« Nous ne sommes pas des esclaves ! » (25 juin 1953)t
« Ils ont tiré ! Ils tirent sur les▶ ouvriers ! » ◀Le▶ vieux cri de douleur des villes européennes, ◀le▶ cri de douleur des faubourgs s’est propagé dans ◀les▶ avenues lugubres de Berlin, entre leurs façades sur ◀le▶ vide, ◀les▶ blocs blanchis aux petites fenêtres myopes des privilégiés du régime, ◀le▶ palais de marbre rose de ◀l’▶ambassade de ◀l’▶URSS, seul battant neuf parmi ◀les▶ ruines.
◀Les▶ tanks soviétiques, ◀l’▶Armée rouge, ◀la▶ police « populaire » ont tiré sur ◀les▶ ouvriers qui avaient osé se rassembler, sans armes, pour proclamer : « Nous ne sommes pas des esclaves ! » Ainsi, ◀les▶ Soviétiques ont perpétré le premier massacre de grévistes que ◀l’▶Europe ait connu depuis 1905 ; depuis ce Dimanche Rouge, où ◀le▶ tsar fit tirer sur ◀la▶ foule qui marchait vers ◀le▶ Palais d’Hiver. Ce sont ◀les▶ descendants des ouvriers d’alors, ce sont leurs petits-fils en uniforme, passés aux ordres du Kremlin, qui ont tiré sur leurs camarades, ◀les▶ ouvriers sans armes de ◀la▶ Staline-Allee.
◀Les▶ tanks soviétiques ont tiré sur ◀la▶ foule ouvrière. Cette phrase qu’on n’a pas lue dans ◀la▶ presse communiste, nos enfants ◀la▶ liront dans leurs livres d’histoire. Cette phrase a été dite, une fois pour toutes. Elle n’est pas mensongère, elle est gagée sur des centaines de morts et de blessés. Étant dite, et de cette manière, non par certains pour ◀les▶ besoins d’une polémique, non par ◀la▶ presse d’un seul pays, d’un seul parti, non par erreur ou exagération, ni par rien que ◀l’▶on puisse « expliquer », sophistiquer dialectiquement à l’aide de Marx, ou de Lénine, ou de Staline, mais dite, et sans retour, et de cette manière-là, par ◀la▶ révolte et ◀les▶ blessures et ◀les▶ cadavres des ouvriers de Berlin-Est, cette phrase crie sur ◀la▶ terre entière une vérité que ◀l’▶on n’éteindra plus : ◀la▶ tyrannie totalitaire est un crime contre ◀l’▶homme et ses jours, désormais, sont comptés.
◀L’▶insurrection de toutes ◀les▶ villes de ◀la▶ zone Est, bien qu’écrasée dans ◀le▶ sang, marque ◀la▶ fin d’une ère : celle du mythe communiste qui, pendant trente-six ans, domina ◀la▶ conscience prolétarienne (de France et d’Italie, surtout) et ◀l’▶inconscient de millions de bourgeois. Fin d’un mythe, mais aussi d’un monstrueux sophisme. Allez redire, ô philosophes qui vantiez ◀la▶ violence ouvrière, substance et force du PC », allez redire aux Berlinois que « ◀la▶ classe ouvrière se reconnaît dans ◀les▶ épreuves de force que ◀le▶ PC institue en son nom ! » (J.-P. Sartre). Allez redire devant ces morts, en bleus de travail, que ◀le▶ parti communiste a forcément raison, puisqu’il est ◀le▶ parti des travailleurs ! On savait qu’il était ◀le▶ parti qui avait supprimé ◀le▶ droit de grève, sous ◀l’▶impudent prétexte qu’en régime socialiste ◀les▶ ouvriers n’auraient plus ◀l’▶occasion de s’en servir… On savait aussi qu’il était ◀le▶ parti du travail forcé, celui qui venait de « réaliser », par ◀les▶ mains de cent-mille esclaves, ◀le▶ canal de ◀la▶ Volga au Don. Mais ◀les▶ journées de Berlin ◀l’▶ont démasqué comme ◀le▶ parti de ◀la▶ répression sanglante et de ◀la▶ déportation massive des travailleurs.
C’est ici ◀le▶ lieu et ◀le▶ temps de ◀le▶ répéter ou jamais : d’autres que ◀les▶ Soviets ont tiré sur ◀la▶ foule des prolétaires revendiquant leur droit de vivre. D’autres massacres d’ouvriers ont sali notre Histoire depuis ◀le▶ xviiie siècle. Au nom de ◀l’▶Ordre et de ◀la▶ Loi, au nom des droits sacrés de ◀la▶ Propriété, au nom des intérêts de ◀la▶ Production, ◀les▶ policiers de toutes nos bourgeoisies ont tué des travailleurs qui, eux, se révoltaient au nom de ◀la▶ Liberté et de leur dignité d’homme. C’était ignoble, et nous voyons bien pis. Il était réservé au régime communiste de faire ce métier-là au nom des ouvriers — d’ajouter ◀l’▶imposture au crime. Il était réservé au régime communiste d’aggraver d’un contrôle policier ◀la▶ condition de ◀l’▶ouvrier d’usine, de ◀l’▶appeler dès lors « liberté » et d’exiger que ◀les▶ prolétaires, « spontanément », réclament au lieu d’augmentations de salaire ◀l’▶augmentation des « normes de travail », 10 % cette fois-ci, pour ◀le▶ même prix. Quand ◀les▶ capitalistes, honnis du xixe siècle, exigeaient de telles normes, ou trois fois plus, ils ◀le▶ faisaient au nom de leurs intérêts ou de valeurs couvrant ces intérêts ; jamais au nom de ◀la▶ justice et des libertés populaires.
J’imagine deux choses pires que ◀la▶ pire injustice : la première serait d’excuser ◀le▶ péché des bourgeois par celui des Soviets ; mais la seconde, nous ◀l’▶avons sous ◀les▶ yeux, consiste à s’emparer de ◀la▶ cause ouvrière, à se parer de sa justice et de son nom, pour ◀l’▶écraser ensuite, une fois qu’on a ◀le▶ Pouvoir, en répétant ses vieux mots d’ordre d’unité, d’amélioration de ◀la▶ vie, de haine contre ◀le▶ fascisme et ◀les▶ provocateurs. Qui ne voit aujourd’hui quels furent à Berlin-Est ces « provocateurs étrangers » que dénonce rageusement Grotewohl ? Pouvaient-ils être « en uniforme américain » au milieu du secteur soviétique, comme ◀l’▶ont écrit dans leur panique ◀les▶ communistes ? Pouvaient-ils pratiquement n’être pas Russes ou à ◀la▶ solde de Moscou ? On demande aux ouvriers de ◀les▶ dénoncer. Mais ils ◀l’▶ont fait avec éclat ◀le▶ 17 juin !
En criant : « Nous ne sommes pas des esclaves ! » ◀les▶ ouvriers de Berlin ont rétabli d’un coup ◀la▶ vérité profonde de toute ◀la▶ situation, une vérité qui vaut pour tous leurs camarades des pays satellites et de ◀l’▶URSS, et ◀les▶ tyrans ◀l’▶ont confirmé en ouvrant ◀le▶ feu. ◀L’▶imposture communiste est devenue manifeste. Il ne reste à ses partisans, dans nos démocraties, qu’à nier ◀les▶ faits. Il leur reste à nier ceci : devant ◀la▶ porte de Brandebourg, ◀le▶ vieux chant populaire socialiste s’est fait entendre pour la première fois depuis vingt ans de silence, vingt ans de dictature : « Frères, marchons ensemble vers ◀la▶ liberté ! »
Mais rien de tout cela ne sera plus effacé. Rien ne peut plus faire que ◀les▶ héros de Berlin soient morts en vain. Aux jours ◀les▶ plus découragés de ◀l’▶Occident, ils ont fait renaître ◀l’▶espoir. ◀Le▶ sursaut de ◀l’▶Europe nouvelle, on vient de ◀le▶ sentir à Berlin, surgissant d’un peuple écrasé. Et ce n’est pas ◀l’▶Europe des marchandages entre nations qui entendent chacune recevoir ◀le▶ plus et croiraient trahir en donnant. C’est ◀l’▶Europe qui crée son avenir et justifie sa raison d’être par des hommes qui se sacrifient au service de ◀la▶ Liberté.