Une prise de conscience européenne (novembre-décembre 1953)p
L’une des œuvres les plus célèbres de▶ Gauguin s’intitule : ◀D’▶où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Je n’imagine pas ◀de▶ meilleure devise pour la table ronde ◀de▶ l’Europe qui s’est tenue à Rome l’automne dernier.
Pour situer rapidement cette entreprise, partons ◀de▶ la deuxième question : où sommes-nous, Européens, en ce milieu du xxe siècle ?
Une phrase déjà fameuse, prononcée l’an dernier par le premier président ◀de▶ l’Assemblée de Strasbourg, Paul-Henri Spaak, répond ◀d’▶une manière dramatique : « Nous autres Européens, nous vivons, depuis la dernière guerre, dans la peur des Russes et ◀de▶ la charité des Américains. » Je traduis maintenant les mots en chiffres, et cela donne le curieux résultat que voici : « À l’ouest du rideau ◀de▶ fer, 325 millions ◀d’▶hommes vivent dans la peur ◀de▶ 190 millions et ◀de▶ la charité ◀de▶ 155 millions. »
La raison ◀de▶ ce paradoxe est des plus simples. Nous ne nous sentons pas, en réalité, 325 millions ◀d’▶Européens, mais seulement 42 millions ◀de▶ Français, 8 millions ◀de▶ Belges, 3 millions ◀de▶ Norvégiens… Nous pensons et sentons par nations cloisonnées, dans l’ère des grands empires continentaux, des grands marchés, et ◀de▶ la stratégie mondiale. Nous nous sentons, en conséquence, trop petits pour le siècle, et condamnés à perdre, après nos dernières positions dans le monde, notre indépendance politique, économique et peut-être morale.
Et certes, nous perdrons tout cela, tout ce qui fait le sens même ◀de▶ nos ◀vies▶, si nous persistons à demeurer une vingtaine ◀de▶ nations, ◀de▶ cantons désunis. Mais au contraire, nous pouvons tout sauver par une union qui ferait ◀de▶ l’Europe, dans la réalité vivante, ce qu’elle n’est aujourd’hui que dans l’arithmétique.
Que manque-t-il à l’Europe pour se sauver, pour rejoindre un salut tout proche et comme à portée ◀de▶ main ? Il ne lui manque peut-être qu’une seule chose : la conscience des périls qu’elle encourt, que tous nos pays courent ensemble, — et la conscience aussi des ressources immenses qui sont là, dont elle peut disposer, à la seule condition ◀de▶ les mettre en commun.
Une prise de conscience. Un réveil. Telle paraît donc la condition première ◀de▶ toute action concrète et raisonnable en faveur de l’union, notre salut prochain.
C’est ainsi, j’imagine, que l’on voyait les choses dans les milieux du Conseil de l’Europe où germa, voici quelques mois, l’idée ◀d’▶une table ronde européenne. La construction ◀de▶ l’Europe avançait, mais lentement : économique, politique, militaire. Et les résistances croissaient à la mesure des gains déjà réalisés.
Comment réduire ces résistances là où elles sont, dans les esprits et dans les cœurs, selon la formule consacrée, pour une fois juste ? Comment réveiller l’opinion ? Les slogans s’usent très vite et la jeunesse actuelle, très sensible aux tribuns littéraires, accueille avec un scepticisme amer nos plus éloquents hommes d’État. Il fallait donc d’une part approfondir l’idée même ◀de▶ l’Europe unie, par une sérieuse méditation ; d’autre part, nourrir l’opinion par un sérieux effort ◀d’▶information.
La tâche ◀de▶ méditer sur nos destins fut confiée à un petit groupe ◀de▶ six Sages, dont la composition me paraît tout à fait remarquable4. L’on y trouvait en effet côte à côte des hommes d’État du premier rang, mais rompus aux disciplines ◀de▶ l’esprit ; et des hommes ◀de▶ pensée dans la rigueur du terme, mais riches ◀d’▶une expérience intime des nécessités ◀de▶ l’action. Autour de ce mariage très significatif ◀de▶ la méditation et ◀de▶ l’expérience, quinze publicistes réputés furent conviés à rechercher ensemble les moyens ◀de▶ faire connaître et ◀d’▶illustrer, chacun dans sa sphère ◀d’▶influence, les résultats ◀de▶ la réflexion des Six.
◀De▶ l’unité culturelle à la communauté politique
Mon dessein n’est pas ◀de▶ résumer les péripéties des débats qui se déroulèrent pendant six longues séances dans le huis-clos doré ◀d’▶un vieux palais ◀de▶ Rome, mais bien ◀d’▶en commenter certains thèmes dominants.
Mis aux prises avec un problème, l’esprit latin exige quelques définitions, l’esprit germanique une méthode, tandis que l’Anglo-Saxon cherche une « approche » convenable. Il faut tenir compte ◀de▶ ce malentendu toujours instant dans le dialogue européen. Cependant. c’est l’angle ◀de▶ vision que l’on adopte qui permet finalement ◀de▶ s’accorder. J’avais donc suggéré aux rapporteurs ◀d’▶envisager le problème européen dans une perspective telle que les graves divisions nationales, linguistiques et idéologiques qui nous fascinent aujourd’hui, apparaissent transitoires et relatives. À cette fin, j’avais introduit, dans les six thèmes proposés, l’idée ◀d’▶un destin commun ◀de▶ tous les peuples ◀de▶ l’Europe, défini par leur unité incontestable ◀d’▶origines et par le fait qu’ils succomberont demain aux mêmes périls, s’ils ne trouvent pas ensemble leur salut.
La recherche des origines communes à tous les peuples ◀de▶ l’Europe, nous l’avons faite sous la conduite magistrale et souriante ◀d’▶un des plus grands historiens ◀de▶ notre temps, M. Toynbee, appuyé par l’autorité ◀d’▶un savant humaniste, M. Löfstedt. Nous avons vu se dessiner l’extraordinaire aventure collective ◀de▶ l’Occident : la naissance ◀de▶ notre civilisation au confluent des courants issus ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et du Proche-Orient ; son expansion dans le monde entier ; l’exportation pêle-mêle ◀de▶ nos idéaux religieux, ◀de▶ nos formes politiques, aussi, et enfin des secrets techniques ◀de▶ notre puissance chez tous les peuples ◀de▶ la terre ; et puis soudain, au xxe siècle, le renversement subit et complet ◀de▶ notre position dans le monde ; la montée des empires unifiés, devant nos divisions sanglantes ; la crise ◀de▶ nos idéaux, devant la propagande massive des dictatures ; les moyens matériels et intellectuels ◀de▶ notre domination retournés contre nous. Nous avons vu clairement que nos pays n’avaient plus ◀d’▶autre issue pratique, ◀d’▶autre avenir possible que dans l’union. Ce fut le dernier mot du rapport ◀de▶ Toynbee : « Unissons l’Europe maintenant ! Nous n’avons pas ◀de▶ temps à perdre. »
Pourtant, chacun peut voir que nous perdons du temps. Quelles sont donc les causes intérieures qui paralysent nos efforts vers l’union ?
L’examen ◀de▶ notre crise spirituelle et par suite culturelle et civique fut introduit avec ampleur par M. Eugen Kogon. Il conclut à la nécessité ◀d’▶instaurer tout d’abord une union politique, condition préalable à toute restauration des cadres ◀d’▶une culture nouvelle et des bases ◀d’▶un langage commun. Puis M. van Kleffens, en juriste rompu aux négociations gouvernementales, exposa sans passion le problème brûlant des relations entre la souveraineté nationale (ou ce qui en reste) et la future communauté supranationale.
Le diagnostic ainsi posé, nous nous sommes tournés vers l’avenir : où allons-nous ? Et c’est M. Robert Schuman, en plein accord avec les thèses très énergiquement formulées par M. de Gasperi dans son discours introductif, qui nous a présenté le tableau cohérent ◀de▶ mesures institutionnelles capables ◀d’▶assurer la renaissance ◀de▶ notre unité compromise.
Certes, la table ronde n’a pas trouvé ◀de▶ solutions faciles, ni ◀de▶ recettes miraculeuses pour supprimer le mal et assurer le bien dans un délai garanti. Mais elle a déterminé clairement nos responsabilités ◀d’▶Européens devant le monde que nous avons changé, et elle a formulé les buts communs susceptibles ◀de▶ nous unir. Car ce ne sont pas seulement leurs origines, mais les buts qu’ils regardent ensemble, qui peuvent rendre les hommes fraternels.
Devant l’antagonisme en apparence irréductible ◀de▶ la foi religieuse et des certitudes relatives fondées sur la science, la table ronde a affirmé la nécessité du dialogue fécond, ◀de▶ la mise en question réciproque dans la tolérance mutuelle, et ◀d’▶une morale civique européenne, commune aux deux familles ◀d’▶esprits.
Devant la contradiction apparente entre l’exigence ◀d’▶unir nos pays, et celle ◀de▶ sauvegarder les diversités qui ont fait la richesse ◀de▶ l’Europe, elle a posé la nécessité ◀de▶ structures supranationales, permettant ◀de▶ mettre en commun ce qui doit l’être normalement, afin de garantir et ◀de▶ faire vivre mieux ce qui doit normalement demeurer autonome, distinct, privé, original.
Enfin, devant le double défi qu’affronteront plusieurs ◀de▶ nos pays : celui ◀de▶ passer du régime colonial à l’association dans l’égalité, et celui ◀de▶ compenser la perte ◀de▶ nos positions économiques dans le monde, la table ronde a conclu à la nécessité « ◀d’▶opérer un changement radical dans nos rapports mutuels » (Toynbee), c’est-à- dire ◀de▶ regagner en prestige moral ce que nous perdons en apports extérieurs.
La table ronde n’a pas dressé les plans ◀d’▶une civilisation modèle. Mais elle a déclaré que le devoir et le salut des Européens consistait aujourd’hui à édifier des modèles neufs ◀de▶ société — valables pour eux-mêmes d’abord, mais aussi pour le reste du monde. Un seul exemple : le nationalisme a été notre invention collective. Nous l’avons communiqué, « donné » au monde entier, et cette liqueur tout d’abord enivrante est bientôt devenue poison. C’est à nous qu’il appartient donc ◀d’▶inventer l’antidote ◀de▶ ce toxique et ◀de▶ créer un type nouveau ◀de▶ communauté fédérale.
On lira ci-dessous les conclusions adoptées par la table ronde : document ◀d’▶autant plus notable qu’il fut rédigé le dernier jour par un Français et un Anglais, et reçut aussitôt l’approbation ◀de▶ tons les membres ◀de▶ la réunion.