« Nous ne sommes pas des esclaves ! » (juillet 1953)l
« Ils ont tiré ! Ils tirent sur les▶ ouvriers ! »
◀Le▶ vieux cri ◀de▶ douleur des villes européennes, ◀le▶ cri ◀de▶ douleur des faubourgs s’est propagé dans ◀les▶ avenues lugubres ◀de▶ Berlin, entre leurs façades sur ◀le▶ vide, ◀les▶ blocs blanchis aux petites fenêtres myopes des privilégiés du régime, ◀le▶ palais ◀de▶ marbre rose ◀de▶ ◀l’▶ambassade ◀de▶ ◀l’▶URSS, seul battant neuf parmi ◀les▶ ruines.
◀Les▶ tanks soviétiques, ◀l’▶Armée rouge, ◀la▶ police « populaire » ont tiré sur ◀les▶ ouvriers qui avaient osé se rassembler, sans armes, pour proclamer : « Nous ne sommes pas des esclaves ! » Ainsi ◀les▶ Soviétiques viennent de renouveler ce Dimanche rouge ◀de▶ 1905 où ◀le▶ tzar fit tirer sur ◀la▶ foule qui marchait vers ◀le▶ Palais ◀d’▶Hiver. Ce sont ◀les▶ descendants des ouvriers ◀d’▶alors, ce sont leurs petits-fils en uniformes, passés aux ordres du Kremlin, qui ont tiré sur leurs camarades, ◀les▶ ouvriers sans armes ◀de▶ ◀la▶ Stalinallee.
◀Les▶ tanks soviétiques ont tiré sur ◀la▶ foule ouvrière. Cette phrase qu’on n’a pas lue dans ◀la▶ presse communiste, nos enfants ◀la▶ liront dans leurs livres ◀d’▶histoire. Cette phrase a été dite, une fois pour toutes. Elle n’est pas mensongère, elle est gagée sur des centaines ◀de▶ morts et ◀de▶ blessés. Étant dite, et ◀de▶ cette manière, non par certains pour ◀les▶ besoins ◀d’▶une polémique, non par ◀la▶ presse ◀d’▶un seul pays, ◀d’▶un seul parti, non par erreur ou exagération, ni par rien que ◀l’▶on puisse « expliquer », sophistiquer dialectiquement à l’aide de Marx, ou ◀de▶ Lénine, ou ◀de▶ Staline, mais dite, et sans retour, et ◀de▶ cette manière-là, par ◀la▶ révolte et ◀les▶ blessures et ◀les▶ cadavres des ouvriers ◀de▶ Berlin-Est, cette phrase crie sur ◀la▶ terre entière une vérité que ◀l’▶on n’éteindra plus : ◀le▶ système totalitaire est un crime contre ◀l’▶homme et ses jours désormais sont comptés.
◀L’▶insurrection ◀de▶ toutes ◀les▶ villes ◀de▶ ◀la▶ zone Est, bien qu’écrasée dans ◀le▶ sang, marque ◀la▶ fin ◀d’▶une ère : celle du mythe communiste qui, pendant trente-six ans, domina ◀la▶ conscience prolétarienne (◀de▶ France et ◀d’▶Italie surtout) et ◀l’▶inconscient ◀de▶ millions ◀de▶ bourgeois. Fin ◀d’▶un mythe, mais aussi ◀d’▶un monstrueux sophisme. Allez redire, ô philosophes qui vantiez ◀la▶ violence ouvrière, « substance et force du PC », allez redire aux Berlinois que « ◀la▶ classe ouvrière se reconnaît dans ◀les▶ épreuves ◀de▶ force que ◀le▶ PC institue en son nom » ! (J.-P. Sartre). Allez redire devant ces morts en bleus ◀de▶ travail que ◀le▶ parti communiste a forcément raison, puisqu’il est ◀le▶ parti des travailleurs ! On savait qu’il était ◀le▶ parti qui avait supprimé ◀le▶ droit ◀de▶ grève, sous ◀l’▶impudent prétexte qu’en régime socialiste ◀les▶ ouvriers n’auraient plus ◀l’▶occasion ◀de▶ s’en servir… On savait aussi qu’il était ◀le▶ parti du travail forcé, celui qui venait de « réaliser », par ◀les▶ mains ◀de▶ cent-mille esclaves, ◀le▶ canal ◀de▶ ◀la▶ Volga au Don. Mais ◀les▶ journées ◀de▶ Berlin ◀l’▶ont démasqué comme ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ répression sanglante et ◀de▶ ◀la▶ déportation massive des travailleurs.
C’est ici ◀le▶ lieu et ◀le▶ temps ◀de▶ ◀le▶ répéter, ou jamais : d’autres que ◀les▶ Soviets ont tiré sur ◀la▶ foule des prolétaires revendiquant leur droit ◀de▶ vivre. D’autres massacres ◀d’▶ouvriers ont sali notre histoire, depuis ◀le▶ xviiie siècle. Au nom de ◀l’▶ordre, et ◀de▶ ◀la▶ loi, au nom des droits sacrés ◀de▶ ◀la▶ propriété, au nom des intérêts ◀de▶ ◀la▶ production, ◀les▶ policiers ◀de▶ toutes nos bourgeoisies ont tué des travailleurs qui, eux, se révoltaient au nom de ◀la▶ liberté et ◀de▶ leur dignité ◀d’▶hommes. C’était ignoble, mais nous voyons bien pire. Il était réservé au régime communiste ◀de▶ faire ce métier-là au nom des ouvriers — ◀d’▶ajouter ◀l’▶imposture au crime. C’est en quoi Grotewohl est pire que M. Thiers. Il était réservé au régime communiste ◀d’▶aggraver ◀d’▶un contrôle policier ◀la▶ condition ◀de▶ ◀l’▶ouvrier ◀d’▶usine, ◀de▶ ◀l’▶appeler dès lors « liberté » et ◀d’▶exiger que ◀les▶ prolétaires, « spontanément », réclament, au lieu d’augmentations ◀de▶ salaire, ◀l’▶augmentation des « normes ◀de▶ travail », 10 % cette fois-ci, pour ◀le▶ même prix. Quand ◀les▶ capitalistes honnis du xixe siècle exigeaient ◀de▶ telles normes, ou trois fois plus, ils ◀le▶ faisaient au nom de leurs intérêts ou ◀de▶ valeurs couvrant ces intérêts ; jamais au nom de ◀la▶ justice et des libertés populaires.
J’imagine deux choses pires que ◀la▶ pire injustice : la première serait ◀d’▶excuser ◀le▶ péché des bourgeois par celui des Soviets ; mais la seconde, nous ◀l’▶avons sous ◀les▶ yeux, consiste à s’emparer ◀de▶ ◀la▶ cause ouvrière, à se parer ◀de▶ sa justice et ◀de▶ son nom, pour ◀l’▶écraser ensuite, une fois qu’on a ◀le▶ pouvoir, en répétant ses vieux mots d’ordre ◀d’▶unité, ◀d’▶amélioration ◀de▶ ◀la▶ vie, ◀de▶ haine contre ◀le▶ fascisme et ◀les▶ provocateurs. Qui ne voit aujourd’hui quels furent à Berlin-Est ces « provocateurs étrangers » que dénonce rageusement Grotewohl ? Pouvaient-ils être « en uniforme américain » au milieu du secteur soviétique, comme ◀l’▶ont écrit dans leur panique ◀les▶ communistes ? Pouvaient-ils pratiquement n’être pas Russes ou à ◀la▶ solde ◀de▶ Moscou ? On demande aux ouvriers ◀de▶ ◀les▶ dénoncer. Mais ils ◀l’▶ont fait avec éclat ◀le▶ dix-sept juin !
En criant « nous ne sommes pas des esclaves ! », ◀les▶ ouvriers ◀de▶ Berlin ont rétabli ◀d’▶un coup ◀la▶ vérité profonde ◀de▶ toute ◀la▶ situation, une vérité qui vaut pour tous leurs camarades des pays satellites et ◀de▶ ◀l’▶URSS ; et ◀les▶ tyrans ◀l’▶ont confirmée, en ouvrant ◀le▶ feu. ◀L’▶imposture communiste est devenue manifeste. Il ne reste à ses partisans, dans nos démocraties, qu’à nier ◀les▶ faits. Il leur reste à nier ◀l’▶éclat de rire ◀de▶ ◀la▶ foule devant ◀les▶ haut-parleurs qui proclament ◀les▶ bonnes intentions du gouvernement communiste. Il leur reste à nier ceci : devant ◀la▶ porte ◀de▶ Brandebourg, ◀le▶ vieux chant révolutionnaire s’est fait entendre pour la première fois depuis vingt ans ◀de▶ silence, vingt ans ◀de▶ dictature : « Frères, marchons ensemble vers ◀la▶ liberté. »
Mais rien ◀de▶ tout cela ne sera effacé. Rien ne peut plus faire que ◀les▶ héros ◀de▶ Berlin soient morts en vain. Aux jours ◀les▶ plus découragés ◀de▶ ◀l’▶Occident, ils ont fait renaître ◀l’▶espoir. ◀Le▶ sursaut ◀de▶ ◀l’▶Europe nouvelle, on vient de ◀le▶ sentir à Berlin, surgissant ◀d’▶un peuple écrasé. Et ce n’est pas ◀l’▶Europe des marchandages entre nations qui entendent chacune recevoir ◀le▶ plus et croiraient trahir en donnant. C’est ◀l’▶Europe qui crée son avenir et justifie sa raison ◀d’▶être par des hommes qui se sacrifient au service ◀de▶ ◀la▶ liberté.