale ; affaiblie par sa division mais déjà parvenue à ◀la▶ veille ◀de▶ s’unir, — ce problème va nous apparaître dans sa plus nue réalité.
Comment rendre à notre culture, libératrice plus qu’aucune autre au monde des puissances ambiguës ◀de▶ ◀l’▶homme, son pouvoir offensif ◀de▶ création et ◀de▶ rayonnement sur ◀le▶ monde ? Comment sauver nos trop petites nations ◀de▶ ◀l’▶asphyxie économique ? Comment nous replacer à ◀l’▶avant ◀d’▶un progrès que d’autres nous disputent, nous ◀le▶ savons bien, par des déclarations invérifiables ou par des chiffres alignés, mais dont nous gardons malgré tout, malgré nos infidélités, ◀le▶ sens humain, ◀la▶ formule spirituelle ?
◀La▶ réponse n’est plus discutable. Elle tient en un seul mot : fédération.
On ne fédère pas des armes et des machines, des équations et des doctrines, mais seulement des hommes, et leurs groupes. ◀La▶ Communauté politique sera donc notre but prochain, ◀la▶ condition certainement nécessaire, si elle n’est pas certainement suffisante, ◀d’▶une Renaissance offerte par ◀l’▶Europe au monde tout entier.