Une fausse nouvelle : « Dieu est mort » (juin-juillet 1953)u
Le thème de▶ la mort ◀de▶ Dieu a constitué depuis la fin ◀de▶ la guerre la hantise ◀d’▶une partie assez importante ◀de▶ la littérature contemporaine. Repris ◀de▶ Nietzsche vers 1944 par des écrivains que les circonstances rendaient influents, il est quotidiennement répété par leurs disciples et cité comme allant ◀de▶ soi par ceux qui vivent ◀de▶ l’écho. Les bien-pensants s’indignent, comme si l’on avait proféré un propos ◀d’▶une extrême gravité : attitude incompréhensible de la part des chrétiens, qui devraient savoir que l’existence ◀de▶ Dieu n’est pas affectée par une polémique locale dans le temps et dans l’espace. Mais l’inconséquence n’est pas moindre dans le camp, d’ailleurs divisé, des agnostiques. Déjà l’on parle ◀de▶ mystiques sans Dieu, des saints sans Dieu. Malraux se demande si la mort ◀de▶ Dieu n’entraîne pas celle ◀de▶ l’homme, — pensée difficile à comprendre. ◀De▶ jeunes romanciers s’autorisent ◀de▶ la « mort ◀de▶ Dieu » pour s’abandonner au plaisir masochiste ◀de▶ décrire un monde « absurde », etc. Cependant, je ne vois pas que ce thème, partout mentionné, ait été vraiment discuté, jusqu’ici. Du défi désespéré ◀de▶ Nietzsche, ◀de▶ l’affirmation méthodique ◀de▶ Sartre, on a (plutôt vaguement) supputé les effets sur la psychologie moderne, la culture et la société. Mais a-t-on jamais demandé à ceux qui disent que Dieu est mort, ce qu’ils entendent exactement par là ? ◀De▶ quel Dieu s’agit-il, en somme ? ◀De▶ celui qu’ils imaginent ou ◀de▶ celui que beaucoup prient ? ◀D’▶une caricature commode ou ◀de▶ la première Personne ◀de▶ la Trinité ? Du Dieu des philosophes ou du Dieu des Prophètes ? ◀D’▶une attitude psychologique ou ◀d’▶une réalité ontologique ? Ou seulement du mot ◀de▶ passe ◀d’▶un nouveau conformisme ? Exiger sur tout cela un peu ◀d’▶honnête clarté, ce serait le moyen ◀de▶ faire entrevoir quelques difficultés inextricables, où cette affirmation jette non seulement la pensée ◀de▶ ses auteurs récents, mais toute la pensée du type occidental.
Gardons-nous ◀d’▶admettre — ce serait leur faire injure — qu’ils aient voulu dire simplement : « Pour ce qui me concerne, Dieu n’existe plus », car il n’y aurait là rien de nouveau : on retomberait au spleen métaphysique du romantisme ou même aux platitudes rationalistes ◀de▶ l’athéisme occidental, qu’ils ont largement reniés. Ils insistent, au contraire, par ce tour dramatique au goût ◀de▶ l’immédiate après-guerre, sur la nouveauté du message, et sur son objectivité. Ils prétendent annoncer une nouvelle, la mauvaise nouvelle ◀de▶ la mort récente ◀de▶ Dieu, c’est-à-dire un anti-évangile (evangelos : la bonne nouvelle). Nous voici donc contraints ◀d’▶examiner premièrement les sources et, secondement, la crédibilité ◀de▶ l’information.
Je ne discuterai pas l’inventeur ◀de▶ la phrase : Nietzsche est un cas suffisamment connu7. Et, d’ailleurs, il a partiellement démenti son message en écrivant un jour ceci : « La réfutation ◀de▶ Dieu : ce n’est que le Dieu moral qui est réfuté. » (Œuvres posthumes.)
Tout autre est le cas ◀de▶ l’auteur contemporain auquel l’ignorance générale fait remonter la rumeur dont je parle, J.-P. Sartre. L’argument majeur ◀de▶ ce philosophe ne porte pas, bien entendu, sur l’essence ◀de▶ Dieu et du diable, mais sur leur existence qui, selon lui, diminuerait ou supprimerait la responsabilité ◀de▶ l’homme.
Si telle est bien sa position, l’on en déduit nécessairement qu’aux yeux de Sartre, la valeur morale suprême est la responsabilité, et que cette valeur morale est plus importante que tout, puisqu’en son nom l’on peut trancher une question ◀d’▶existence réelle. Il ne faut pas que Dieu et le diable existent, car alors la responsabilité ◀de▶ l’homme en pâtirait. Nous sommes donc en présence d’une morale fanatique, c’est-à-dire ◀d’▶une morale prête à nier telle ou telle réalité8, pour peu que celle-ci fasse obstacle à la passion maîtresse dont on est animé.
« La vérité est peut-être triste », disait Renan. Il était loin de s’en réjouir, mais pour autant, n’allait pas jusqu’à nier que la vérité existât. La vérité n’est peut-être pas existentialiste. Dieu limite peut-être fortement la responsabilité — cependant réelle — ◀de▶ l’homme. Il suffit pour que Sartre décrète que Dieu n’existe pas, et bien plus, qu’il est mort.
◀D’▶où peut lui venir cette passion ◀de▶ la responsabilité ? ◀D’▶une volonté ◀d’▶affirmer l’homme et ses pouvoirs, répondrait-il. Et c’est ◀d’▶une manière analogue que Malraux et Jaspers interprètent ici le cri ◀de▶ Nietzsche : comme une proclamation ◀de▶ l’avènement ◀de▶ l’homme. Ceci couvre une étrange équivoque. En effet, Sartre ne prend pas le mot « responsable » au sens authentique et littéral ◀de▶ « capable ◀de▶ répondre » (◀de▶ ses actes et pensées devant Dieu ou devant autrui), mais au sens ◀de▶ « capable ◀de▶ décider » (◀de▶ ce qu’on est et sera) ; non pas au sens chargé ◀de▶ mission, mais à celui ◀d’▶aventurier qui assume ses risques et périls et qui les choisit souverainement ; non pas au sens ◀de▶ créature, mais bien à celui ◀de▶ démiurge ; non pas au sens ◀d’▶un homme, mais bien ◀d’▶un dieu. Ce dernier trait est capital. On sent qu’il trahit un refus ◀de▶ la réalité donnée, la sienne d’abord (« Je vais me faire à mon idée ») et par suite celle ◀d’▶autrui (« L’enfer, c’est les autres »). Il n’en marque pas moins la limite ◀de▶ l’arrogance intellectuelle, le terme délirant ◀d’▶un individualisme ◀de▶ surcompensation, qui ne pourra plus que se nier lui-même s’il veut rejoindre la morale. Il se niera donc au profit ◀de▶ quelque dictature collectiviste, car là seulement il croira retrouver « l’engagement » que sa doctrine prônait, mais rendait par ailleurs impraticable — et dans le fait impratiqué. On sait que Sartre vient de joindre le camp du communisme, où naguère encore on le traitait ◀de▶ rat visqueux, ou ◀d’▶une manière plus précise, ◀d’▶individualiste petit-bourgeois.
Ce rapide examen des sources nous ramène à des prises ◀de▶ position peu compliquées. Sartre annonçant que Dieu est mort nous dit seulement que l’homme doit refuser Dieu tel que Sartre l’imagine : gênant pour l’homme. Il n’en résulte pas que Dieu ait cessé ◀d’▶exister, ◀d’▶aider l’homme ou ◀de▶ le juger. Et dans le fait, numériquement, il n’y a jamais eu dans l’Histoire autant ◀d’▶hommes qu’aujourd’hui pour affirmer qu’ils croient leur Dieu vivant. (Cf. les statistiques du christianisme, ◀de▶ l’islam et ◀de▶ bien des religions que nous nommons païennes.)
Voyons maintenant la crédibilité ◀de▶ la nouvelle. (Il est clair qu’elle ne peut être estimée sur le fait qu’une majorité la récuse.)
Hors du plan ◀de▶ la polémique, soit nietzschéenne, soit anticléricale, littéralement et logiquement, la phrase « Dieu est mort » est un non-sens. Car où bien « Dieu » ne signifie rien — et dans ce cas il ne peut pas mourir ; ou bien il signifie la Vie, l’Éternité, le Total, l’Être en soi, l’Inconnaissable, et, dans ce cas, dire qu’il est mort, revient à faire du bruit avec la bouche.
Car si Dieu l’Éternel avait été vivant, puis était mort, il n’eût jamais été Dieu l’Éternel, en sorte qu’il faudrait dire que s’il est mort, c’est qu’il n’a pas vécu : ce qui est absurde.
Si Dieu l’Inconnaissable était mort, cela reviendrait à dire que l’on sait tout ; ce qui est absurde.
Si Dieu le Révélé était mort, après avoir vécu en tant que personne, il se serait donc produit, à un certain moment précis, dans le temps et dans l’espace (mais où et quand ?), un événement cosmique sans précédent, « un événement concernant l’être », précise Jaspers. Comment croire que Nietzsche seul l’ait appris, que Sartre en ait été spécialement informé ? Si l’on tient pour problématique la révélation du Dieu vivant par l’Évangile, que dire ◀de▶ la révélation inverse que nous apportent ces deux hommes ? Nous sommes en pleine absurdité.
La crédibilité ◀de▶ la nouvelle est nulle.
Reste le fait que le Dieu du christianisme, du judaïsme et ◀de▶ l’islam, le Dieu qui s’intéresse à chaque homme (et même à chaque passereau dit l’Évangile), et cela dans le détail intime ◀de▶ sa vie, le Dieu que tant de milliards ◀d’▶humains souffrants ou méditants, génies ou pauvres types essayant ◀de▶ s’en tirer, ont prié et prient encore pour qu’il les assiste individuellement dans leurs grandes et petites épreuves, le Dieu personnel en un mot, omniscient et omniprésent apparaît à beaucoup de nos contemporains comme aussi incroyable et absurde que toutes les absurdités que je viens ◀d’▶énumérer. À vrai dire, ce n’est pas surprenant. C’est même aisément explicable.
Un Dieu personnel est incroyable et absurde, en effet, dans une vue statistique du monde et pour l’imagination aujourd’hui courante du cosmos. Question ◀d’▶échelle. Cette vermine fugitive que représente l’homme sur la terre, atome ◀d’▶un système solaire, atome lui-même ◀d’▶une galaxie, atome à son tour ◀de▶ l’espace-temps ◀d’▶un univers à l’expansion indéfinie… Et compter les cheveux ◀de▶ sa tête !
Mais à l’inverse, le Dieu personnel redevient non seulement croyable mais indiscutable au sens ◀de▶ chaque vie, dès que le regard se tourne vers l’homme, vers un homme bien déterminé, vers « moi », et le voit de plus en plus près, dans le secret ◀de▶ son cœur, dans le noyau ◀de▶ son esprit. « Dieu sensible au cœur », disait Pascal. Et de même, l’énergie fondamentale ne peut être décelée et étudiée que dans le noyau ◀de▶ l’atome, dans ce cœur du réel physique.
Si nos savants s’étaient bornés à considérer des paysages, des villes, la mer, le ciel, des autos, des livres ◀d’▶économie politique ou le sort des masses, l’énergie nucléaire non seulement n’eût jamais été visible ou sensible, mais encore elle fût demeurée inimaginable. De même, il est absurde ◀de▶ « chercher Dieu dans la nature » ou dans l’Histoire, ou encore dans nos préoccupations politiques, économiques et sociales. Puisqu’il n’est sensible qu’au cœur, c’est-à-dire au plus intime ◀d’▶une personne bien réelle et distincte.
Il est donc normal que le Dieu personnel reste l’Absurde, en dehors d’une rencontre qui ne peut avoir lieu que dans l’intime, comme la transformation ◀de▶ l’énergie que dans l’infime, et comme l’amour nulle part ailleurs que dans un cœur.