Unité et diversité de▶ ◀l’▶Europe (juin 1953)t
Beaucoup pensent aujourd’hui que ◀l’▶Europe est trop diverse pour qu’on puisse ◀l’▶unir. Elle eut, disent-ils, son unité spirituelle au Moyen Âge et elle avait atteint au début ◀de▶ ce siècle une espèce ◀d’▶unité matérielle : ◀le▶ voyageur pouvait ◀la▶ traverser ◀de▶ Madrid à Berlin ou ◀d’▶Athènes à Stockholm sans souci ◀de▶ « devises » ni ◀de▶ passeport : ◀la▶ carte ◀de▶ visite suffisait. Mais aujourd’hui ! Barrières douanières, quotas, visas, protectionnisme, méfiance universelle, nationalismes exacerbés par ◀les▶ souvenirs ◀de▶ deux guerres : où trouver dans tout cela un dénominateur commun, et que venez-vous parler ◀d’▶union, quand ◀l’▶unité foncière a disparu ? Il serait fou, et il est impossible ◀de▶ fondre nos diversités ◀de▶ langues, ◀de▶ religions, ◀de▶ nationalités, ◀de▶ partis politiques et ◀d’▶intérêts, dans une espèce ◀d’▶espéranto totalitaire…
Cette vision pessimiste ◀de▶ notre sort repose sur deux graves confusions. En effet, ◀l’▶absence actuelle ◀d’▶union ne signifie pas que ◀l’▶unité millénaire ◀de▶ ◀l’▶Europe n’existe plus. Ensuite, il faudrait distinguer entre nos divisions présentes et nos diversités traditionnelles. Les premières causent notre misère, et doivent être à tout prix surmontées ; les secondes ont produit nos vraies richesses, et ◀la▶ meilleure raison ◀de▶ nous fédérer, c’est que seule ◀l’▶union fédérale peut ◀les▶ sauver et ◀les▶ garantir dans notre siècle.
Mais ◀d’▶où proviennent ces confusions courantes ? Ce qui fausse notre optique moderne, c’est ◀le▶ phénomène national. ◀L’▶esprit jacobin, devenu plus tard ◀l’▶esprit nationaliste, pour aboutir ◀de▶ nos jours à ◀l’▶esprit totalitaire, nous a fait croire que ◀l’▶unité et ◀la▶ diversité étaient des réalités contradictoires ; que nos divisions nationales étaient sacrées ; et qu’en conséquence ◀l’▶union fédérale ◀de▶ nos pays, sauvegardant leurs diversités, était une rêverie condamnable doublée ◀d’▶une erreur ◀de▶ logique.
Il est aisé ◀de▶ répondre à ces sophismes par un exemple bien connu, et par un rappel à ◀l’▶histoire.
Logique ou non, ◀la▶ Suisse existe, réfutation vivante ◀de▶ toutes ◀les▶ théories nationalo-totalitaires.
Et ◀l’▶histoire nous enseigne que ◀le▶ nationalisme, au sens précis et néfaste du terme, n’a sévi que pendant un siècle et demi sur ◀les▶ deux-mille ans ◀de▶ notre ère. ◀Le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ nation fermée, imposant ◀la▶ limite ◀d’▶une langue à des réalités toutes différentes, comme ◀l’▶économie, ◀les▶ échanges, ◀la▶ défense, ◀la▶ géographie, se réduit à une tranche très mince ◀de▶ ◀l’▶immense aventure humaine.
Ce manque ◀d’▶épaisseur historique du nationalisme suffirait à nous rendre méfiants, lorsqu’il s’agit ◀de▶ porter un jugement sur ◀l’▶avenir, comme dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais il y a plus. Il est parfaitement clair que ◀la▶ nation, au sens dix-neuviémiste du mot, est une forme ◀d’▶association périmée à bien des égards. Il n’est pas une nation ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui qui puisse se dire indépendante, soit pour sa production, soit du point de vue ◀de▶ sa défense. Qu’en est-il du point de vue ◀de▶ ◀la▶ culture, qui fut ◀l’▶élément décisif pour ◀la▶ formation ◀de▶ nos nations ?
◀Les▶ faits historiques ◀les▶ mieux établis et ◀les▶ plus faciles à vérifier dénoncent ◀le▶ peu ◀d’▶importance réelle ◀de▶ nos différences nationales. Pour peu que ◀l’▶on compare ◀l’▶ensemble des pays ◀de▶ ◀l’▶Europe à d’autres continents, comme ◀l’▶Asie, ◀l’▶Afrique ou ◀l’▶URSS, ◀les▶ caractères communs à tous nos peuples apparaissent aussitôt mille fois plus importants que nos différenciations récentes.
Nous voyons tout d’abord une religion commune, avec toutes ses subdivisions qui portent un air ◀de▶ famille. (◀Les▶ textes des liturgies ◀de▶ communion romaine, anglicane, luthérienne et même calviniste ont tous ◀la▶ même structure, à très peu de phrases près. Nous ◀l’▶ignorons, mais c’est un fait.) ◀Les▶ réactions parfois violentes au christianisme (athéisme, anticléricalisme) ou bien imitent à rebours ce qu’elles combattent, ou bien prétendent faire mieux mais dans ◀le▶ même sens éthique : dans l’un et l’autre cas, ◀le▶ langage est ◀le▶ même, il dérive ◀de▶ ◀la▶ théologie, fût-ce à travers Hegel et Marx. ◀De▶ Kierkegaard à Heidegger, puis Sartre, ◀les▶ mêmes concepts, proprement impensables hors du champ ◀de▶ ◀l’▶influence chrétienne, se groupent, s’opposent et se regroupent. Nos formes ◀d’▶expression sont identiques, qu’il s’agisse du sonnet, dans toutes ◀les▶ langues ◀d’▶Europe, du roman (dérivé ◀de▶ Tristan), du tableau ◀de▶ chevalet ou ◀de▶ ◀l’▶opéra, du concerto, ◀de▶ ◀la▶ symphonie ou ◀de▶ ◀la▶ façade ◀d’▶un palais. Nos modèles ◀d’▶organisation ◀de▶ ◀la▶ vie sociale ou politique dérivent tous ◀de▶ Rome et ◀de▶ ◀l’▶Église : au commencement furent ◀la▶ paroisse et ◀la▶ commune, totalement inconnues ◀de▶ ◀l’▶Orient ; ◀les▶ synodes et ◀le▶ sénat, ◀d’▶où viennent nos parlements. Rien ne se ressemble plus que nos folklores, prétendus « nationaux » par ◀la▶ science démodée ◀de▶ Herder et des romantiques mais dont ◀la▶ science actuelle tire au contraire ses meilleurs arguments pour démontrer ◀l’▶unité foncière ◀de▶ nos peuples. Ni ◀la▶ musique ni ◀la▶ peinture, créations typiques ◀de▶ ◀l’▶Europe, n’ont jamais été nationales : elles furent des œuvres collectives, passant ◀de▶ foyers en écoles, du sud au nord, à ◀l’▶ouest puis à ◀l’▶est, au cours des âges sans frontières. Et enfin, et surtout, ce que nous avons ◀de▶ commun, c’est une certaine passion ◀de▶ différer, une certaine manière ◀de▶ dire « moi », et ◀de▶ nous distinguer ainsi ◀de▶ ◀la▶ tribu ou du corps magique collectif. Découverte par ◀la▶ Grèce avec ◀l’▶individu, socialisée par Rome avec ◀le▶ citoyen, consacrée par ◀l’▶Église romaine et ◀la▶ Réforme avec leur notion ◀de▶ ◀la▶ personne, cette manière ◀de▶ se croire et ◀de▶ se sentir unique, caractérise ◀l’▶homo europæus, quelle que soit d’ailleurs sa naissance, et ◀le▶ rend différent ◀de▶ ◀l’▶Hindou qui est ◀d’▶une caste, ◀de▶ ◀l’▶Africain qui est ◀d’▶une tribu, non moins que du Soviétique conditionné par ◀les▶ décrets du « déterminisme historique ». ◀L’▶Asiatique a toujours recherché ◀la▶ perte du moi dans ◀le▶ Tout. ◀Le▶ Soviétique n’a plus ◀le▶ droit ◀de▶ dire « je » que lorsqu’il s’avoue criminel. ◀L’▶Européen seul a placé ◀la▶ personne au-dessus ◀de▶ ◀la▶ collectivité.
Comparées à ◀la▶ communauté fondamentale et millénaire ◀de▶ nos structures ◀de▶ pensées, ◀de▶ nos formes ◀d’▶expression et ◀de▶ nos types ◀d’▶organisation sociale et politique, nos divisions présentes perdent leur profondeur et se révèlent éphémères. Au contraire, nos diversités redeviennent alors un trait fondamental du mode ◀de▶ vivre européen : chez nous seulement elles ont été admises (« Il y a plusieurs demeures… »), protégées et aimées en tant que vocations. Et c’est à leur dialogue, parfois à leurs conflits, que ◀l’▶Occident doit ses plus belles créations.
Certes, ◀l’▶école par ses manuels ◀d’▶histoire, ◀le▶ journal par son exploitation des préjugés reçus ◀de▶ ◀l’▶école, certaine littérature aussi pour laquelle tout ce qui est national est sacré, entretiennent un esprit nationaliste qui n’est plus gagé sur ◀les▶ faits, sur ◀les▶ diversités vivantes, et qui freine ◀l’▶union nécessaire. Qu’un tel nationalisme survive à ses raisons, en perdant ses racines dans ◀la▶ réalité, cela ne signifie pas qu’il ait cessé ◀de▶ nuire. ◀Les▶ écrivains — poètes et philosophes — qui ont tant fait pour ◀le▶ fomenter au début du xixe siècle, pourraient beaucoup, ◀de▶ nos jours, pour nous en délivrer. Entre ◀l’▶agoraphobie du nationalisme et ◀la▶ claustrophobie du cosmopolitisme, il y a place pour un réalisme.