Les raisons d’▶être du Congrès (septembre 1953)m n
Notre tâche est une action mondiale pour la liberté ◀de▶ la culture, c’est-à-dire : pour la liberté dont la culture est une des principales conditions ; et pour la culture, dont la liberté est le résultat principal. Je rappellerai tout d’abord les quelques grandes étapes qui nous ont conduits jusqu’ici.
À Berlin, au début ◀de▶ la guerre ◀de▶ Corée, nous avons été dire un seul mot : Liberté ! et le sens ◀de▶ ce mot, ce sens que les plus grands philosophes n’ont pas réussi à épuiser, devint soudain très clair du seul fait qu’il était prononcé à portée ◀de▶ voix des tyrans.
À la suite du meeting mémorable ◀de▶ Berlin, nous nous sommes organisés. Nous avons créé des secrétariats en Allemagne, en France, en Italie, en Grande-Bretagne, dans les deux Amériques, aux Indes et au Japon. Et le travail en profondeur a commencé.
À Paris, l’an dernier, notre festival du xxe siècle montrait avec éclat la vitalité insurpassée des Arts dans le monde libre. « Voilà ce que peut produire la liberté ! », disait en somme ce festival, et « voilà nos raisons ◀de▶ reprendre confiance dans une culture, que ceux qui en sont indignes, et qui le prouvent par là même, ont voulu qualifier ◀de▶ décadente ».
L’année prochaine, à Rome, une autre conférence groupant les plus grands compositeurs modernes, avec leurs interprètes et leurs critiques, poursuivra cet effort dans le domaine des Arts.
Mais la science ? nous a-t-on dit ◀de▶ tous côtés, qu’en faites-vous ? N’est-elle pas une partie décisive ◀de▶ la culture au sens moderne ? Certes, la question des rapports entre la science et la liberté a fait partie, dès le début, ◀de▶ notre programme. Nous nous sommes tournés vers la science. Nous l’avons fait pour deux grandes raisons, que je voudrais commenter brièvement.
Voici notre première raison :
La science nous apparaît encore plus gravement menacée que les Arts par les régimes ◀de▶ tyrannie ◀d’▶État.
Il est facile ◀de▶ s’en convaincre. En Asie, dans l’Antiquité, chez les Aztèques, pendant la Renaissance, au xviie siècle français, on a vu la peinture, la poésie, la musique et la danse prospérer sous toutes sortes ◀de▶ tyrannies, souvent en dépit d’elles, mais parfois à cause ◀d’▶elles. Et aujourd’hui cela est possible encore. Certes, la peinture et la littérature sont tombées au plus bas en Russie soviétique ; mais le sort ◀d’▶une ballerine ◀de▶ l’Opéra ◀de▶ Moscou est certainement plus enviable que celui ◀d’▶un savant qui doit apprendre et professer la génétique selon Lyssenko, la linguistique selon Staline, ou l’histoire selon les prochains aveux ◀de▶ Beria !
Les arts peuvent, dans une certaine mesure, se jouer ◀de▶ la tyrannie ; la science moderne le peut ◀de▶ moins en moins. Pour des raisons pratiques d’abord, des raisons financières par exemple, mais aussi et surtout, parce que personne ne peut dire au savant : « Tu penseras, tu chercheras, tu découvriras jusqu’ici et pas plus loin ! » Personne ne peut lui dire cela sans tuer en lui l’élan intime ◀de▶ la recherche, qui est par essence une aventure dans l’inconnu.
Notre deuxième raison ◀de▶ nous tourner vers la science est encore plus évidente, et la voici :
La civilisation occidentale est de plus en plus dominée, sinon par la science pure, du moins par l’idée que les peuples et leurs éducateurs se font ◀de▶ la science. De plus en plus, l’on accorde à cette dernière, au reste mal interprétée, toute l’autorité qu’on retire à la religion et aux morales en dérivant.
Cette situation est toute nouvelle dans l’histoire ◀de▶ l’humanité. Elle pose des problèmes difficiles, devant lesquels je souhaite que votre conférence ne recule pas. Je citerai deux ◀de▶ ces problèmes, qui d’ailleurs concernent moins l’essence même ◀de▶ la science que ses implications pour notre vie sociale.
Tout d’abord, la science est devenue aux yeux de l’homme moyen du xxe siècle une réalité étrangement ambivalente : à la fois systématique dans ses interprétations du réel et pourtant jamais achevée ; absolument contraignante pour l’esprit et pourtant créatrice ◀de▶ manières ◀de▶ penser nouvelles : typiquement européenne dans sa source et pourtant universelle dans ses conclusions ; modèle ◀de▶ certitude dans ses déductions, et pourtant née à chaque instant du doute le plus délibéré. Aventure suprême ◀de▶ l’esprit critique pour ses créateurs et cependant cause ◀de▶ superstition nouvelle pour les masses, la science « qui guérit et qui tue » joue-t-elle dans le monde présent en faveur de la liberté, ou contre elle ? Comment peut-on favoriser sa vraie mission libératrice ?
Ensuite, je vois le problème des applications ◀de▶ la science. Lorsque Einstein écrivit la célèbre équation ◀de▶ la relativité E = mc2, pouvait-il prévoir que trente-neuf ans plus tard, sur la base ◀de▶ cette équation, une bombe nouvelle tuerait en une seconde plus ◀de▶ cent-vingt-mille Japonais ?
Il est inévitable que cet aspect essentiellement imprévisible, voire anarchique, des conséquences ◀de▶ la recherche scientifique fasse l’inquiétude et même l’angoisse du monde moderne. À cela s’ajoute le fait que les inventions techniques, qui sont les sous-produits ◀de▶ la science, aboutissent ◀de▶ nos jours à des applications accélérées presque immédiates. Il a fallu plus ◀de▶ trois siècles à l’imprimerie pour développer tous ses effets sociaux, car il a fallu attendre pour cela l’instruction publique et la grande presse. Mais prenez, ◀de▶ nos jours, une petite invention comme celle ◀de▶ la télévision ; en quelques années, en quelques mois, voici qu’elle menace ◀de▶ ruiner l’importante industrie du cinéma, et qu’elle bouleverse les conditions ◀d’▶une campagne présidentielle aux États-Unis, avec tout ce que cela peut comporter ◀de▶ conséquences politiques à l’échelle mondiale.
Ainsi la Science, de plus en plus inquiète l’État, réagit sur le jeu politique et tend à dominer la société. Mais alors la question se pose, inévitable : qui dominera la science ? Sera-ce l’État, l’idéologie du parti politique au pouvoir ? Sera-ce une sorte ◀de▶ sagesse nouvelle, encore à naître, qui imposerait une harmonie préétablie entre la science, la liberté, la spiritualité et le bonheur des masses ? Ou bien sommes-nous prêts à courir les risques ◀de▶ la liberté ?
Ces questions sont parmi les plus graves qui se posent à l’esprit moderne. Par une chance rare, elles sont aussi celles qui passionnent le grand public.
On comprend que le Congrès pour la Liberté ◀de▶ la Culture ait pris l’initiative ◀de▶ convoquer l’assemblée ◀d’▶aujourd’hui. Son but est clair : montrer que la science ne peut servir la liberté qu’en demeurant elle-même libre dans sa recherche.
Il me reste à vous dire, en deux mots, pourquoi cette conférence se tient ici et non ailleurs.
La liberté dans la recherche et l’acceptation ◀de▶ ses risques supposent une belle confiance dans les pouvoirs ◀de▶ l’homme et dans l’issue ◀de▶ l’aventure humaine. Nous cherchions un lieu propice à cette atmosphère souhaitée. Et nous avons trouvé, dans cette Europe inquiète, une grande cité qui offrait l’exemple du dynamisme créateur — un étonnant pouvoir ◀de▶ relèvement, un modèle ◀de▶ reconstruction, une ouverture très large aux grands courants du monde, bref cet esprit ◀de▶ la Renaissance qui fut aussi celui ◀de▶ l’essor scientifique.
C’était votre cité libre et hanséatique, dont le génie nous semblait incarné par celui qui a la charge ◀de▶ l’administrer, ce grand Bürgermeister qui est aussi un grand Weltbürger.
Voilà pourquoi nous sommes ici. Merci !