Chapitre I.
Le peuple et son histoire
L’▶image conventionnelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse semble avoir été fixée par ◀le▶ vers célèbre ◀de▶ Victor Hugo :
Mais il se trouve que ◀le▶ même poète, dans un accès ◀de▶ prophétisme, a pu écrire :
Entre ◀l’▶idylle ◀de▶ carte postale et ◀la▶ vision millénariste, nous allons essayer ◀de▶ découvrir ◀la▶ Suisse réelle. Disons tout de suite qu’une telle réalité ne saurait être recherchée ni dans ◀les▶ seuls chiffres et faits, ni dans ◀la▶ seule idée que ◀le▶ peuple a ◀de▶ lui-même. Elle n’est au vrai ni physique ni morale. Elle consiste plutôt dans ◀le▶ conflit permanent — bien plus rarement dans ◀l’▶harmonie — entre ◀les▶ conditions posées par ◀la▶ Nature et ◀les▶ réponses imaginées par ◀l’▶homme. En d’autres termes, elle est ◀la▶ résultante ◀d’▶une géographie et ◀d’▶une histoire.
Géographiquement, ◀la▶ Suisse ne forme pas une unité visible au premier coup d’œil sur ◀la▶ carte, comme c’est ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Italie ou ◀de▶ ◀la▶ Suède. Elle n’apparaît pas comme un espace ◀d’▶un seul tenant, nettement délimité par ◀les▶ accidents naturels, mais plutôt comme un nœud ◀de▶ chaînes montagneuses ◀d’▶où quatre fleuves s’écoulent vers ◀les▶ quatre points cardinaux, creusant des vallées ◀de▶ dimensions très inégales. Vers ◀le▶ nord, ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Atlantique s’en vont ◀les▶ eaux du Rhin. Vers ◀l’▶ouest, ◀la▶ France et ◀la▶ Méditerranée, ◀les▶ eaux du Rhône. Vers ◀le▶ sud, ◀l’▶Italie et ◀l’▶Adriatique, ◀les▶ eaux du Tessin qui deviendra ◀le▶ Pô. Vers ◀l’▶est et ◀l’▶Autriche, ◀les▶ eaux ◀de▶ ◀l’▶Inn, qui par ◀le▶ Danube iront à ◀la▶ mer Noire. Entre ◀le▶ Jura et ◀les▶ Alpes — bassin alémanique du Rhin — s’étend un long plateau accidenté, qui est ◀la▶ partie ◀la▶ plus peuplée du pays, et que limitent au sud-ouest ◀le▶ lac Léman, au nord-est ◀le▶ lac ◀de▶ Constance. ◀Le▶ bassin latin du Rhône consiste en une longue vallée, ◀le▶ Valais, prolongée par ◀le▶ lac Léman jusqu’à Genève. ◀Le▶ bassin italien du Tessin est une vallée beaucoup plus courte. Quant à ◀l’▶Inn, elle quitte très vite ◀la▶ Suisse pour ◀l’▶Autriche.
Il est remarquable que ◀le▶ degré ◀d’▶importance géographique ◀de▶ ces bassins corresponde au degré ◀d’▶importance linguistique et culturelle qu’ont en Suisse ◀la▶ civilisation germanique, ◀la▶ française, ◀l’▶italienne et ◀l’▶autrichienne.
◀Le▶ lieu ◀d’▶où sortent (à une dizaine ◀de▶ kilomètres l’un ◀de▶ l’autre) ◀le▶ Rhône, ◀le▶ Tessin et ◀le▶ Rhin, porte ◀le▶ nom ◀de▶ massif du Gothard. (◀L’▶Inn prend sa source à 80 km plus à ◀l’▶est.) ◀Le▶ Gothard n’est pas ◀le▶ centre géométrique du pays — celui-ci s’étendant surtout vers ◀l’▶ouest et ◀le▶ nord — mais il en est ◀le▶ point crucial, non seulement à cause de ◀la▶ ◀croix▶ formée par ◀les▶ fleuves qui en découlent, et à cause des deux chaînes alpestres qui s’y croisent, mais à cause du rôle historique qu’il a joué aux origines ◀de▶ ◀la▶ Suisse, et du rôle stratégique qu’il conserve ◀de▶ nos jours.
C’est autour du massif du Gothard, singulier accident géographique, que ◀l’▶histoire suisse prend son départ.
◀Les▶ manuels scolaires donnent pour date ◀de▶ naissance à ◀la▶ Confédération helvétique ◀le▶ 1er août 1291. Ce jour-là fut signé ◀le▶ Pacte qui liait « à perpétuité » ◀les▶ trois petits peuples ou « communes » forestières (Waldstätten) ◀d’▶Uri, ◀de▶ Schwyz et ◀d’▶Unterwald. Ce Pacte n’est à aucun degré, malgré ce qu’aimaient à suggérer ◀les▶ historiens du siècle dernier, une préfiguration des documents qui marquèrent ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀la▶ démocratie moderne. Plutôt qu’une déclaration des droits de l’homme, c’est une charte des devoirs communaux au sein d’une fédération librement constituée par des égaux. En voici ◀le▶ début et ◀la▶ fin :
Au nom du Seigneur, Amen. C’est chose honnête et profitable au bien public, ◀de▶ consolider ◀les▶ traités dans un état ◀de▶ paix et ◀de▶ tranquillité. Soit donc notoire à tous que ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ vallée ◀d’▶Uri, ◀la▶ commune ◀de▶ ◀la▶ vallée ◀de▶ Schwyz et ◀la▶ commune ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀la▶ vallée inférieure ◀d’▶Unterwald, considérant ◀la▶ malice des temps et afin de se défendre et maintenir avec plus ◀d’▶efficace, ont pris ◀de▶ bonne foi ◀l’▶engagement ◀de▶ s’assister mutuellement ◀de▶ toutes leurs forces, secours et bons offices, tant au-dedans qu’au-dehors du pays, envers et contre quiconque tenterait ◀de▶ leur faire violence, ◀de▶ ◀les▶ inquiéter ou molester en leurs personnes et en leurs biens. Et, à tout événement, chacune des diverses communautés promet ◀de▶ venir à son aide en cas ◀de▶ besoin, ◀de▶ ◀la▶ défendre à ses propres frais contre ◀les▶ entreprises ◀de▶ ses ennemis, et ◀de▶ venger sa querelle, prêtant un serment sans dol ni fraude, et renouvelant par ◀le▶ présent acte ◀l’▶ancienne confédération ; ◀le▶ tout sans préjudice des services que chacun, selon sa condition, doit rendre à son seigneur. Et nous statuons et ordonnons ◀d’▶un accord unanime que nous ne reconnaîtrons dans ◀les▶ susdites vallées aucun juge qui aurait acheté sa charge ou qui ne serait indigène ou habitant ◀de▶ ces contrées. Si quelque discorde venait à s’émouvoir entre ◀les▶ confédérés, ◀les▶ plus prudents interviendront par arbitrage pour apaiser ◀le▶ différend, selon qu’il leur paraîtra convenable, et si l’un ou l’autre des partis méprisait leur sentence, ◀les▶ autres confédérés se déclareraient contre lui.
(Suivent des clauses relatives à ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ propriété, à ◀la▶ peine ◀de▶ mort contre ◀les▶ assassins, au bannissement ◀de▶ leurs receleurs, et à ◀l’▶exercice ◀de▶ ◀la▶ justice en commun.)
En cas ◀de▶ guerre ou ◀de▶ discorde entre confédérés, si l’une des parties se refuse à recevoir jugement ou composition, ◀les▶ confédérés devront prendre ◀la▶ cause ◀de▶ l’autre partie.
Tout ce que dessus, statué pour ◀l’▶utilité commune, devant, s’il plaît à Dieu, durer à perpétuité. En foi ◀de▶ quoi ◀le▶ présent acte a été dressé, à ◀la▶ requête des prénommés, et muni des sceaux des trois communautés et vallées. Fait en ◀l’▶an du Seigneur 1291, au commencement ◀d’▶août.
« Devant, s’il plaît à Dieu, durer à perpétuité. » Cette clause a joué un rôle capital dans ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ Confédération. Il n’en est pas de plus fréquemment citée dans ◀les▶ discours, manuels scolaires et écrits politiques suisses. C’est en effet ◀la▶ clause ◀de▶ ◀la▶ foi jurée. Or une fédération, comme ◀l’▶indique ◀l’▶étymologie (fœdus), est précisément une alliance jurée, un engagement réciproque conclu entre égaux sous ◀la▶ foi du serment. ◀Le▶ contraire ◀d’▶un pouvoir établi par ◀la▶ force, ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶impérialisme ◀d’▶un homme, ◀d’▶un groupe ou ◀d’▶une nation. ◀La▶ Suisse ne subsiste que par ◀la▶ fidélité ◀de▶ ses cantons à une alliance indiscutée, donc sans terme prévu. C’est pourquoi ◀le▶ Pacte ◀de▶ 1291 est resté ◀le▶ document sacré par excellence ◀de▶ ◀la▶ Confédération.
Une abondante imagerie populaire perpétue jusqu’à nos jours dans ◀les▶ foyers suisses et dans ◀les▶ salles ◀d’▶école, ◀le▶ souvenir ◀de▶ trois députés des cantons fondateurs ◀de▶ ◀la▶ Confédération, croisant leur main gauche tandis qu’ils lèvent ◀la▶ droite vers ◀le▶ ciel. Avec ce geste est née ◀la▶ Suisse.
Ce fameux « serment des trois Suisses » doit être situé dans un contexte historique qui n’enlève rien à ◀la▶ grandeur symbolique ◀de▶ ◀l’▶acte, mais qui explique ◀les▶ conditions ◀de▶ fait et ◀le▶ jeu ◀d’▶intérêts qui ◀le▶ rendirent possible.
◀L’▶Europe du xiiie siècle était ◀la▶ proie ◀de▶ ◀la▶ lutte entre ◀les▶ guelfes et ◀les▶ gibelins. ◀Le▶ Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique se voyait au surplus menacé par ◀le▶ mouvement libertaire des communes et par ◀l’▶ambition des grandes maisons féodales, au premier rang desquelles allait se placer ◀la▶ maison des Habsbourg. Cette dernière, dont ◀les▶ châteaux s’élevaient au nord ◀de▶ ◀la▶ Suisse actuelle, ne cessait ◀d’▶agrandir ses domaines dans ◀la▶ direction du Gothard. Uri, Schwyz et Unterwald, ◀les▶ « communes forestières » qui occupaient ◀les▶ approches ◀de▶ ce col, avaient tout à redouter ◀d’▶une telle emprise1. ◀Les▶ Habsbourg ayant pris ◀le▶ parti du pape, ◀les▶ « Waldstätten » cherchèrent ◀l’▶appui ◀de▶ ◀l’▶empereur. Frédéric II comprit qu’il était ◀de▶ son intérêt ◀de▶ ◀les▶ soutenir. ◀Le▶ col du Gothard venait en effet ◀d’▶être ouvert, au début du siècle. Il allait jouer un rôle déterminant dans ◀la▶ formation ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
Soulignons ◀le▶ fait que cette route, construite au seul endroit où ◀l’▶on puisse traverser ◀les▶ Alpes en une seule fois — partout ailleurs il faut franchir deux ou trois chaînes — reliait d’un seul coup ◀les▶ deux moitiés ◀de▶ ◀l’▶Empire, ◀le▶ Nord et ◀le▶ Sud. Il était vital pour ◀l’▶empereur ◀de▶ garder libre ce passage, et ◀de▶ ◀le▶ protéger contre ◀les▶ grands vassaux qui convoitaient ◀de▶ s’en assurer ◀le▶ contrôle. Aussi transforma-t-il ◀le▶ pays ◀d’▶Uri en avouerie impériale (1231) tandis que son fils Henri accordait à Schwyz, un peu plus tard, ◀l’▶immédiateté impériale. Ces communautés, organisées depuis longtemps en coopératives (Markgenossenschaften) devinrent alors ◀de▶ petits États libres, possédant un statut comparable à celui des villes ◀d’▶Empire. Les premières libertés des Suisses sont donc nées ◀d’▶une mission spéciale, celle ◀de▶ garder ◀le▶ Col libre pour tout ◀l’▶Empire. ◀La▶ vocation constante ◀de▶ ◀la▶ Suisse, son statut ◀d’▶exception au cœur du continent, ◀la▶ nécessité conjointe ◀de▶ sa force armée et ◀de▶ sa neutralité « dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Europe entière », tout cela paraît en germe dès les premiers traités auxquels ◀la▶ Confédération actuelle puisse faire remonter ses origines.
◀L’▶intérêt immédiat des Waldstätten coïncidait, par ailleurs, avec ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Empire. ◀La▶ population ◀de▶ ◀la▶ vallée ◀d’▶Uri était très dense pour ◀l’▶époque. Elle ne pouvait trouver des débouchés favorables face ◀le▶ Nord, ◀le▶ pays ◀de▶ Lucerne pratiquant une économie très semblable à la sienne. Vers ◀le▶ sud, au contraire, vers ◀la▶ vallée du Pô, se développait une économie très différente, et qui permettait des échanges fructueux. ◀La▶ route du Gothard était donc vitale pour ◀le▶ commerce des Waldstätten.
Mais avec ◀les▶ marchands et ◀les▶ muletiers qui venaient du sud, il y avait aussi des clercs. Ceux-ci mettaient ◀les▶ hommes libres ◀de▶ Schwyz et ◀d’▶Uri au courant ◀de▶ ce qui se passait ◀de▶ l’autre côté des Alpes, et leur apportaient ◀les▶ modèles des alliances nouées par ◀les▶ communes lombardes. La dernière en date ◀de▶ ces alliances jurées fut ◀le▶ pacte ◀de▶ 1291 (conclu au lendemain ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Rodolphe de Habsbourg). Ce fut aussi ◀la▶ seule qui réussit à subsister à travers ◀les▶ siècles, et à fonder un véritable État. Cette réussite unique s’explique par un concours ◀de▶ circonstances complexes, comme on vient de ◀le▶ voir. ◀Le▶ fait géographique du Gothard, ◀le▶ fait social ◀de▶ ◀l’▶existence des coopératives forestières, ◀le▶ fait économique des échanges nécessaires entre ◀le▶ Nord et ◀le▶ Sud, enfin ◀le▶ fait politique ◀de▶ ◀la▶ menace féodale, tels sont ◀les▶ facteurs principaux qui contribuèrent à cristalliser et à maintenir, en cet endroit précis ◀de▶ ◀l’▶Europe, des institutions conformes à ◀l’▶esprit du vaste mouvement des communes. C’est ainsi que ◀le▶ meilleur historien moderne ◀de▶ ◀la▶ Suisse peut écrire :
◀La▶ naissance ◀de▶ ◀la▶ Confédération et sa défense victorieuse constituent dans ◀les▶ annales du bas Moyen Âge un cas exceptionnel, et celles des paysans ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale renferment peu de faits aussi surprenants. ◀La▶ science historique suisse aura toujours pour tâche essentielle ◀de▶ rendre cet événement intelligible. ◀La▶ Confédération suisse est ◀le▶ seul mouvement qui ait survécu au combat pour ◀l’▶idée démocratique et communale au Moyen Âge ; elle représente ◀le▶ résultat ◀d’▶une révolution générale qui a été vaincue partout ailleurs : ◀de▶ tous ◀les▶ combats livrés par ◀les▶ paysans ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale en faveur de ◀la▶ liberté, celui-là seul a abouti à une création durable qui dans ◀la▶ suite reçut un enrichissement décisif du fait ◀de▶ ◀l’▶accession ◀d’▶éléments citadins2.
Toute ◀l’▶histoire suisse, à partir de ce temps, illustrera cet équilibre difficile entre des conditions physiques exceptionnelles, ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶autonomie, et ◀le▶ service ◀de▶ ◀la▶ communauté continentale. Ce sera ◀la▶ perpétuelle interaction ◀de▶ ◀l’▶intérêt local et ◀de▶ ◀l’▶intérêt commun, ◀de▶ ◀la▶ petite patrie et ◀de▶ ◀l’▶Empire, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Europe entière dont il faut protéger ◀le▶ cœur, pendant que ses membres souffrent et s’entredéchirent.
Les premiers Suisses ne décidèrent donc pas ◀de▶ créer un État ou un régime nouveau. Ils s’adaptèrent aux circonstances, qui par un singulier concours, ◀les▶ orientaient vers une autonomie à la fois conforme à leurs goûts et au bien commun ◀de▶ ◀l’▶Europe. De même, ce fut toujours ◀d’▶une manière réaliste et strictement utilitaire qu’ils élargirent leur alliance primitive.
◀Les▶ trois groupes ◀de▶ communes ◀d’▶Uri, Schwyz et Unterwald s’aperçurent d’abord ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶englober dans leur pacte ◀la▶ ville ◀de▶ Lucerne. Celle-ci commandait en effet ◀les▶ débouchés nord et ouest du Gothard, et disposait ◀d’▶une force armée apte à tenir en respect ◀les▶ seigneurs voisins. Ainsi fut constitué un noyau primitif ◀de▶ quatre cantons. Il ne tarda guère à s’allier avec ◀la▶ ville impériale ◀de▶ Zurich, et à conquérir ◀les▶ vallées ◀de▶ Glaris et ◀de▶ Zoug, puis à conclure un pacte avec ◀la▶ ville ◀de▶ Berne, qui ◀de▶ son côté venait de nouer des liens avec Zurich, et allait bientôt soumettre ◀le▶ pays ◀de▶ Vaud et ◀les▶ plateaux ◀de▶ ◀l’▶Argovie — berceau des Habsbourg — dont elle fit des bailliages.
À la première ligue des « Cantons forestiers » renforcée par ◀les▶ villes, s’adjoignirent au cours des xive et xve siècles trois autres réseaux ◀d’▶alliances ayant pour centre l’un ◀le▶ pays ◀d’▶Appenzell au nord-est, le second Berne et une partie ◀de▶ ◀l’▶actuelle Suisse romande à ◀l’▶ouest, le troisième ◀les▶ Grisons, au sud-est. Vers 1500, ◀la▶ Confédération se composait ◀de▶ treize cantons souverains, flanqués ◀de▶ nombreux alliés, villes libres, abbayes, vallées et pays sujets. ◀La▶ transformation des bailliages en cantons, au cours des siècles suivants, puis ◀l’▶entrée officielle des cités romandes et du Tessin (◀de▶ langue italienne) portèrent ◀le▶ nombre des États fédérés à 22, en 1815 seulement.
Il faudrait plusieurs pages pour énumérer tous ces traités enchevêtrés. Notons seulement que plusieurs cantons se trouvaient appartenir à deux ou trois réseaux ◀d’▶alliances, lesquelles n’étaient pas toujours réciproques dans toutes leurs obligations — comme si, ◀de▶ nos jours, deux pays concluaient un pacte qui pour l’un serait ◀d’▶assistance obligatoire, pour l’autre seulement ◀de▶ non-agression.
◀Le▶ fait qu’il convient ◀de▶ souligner, c’est que ce mode pluraliste ◀de▶ fédération, purement empirique et non rationnel, assurait à chaque ville ou vallée un rôle particulier dans ◀la▶ Ligue, respectait ◀les▶ intérêts locaux et ◀les▶ situations exceptionnelles, augmentait ◀le▶ sentiment ◀de▶ liberté ◀de▶ chaque membre et pourtant assurait ◀la▶ cohésion ◀de▶ ◀l’▶ensemble, lorsque celle-ci se révélait nécessaire, en temps ◀de▶ guerre. En réalité, ce sont ◀les▶ cantons suisses qui ont créé et pratiqué les premiers, ◀d’▶une manière qui n’a plus été égalée depuis lors, ◀la▶ politique ◀de▶ ◀l’▶assistance mutuelle et ◀de▶ ◀la▶ sécurité collective.
◀Le▶ principal et le premier chapitre ◀de▶ toutes ◀les▶ alliances et ligues — écrit un chroniqueur du xvie siècle, Josias Simler — concerne ◀le▶ secours que ◀les▶ uns doivent donner aux autres contre ceux qui ◀les▶ voudraient attaquer à tort. Après que ◀l’▶on a établi ◀l’▶équité ◀de▶ ◀la▶ cause et ◀l’▶outrage reçu, ◀le▶ canton intéressé peut requérir ◀les▶ Confédérés ◀de▶ ◀le▶ secourir. Cependant… chaque canton n’est pas allié à tous ◀les▶ autres. Mais bien que tous n’aient pas ◀les▶ mêmes droits, toutefois, si un canton requiert un ou deux alliés ◀de▶ ◀le▶ venir secourir, tous ◀les▶ cantons s’assemblent, les premiers appelés avertissant ◀les▶ autres. Mais avant toutes choses, ils envoient leurs ambassades à ◀la▶ chapelle ◀de▶ ◀l’▶ermitage ◀d’▶un lieu nommé Kienholtz. Ils avisent ensemble aux moyens ◀d’▶apaiser ◀les▶ différends à ◀l’▶amiable, ou selon ◀le▶ droit ; ou si cela ne se peut faire, ils cherchent comment ils pourront sûrement donner secours. Leur alliance porte notamment que ceux qui sont appelés au secours n’useront ◀d’▶aucune fraude et tromperie, ni ◀d’▶excuse vaine, mais aideront ◀de▶ tout leur pouvoir. Et comme il pourrait arriver qu’un canton soit assailli tellement à l’improviste que ◀l’▶ennemi tiendrait tous ◀les▶ passages, et par conséquent ◀le▶ canton n’aurait aucun moyen ◀de▶ demander secours par lettres ni par ambassades, ils ont pourvu à cela, et ordonné par exprès qu’en un tel cas, et lorsqu’il sera besoin ◀d’▶avoir prompt secours, tous ◀les▶ cantons confédérés aideront ◀de▶ toutes leurs forces, comme s’ils étaient nommément appelés… Ceux qui sont appelés au secours viennent à leurs dépens, sans aucun gage. Seule ◀l’▶alliance ◀de▶ Berne avec Uri, Schwyz et Unterwald fait mention ◀d’▶une solde, assavoir ◀d’▶un sou par jour à chaque homme ◀de▶ pied.
Ce qui frappe ◀le▶ plus un moderne, dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶ancienne Confédération, c’est ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶esprit communautaire qui seul put permettre à ce système, aussi peu légaliste que possible, ◀de▶ fonctionner et ◀de▶ durer. ◀La▶ nature même ◀d’▶un pays à la fois pauvre et compartimenté contraignait ◀les▶ paysans du centre à un travail ◀d’▶équipes, à ◀l’▶entraide mutuelle. ◀La▶ mission politique qui leur fut conférée en même temps que leur liberté impériale ne fit qu’accentuer ce besoin ◀de▶ solidarité : il fallait se grouper pour se défendre contre ◀l’▶extérieur. Mais à ◀l’▶intérieur même ◀de▶ ◀la▶ fédération, ◀l’▶esprit communautaire se traduisit par deux traits bien remarquables : ◀la▶ lutte contre toute hégémonie au sein de ◀la▶ Ligue, et ◀la▶ méfiance à l’égard des « grands hommes ».
On croit volontiers, ◀de▶ nos jours, qu’une fédération ne peut se constituer que sous ◀l’▶égide ◀d’▶une puissance organisatrice. ◀L’▶exemple du Commonwealth britannique peut venir à l’appui de cette thèse ; mais ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Confédération ◀la▶ réfute, et du point de vue fédéraliste il nous paraît plus concluant. On peut dire que ◀la▶ fédération suisse s’est formée et consolidée précisément dans ◀la▶ lutte constante contre toute tentative ◀d’▶hégémonie, qu’elle vînt ◀d’▶une ville plus riche que ◀les▶ campagnes, ou ◀d’▶un groupe ◀de▶ cantons aux intérêts communs. Toutes les fois qu’un ou plusieurs des membres ◀de▶ ◀la▶ fédération crurent ◀le▶ moment venu ◀d’▶accaparer ◀le▶ pouvoir et ◀d’▶imposer leur politique particulière, ils trouvèrent ligués contre eux, spontanément, tous ◀les▶ autres membres, — et chaque fois ◀le▶ résultat ◀de▶ ◀la▶ lutte fut un resserrement ◀de▶ ◀l’▶alliance sur pied ◀d’▶égalité réelle : ◀les▶ petits cantons recevant des avantages ◀de▶ droit qui compensaient ◀les▶ avantages ◀de▶ fait des plus grands.
Dans ◀le▶ plan social, ce refus instinctif ◀de▶ toute hégémonie devait se traduire, dès les premiers temps, par une sorte ◀d’▶égalitarisme très particulier, qui a marqué et marque encore profondément ◀les▶ mœurs suisses. Il ne s’agissait nullement, à cette époque, ◀d’▶établir une égalité juridique et théorique entre tous ◀les▶ citoyens, comme ◀le▶ fit ◀la▶ Révolution française. La plupart des paysans suisses étaient des « hommes libres », certes, mais ◀le▶ seigneur restait un seigneur sur ses terres et plusieurs des cantons possédaient des bailliages, qu’ils opprimaient parfois durement. ◀L’▶égalitarisme des anciens Suisses se traduisait par une méfiance active à l’égard des personnalités trop affichées, des hommes qui ne dissimulaient pas assez leur supériorité, prenaient des allures ◀de▶ Führer et menaçaient ◀d’▶entraîner ◀le▶ pays dans des aventures. Cette méfiance était en somme ◀l’▶aspect négatif ◀d’▶une conscience diffuse ◀de▶ ◀la▶ mission spéciale ◀de▶ ◀la▶ Ligue, mission qui lui interdisait toute visée impérialiste ou dictatoriale. ◀Les▶ rares hommes qui ne surent pas s’effacer à temps, tels que ◀le▶ réformateur Zwingli et ◀l’▶homme d’État et condottiere zurichois Waldmann, connurent une fin tragique : le premier fut trahi et tué dans un combat, le second assassiné.
Il y avait quelque chose ◀de▶ sain et ◀d’▶authentiquement démocratique dans cette réaction instinctive des citoyens confédérés. Et c’est là ◀l’▶explication ◀la▶ plus favorable que ◀l’▶on puisse donner ◀de▶ certains traits déplaisants du caractère des Suisses modernes : car il était fatal qu’au cours des âges, et à mesure que ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ mission spéciale ◀de▶ ◀la▶ Confédération s’atténuait, cet égalitarisme, autrefois vital, dégénérât peu à peu en goût du moyen et des moyennes, en mauvaise volonté vis-à-vis des hommes « trop » entreprenants, en manie ◀de▶ tout faire rentrer dans ◀le▶ rang. Nous allons voir que cet état d’esprit contraignit par ◀la▶ suite ◀les▶ esprits ◀les▶ plus inventifs comme ◀les▶ plus turbulents, ◀les▶ plus créateurs comme ◀les▶ plus anarchiques, à s’expatrier pour fuir ◀la▶ sourde et quasi inconsciente persécution ◀de▶ ◀l’▶opinion publique.
Mais revenons à ◀la▶ chronique des faits. Du xiiie au xve siècle, ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ Suisse se confond avec ◀la▶ lutte des cantons contre ◀les▶ Habsbourg. À mesure que cette maison affermit son pouvoir sur ◀l’▶Empire, et sa succession héréditaire à ◀la▶ couronne, elle perd du terrain dans son pays ◀d’▶origine. Une série ◀de▶ victoires suisses, plus étonnantes ◀les▶ unes que ◀les▶ autres, marque cette période. Au combat ◀de▶ Morgarten par exemple, en 1315, 600 Suisses exterminent une « Panzer division » ◀de▶ 11 000 chevaliers lourdement armés. On a découvert récemment que ◀l’▶armée des Habsbourg se composait ◀de▶ seigneurs venus de presque tous ◀les▶ pays ◀d’▶Europe. ◀Le▶ fait s’explique par ◀la▶ rumeur qui courait sur ◀les▶ communes suisses à cette époque : leur organisation républicaine, antiféodale, certains traits ◀d’▶anticléricalisme, une volonté presque insolente ◀d’▶indépendance, avaient fait du nom ◀de▶ « Suisse » un synonyme ◀d’▶esprit subversif, ◀de▶ mauvaise tête. C’est ainsi que ◀l’▶empereur Maximilien d’Autriche qualifiait ◀de▶ « Schwyzer » tous ses sujets rebelles, fussent-ils Croates ou Tchèques.
Cette « période héroïque » culmine dans ◀les▶ guerres ◀de▶ Bourgogne, au cours desquelles ◀les▶ Suisses battirent et tuèrent ◀le▶ duc Charles le Téméraire, dont ◀la▶ France et ◀l’▶Autriche n’avaient pu venir à bout, faisant ainsi ◀de▶ leur ligue fédérale la première puissance militaire ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Les▶ Suisses passèrent ◀les▶ Alpes, envahirent ◀la▶ Lombardie, prirent Milan et battirent ◀l’▶armée du roi de France. Ils passèrent ◀le▶ Rhin, envahirent ◀la▶ Souabe et battirent ◀les▶ armées ◀de▶ ◀l’▶empereur. « Svizzeri, armatissimi et liberissimi ! » s’écriait avec une admiration mêlée ◀de▶ crainte, Machiavel. ◀La▶ France, ◀l’▶Italie, ◀l’▶Allemagne du Sud, s’ouvraient à leur conquête. Allaient-ils faillir à leur mission ? ◀La▶ garde ◀de▶ ◀l’▶Europe allait-elle faire un coup ◀d’▶État et, trahissant ◀l’▶Empire, devenir impérialiste pour son compte ?
◀Le▶ demi-siècle qui sépare ◀les▶ guerres ◀de▶ Bourgogne de la Réformation vit ◀la▶ plus grave crise ◀de▶ ◀la▶ Confédération, en même temps que sa plus grande gloire. Quelques individualités monumentales s’en détachent : Nicolas de Flue, ◀le▶ cardinal Mathieu Schiner, Zwingli. Ces figures symbolisent ◀les▶ trois actes du drame où se joua ◀le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ Suisse moderne.
Soldat, puis juge, puis retiré sur sa terre qu’il cultive avec ses dix enfants, Nicolas de Flue apparaît tout d’abord comme ◀le▶ type idéal du paysan libre ◀de▶ ◀la▶ Suisse centrale, ◀de▶ bon sens et ◀de▶ bon conseil, ◀les▶ deux pieds sur ◀la▶ terre, et très pieux. Mais une secrète inquiétude religieuse ne cesse ◀de▶ ◀le▶ tourmenter. À cinquante ans, des visions répétées ◀le▶ persuadent enfin ◀de▶ céder à sa vocation ◀de▶ solitude. À une heure ◀de▶ chez lui dans ◀la▶ montagne, il se bâtit un ermitage, et il y passera vingt ans sans rien manger que ◀l’▶hostie une fois par semaine. Sa légende se répand très vite chez ◀les▶ Confédérés, puis bien au-delà. ◀Les▶ pèlerins se succèdent auprès de « ◀l’▶homme ◀de▶ Dieu », bientôt suivis par ◀les▶ envoyés des princes, des rois, du pape lui-même, car son conseil est devenu si puissant parmi ◀les▶ Suisses qu’on a coutume ◀de▶ s’adresser à lui avant de négocier un traité. Cependant, ses mises en garde répétées contre ◀la▶ tentation ◀de▶ ◀la▶ gloire militaire n’empêchent pas ◀les▶ Confédérés ◀de▶ se jeter dans ◀les▶ guerres ◀de▶ Bourgogne, et toutes ◀les▶ prédictions du saint se réalisent : victoire, pillage, flots ◀d’▶or et disputes sanglantes au sujet du partage. ◀La▶ guerre civile entre ◀les▶ cantons citadins et ◀les▶ cantons campagnards est sur ◀le▶ point ◀d’▶éclater. Mais à la dernière minute, un envoyé ◀de▶ Nicolas rassemble ◀la▶ Diète — qui vient de se dissoudre — et lui transmet un mystérieux message ◀de▶ ◀l’▶ermite. Nul n’en a rapporté ◀le▶ contenu, mais ◀les▶ actes ◀de▶ ◀la▶ Diète proclament que « ◀le▶ pieux homme, Frère Claus » vient de sauver ◀la▶ Confédération. Toute alliance étrangère sera désormais interdite aux cantons, ◀les▶ villes ◀de▶ Soleure et Fribourg sont reçues dans ◀les▶ Ligues, et ◀les▶ liens fédéraux se voient confirmés et resserrés.
Nicolas de Flue (canonisé en 1947) représente ◀la▶ plus authentique tradition suisse : réalisme, sobriété, spiritualité, fidélité à ◀l’▶Alliance primitive. Au solitaire laïque s’oppose trait pour trait cet ambitieux prince de l’Église que fut Mathieu Schiner. Fils ◀de▶ paysans valaisans, s’élevant avec ténacité et astuce lentement jusqu’aux plus hauts honneurs ; cardinal, homme d’État, grand stratège enfin, Schiner incarne ◀la▶ tentation impérialiste contre laquelle Nicolas n’avait cessé ◀de▶ mettre en garde ◀les▶ cantons. Son rêve était ◀de▶ constituer au centre du continent un grand État qui eût englobé ◀la▶ Bourgogne, ◀la▶ Lombardie et ◀la▶ Souabe, sous ◀la▶ domination des Confédérés. ◀La▶ puissance militaire des Suisses, à ce moment, paraissait justifier ◀l’▶entreprise. Mais son succès même eût signifié ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ Confédération. Car un État puissant, centré sur ◀le▶ Gothard, eût été une menace permanente pour ◀les▶ nations voisines, alors en formation, et surtout pour ◀la▶ France, que Schiner haïssait. Cet État se fût mêlé à toutes ◀les▶ luttes pour ◀l’▶hégémonie européenne. Afin d’y faire face, il eût été contraint ◀de▶ se donner un pouvoir fort et unifié. Or, depuis deux siècles, ◀la▶ Confédération avait su vivre sans capitale ni centre légal, et sans autre constitution écrite que ◀les▶ Pactes. Sa Diète, formée ◀de▶ délégués des gouvernements cantonaux, se réunissait selon ◀l’▶urgence dans une ville ou une autre, et ne possédait pas ◀de▶ pouvoirs nettement définis. C’était tout ce système souple, organique, coutumier et non légal, reposant sur ◀le▶ sens civique inné des Confédérés et non pas sur des textes, c’était en un mot ◀l’▶esprit même du fédéralisme helvétique que ◀l’▶ambition ◀de▶ Schiner mettait en péril.
Il eut d’abord ◀de▶ grands succès, en conduisant ◀les▶ troupes suisses en Italie au cours de plusieurs expéditions foudroyantes. À ◀la▶ bataille ◀de▶ Novare (1509), ◀le▶ roi François Ier fut complètement battu. Mais à Marignan, en 1515, ◀les▶ Suisses furent contraints ◀de▶ quitter ◀le▶ terrain après deux jours ◀d’▶une bataille géante pour ◀l’▶époque. Leur retraite, lente et solennelle — ils emportaient leurs morts et leurs blessés, tout en luttant pied à pied — fut le dernier fait ◀d’▶armes ◀de▶ ◀l’▶ancienne Confédération. ◀Le▶ crépuscule sanglant ◀de▶ Marignan marque ◀la▶ fin du rêve héroïque ◀de▶ Schiner. Mais cet échec militaire n’eût pas suffi à lui seul à ramener ◀les▶ Suisses dans leurs limites. Un phénomène ◀d’▶un tout autre ordre allait ◀les▶ y contraindre, ◀de▶ ◀l’▶intérieur : ◀la▶ Réformation.
◀Les▶ historiens modernes accusent parfois Zwingli ◀d’▶avoir brisé ◀l’▶essor ◀de▶ ◀la▶ Confédération, son élan vers ◀la▶ mer et ◀l’▶aventure. En vérité, Zwingli et sa Réforme ont sauvé ◀la▶ Suisse en ◀la▶ ramenant au sens ◀de▶ sa mission exceptionnelle.
Zwingli avait grandi dans ◀le▶ désordre ◀de▶ cette période ◀de▶ guerres, ◀de▶ corruption générale, ◀de▶ fièvres ambitieuses. Il en avait vu ◀de▶ près ◀les▶ effets, comme aumônier dans ◀les▶ campagnes ◀d’▶Italie. C’était un humaniste, un esprit plus rationaliste que mystique, et un homme d’État né : autant ◀de▶ traits qui ◀le▶ distinguent ◀de▶ Luther. Il se signala d’abord par ses prêches violents contre ◀le▶ mercenariat et contre ◀les▶ alliances étrangères. Il aimait à citer ◀les▶ avertissements ◀de▶ Nicolas de Flue, et ce fut lui qui fit passer dans ◀la▶ réalité ◀l’▶idéal politique ◀de▶ ◀l’▶ermite.
Nommé curé ◀de▶ Zurich, il commença à introduire des réformes ecclésiastiques analogues à celles ◀de▶ Luther. Toute ◀la▶ population ◀le▶ soutenait, et lorsque ◀l’▶empereur, inquiet des progrès ◀de▶ ◀la▶ Réforme, voulut attaquer Zurich avec ◀l’▶aide des cantons du centre, demeurés catholiques, Zwingli fut chargé du plan ◀de▶ défense. Vainqueur des cantons catholiques dans une première série ◀de▶ guerres locales, il devint à partir de 1528 ◀le▶ chef politique et religieux ◀le▶ plus important non seulement ◀de▶ ◀la▶ Confédération, mais ◀de▶ toute ◀l’▶Allemagne du Sud. Par malheur, Luther refusa ◀de▶ s’entendre avec lui lors du Colloque ◀de▶ Marburg en 1529, et ce désaccord fit échouer ◀le▶ plan grandiose qu’avait conçu ◀le▶ Zurichois : il s’agissait ◀d’▶un système ◀d’▶alliance ◀de▶ combourgeoisie entre ◀les▶ cités germaniques et suisses, système auquel devaient s’intégrer peu à peu ◀la▶ France, ◀le▶ Danemark et Venise. Cette confédération européenne eût été capable, pensait Zwingli, ◀d’▶abattre ◀la▶ dynastie des Habsbourg qui s’était emparée ◀de▶ ◀l’▶Empire. Mais ◀les▶ princes luthériens se montrèrent froids. À Zurich même, une opposition croissante se manifestait contre ◀le▶ réformateur. ◀Les▶ catholiques ◀le▶ surnommaient ◀le▶ « bailli ◀de▶ tous ◀les▶ Confédérés ». Berne se méfiait ◀de▶ ses ambitions.
Finalement, une armée catholique s’approcha ◀de▶ Zurich. ◀Les▶ protestants désiraient traiter. Zwingli était pour ◀la▶ guerre. À demi trahi par ses compatriotes, il fut battu à Kappel, massacré sur ◀le▶ champ de bataille, et son corps fut écartelé et brûlé ◀le▶ lendemain. Sa fin tragique termina ◀le▶ drame shakespearien ◀de▶ ◀la▶ Renaissance helvétique.
Affaiblie par ses luttes religieuses, mais suffisamment assurée ◀de▶ son indépendance par ◀les▶ victoires qu’elle avait remportées sur ◀les▶ Français, ◀les▶ Impériaux et ◀les▶ Italiens, agrandie ◀de▶ trois côtés, vers ◀le▶ Rhin, ◀la▶ Bourgogne et ◀la▶ Lombardie, ◀la▶ Suisse allait entrer dans une longue période ◀de▶ paix. Au congrès ◀de▶ Munster en 1648, elle obtint des puissances ◀la▶ reconnaissance ◀de▶ sa neutralité, et se détacha officiellement ◀de▶ ◀l’▶Empire. Cet acte sanctionnait un état ◀de▶ fait déjà ancien. (Bien que ◀les▶ Suisses déclarassent encore ◀la▶ guerre au nom de ◀l’▶empereur, ils avaient cessé ◀de▶ se faire représenter aux Diètes d’Empire et ◀de▶ payer ◀le▶ denier impérial.) ◀Les▶ grands pays voisins s’orientaient définitivement vers ◀la▶ politique ◀de▶ puissance dynastique, tandis que ◀la▶ Suisse conservait ◀l’▶ancien idéal des libertés impériales. Plutôt qu’une rupture avec ◀l’▶Empire, c’était comme on ◀l’▶a écrit « un refus ◀de▶ s’intégrer à un Empire désormais dénaturé », — un acte ◀de▶ fidélité à ◀la▶ mission perpétuelle des « gardiens du cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe ».
◀La▶ Réformation termine ◀la▶ période ◀d’▶émancipation héroïque ◀de▶ ◀la▶ Suisse, mais elle inaugure une période ◀d’▶expansion spirituelle. ◀La▶ Confédération s’est stabilisée, elle a conquis ◀le▶ respect des puissances. Que va-t-elle faire ◀de▶ sa paix ?
Dès ◀le▶ début du xvie siècle, ◀la▶ vocation spirituelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse s’était révélée par ◀la▶ création ◀de▶ foyers et ◀de▶ places ◀d’▶échanges intellectuels : Bâle avec Érasme devint ◀le▶ centre des imprimeurs humanistes ; Zurich avec Zwingli, ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ Réforme suisse ; Genève, avec Calvin, ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ Réforme internationale, dont ◀l’▶influence devait s’étendre à ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶Europe, à ◀l’▶Angleterre, à ◀l’▶Amérique.
Fédéralisée comme elle ◀l’▶était alors, divisée en petits États souverains différents à la fois par ◀la▶ langue, par ◀la▶ religion et par ◀le▶ mode de vie, ◀les▶ uns campagnards, ◀les▶ autres citadins, ◀la▶ Suisse ne pouvait prétendre à créer une culture ◀de▶ type uniforme (ou « national » comme on devait ◀le▶ dire à partir du xixe siècle). Mais elle était désignée par sa structure même, autant que par sa position géographique, pour jouer un rôle ◀de▶ catalyseur des grandes cultures voisines. Parfois même, ◀les▶ foyers qui apparaissaient ici et là sur son territoire exercèrent une influence décisive sur ◀la▶ culture en marge de laquelle ils s’étaient constitués : ainsi firent Zurich pour ◀l’▶Allemagne du xviiie siècle, et ◀le▶ Coppet de Mme de Staël pour ◀la▶ France libérale du xixe .
Cependant, au point de vue politique et social, ◀la▶ période qui sépare ◀la▶ Réformation ◀de▶ ◀la▶ Révolution française est un temps ◀de▶ systole, ◀de▶ repliement, ◀de▶ réaction.
◀Les▶ cantons du Centre continuaient à se gouverner selon ◀le▶ système des Landsgemeinde. Mais ◀les▶ cantons dont ◀le▶ « chef-lieu » était une cité ◀de▶ quelque importance, Zurich, Lucerne, Soleure, Berne, Bâle, Fribourg, ainsi que ◀les▶ villes alliées ◀de▶ Neuchâtel et ◀de▶ Genève, devinrent des républiques oligarchiques. Un certain nombre ◀de▶ familles nobles, anoblies, ou patriciennes, y exerçaient une sorte ◀de▶ pouvoir héréditaire, du fait qu’elles seules ou presque fournissaient des représentants au Petit Conseil, qui, au-dessus du Grand Conseil des trois États, légiférait et nommait ◀les▶ magistrats. ◀Les▶ bourgeois conservaient leurs libertés et leur participation aux biens communaux, ils avaient voix au Grand Conseil, mais pratiquement ◀la▶ nouvelle noblesse contrôlait ◀les▶ destinées des petites républiques cantonales, même dans ◀les▶ petits cantons à Landsgemeinde. Goethe, voyageant en Suisse vers ◀la▶ fin du xviiie siècle, pouvait écrire dans son journal :
Un jour, ◀les▶ Suisses se délivrèrent ◀d’▶un tyran. Ils purent se croire libres un moment : mais ◀le▶ soleil fécond fit éclore du cadavre ◀de▶ ◀l’▶oppresseur un essaim ◀de▶ petits tyrans. À présent, ils continuent ◀de▶ répéter ◀le▶ vieux conte. On ◀les▶ entend dire, jusqu’à satiété, qu’ils se sont affranchis un jour, et qu’ils sont demeurés libres. En vérité, derrière leurs murailles, ils ne sont plus esclaves que ◀de▶ leurs lois et ◀de▶ leurs coutumes, ◀de▶ leurs commérages et ◀de▶ leurs préjugés bourgeois.
S’il est probable que ◀la▶ mauvaise humeur ◀de▶ Goethe était en partie justifiée, il est certain que son jugement est excessif. N’oublions pas en effet que Rousseau, qui avait tâté en France ◀d’▶une tyrannie plus sérieuse que celle des « commérages », vint se réfugier dans ◀le▶ canton ◀de▶ Berne — ◀le▶ plus strictement aristocratique ◀de▶ tous —, et qu’à peine ◀la▶ frontière passée, il descendit ◀de▶ sa voiture, se jeta sur ◀le▶ sol pour embrasser ◀la▶ « terre ◀de▶ ◀la▶ liberté ».
Par rapport à ◀l’▶Europe des monarchies jésuites et des lettres ◀de▶ cachet, ◀la▶ Suisse aristocratique et républicaine conservait à ◀la▶ faveur ◀d’▶un inextricable enchevêtrement ◀d’▶institutions, une tradition ◀de▶ libertés civiques dont on put mesurer toute ◀l’▶importance lors de ◀la▶ Révolution française : ◀le▶ grand courant libéral qui entraîna ◀la▶ Convention venait de Genève — alliée aux Suisses — autant que ◀de▶ Londres. Et cela non seulement du fait ◀de▶ Rousseau, « citoyen ◀de▶ Genève », ou ◀de▶ Voltaire qui, dans sa retraite ◀de▶ Ferney, aimait à signer ses lettres « ◀le▶ Suisse Voltaire », mais aussi grâce à ◀l’▶influence des conseillers ◀de▶ Mirabeau tels qu’Étienne Dumont et Mallet du Pan, qui rédigeaient ses discours, et qui jouèrent un rôle important dans ◀les▶ coulisses ◀de▶ ◀la▶ Convention.
Au repliement politique et social que représentent ◀les▶ xviie et xviiie siècles, il faut rattacher un phénomène extrêmement curieux qui se produisit à ◀la▶ même époque, en manière ◀de▶ compensation : ◀le▶ service étranger.
On a souvent accusé ◀les▶ Suisses ◀de▶ manquer ◀d’▶esprit ◀d’▶aventure. On a raison dans ce sens que ◀l’▶étroitesse du territoire oblige ◀les▶ hommes à ◀la▶ prudence et au sens pratique, et ne se prête guère aux violences ◀d’▶imagination et ◀d’▶action. Mais on oublie que ◀la▶ Suisse est l’un des pays qui a exporté ◀le▶ plus ◀de▶ têtes chaudes. Dès ◀le▶ xvie siècle, elle commença même à ◀les▶ exporter par régiments, littéralement.
◀La▶ Confédération ne pouvait plus participer aux luttes des Puissances puisqu’elle était neutre ; mais ◀le▶ sang guerrier ◀de▶ ses fils ne s’était pas apaisé. ◀La▶ Diète fédérale autorisa bientôt ◀les▶ officiers suisses à recruter pour leur compte des régiments, dont ils allaient ensuite offrir ◀les▶ services aux princes étrangers. Il ne s’agissait pas ◀de▶ mercenaires. ◀Les▶ nobles qui possédaient un régiment ne se louaient pas à un gouvernement, mais s’alliaient avec lui par des traités nommés « capitulations ». Ils formaient souvent ◀la▶ garde royale. C’est ainsi que ◀les▶ gardes suisses furent ◀les▶ derniers à protéger Louis XVI contre ◀l’▶émeute populaire, ◀le▶ 10 août 1792, et se firent presque tous massacrer sur ◀les▶ marches du palais du Louvre, ◀le▶ roi leur ayant interdit ◀de▶ tirer sur ◀la▶ foule.
On trouvait des troupes des cantons au service des rois ◀de▶ France, ◀de▶ Prusse, ◀d’▶Angleterre et ◀d’▶Espagne, des états généraux ◀de▶ Hollande et des princes ◀d’▶Orange, du royaume ◀de▶ Naples et des Deux-Siciles, des empereurs ◀d’▶Autriche. C’est à ◀la▶ période du service étranger que se rapporte ◀le▶ proverbe : « Pas ◀d’▶argent, pas ◀de▶ Suisse. » Il est en partie calomnieux3. Comme un prince français disait un jour au Maréchal ◀de▶ camp des Suisses, qui voulait faire payer ses troupes : « Avec ◀l’▶argent que nous vous avons déjà donné, ◀l’▶on pourrait paver une route allant ◀de▶ Paris à Bâle », ◀le▶ maréchal répliqua : « Avec ◀le▶ sang que nos hommes ont versé pour ◀la▶ France, on pourrait remplir un canal allant ◀de▶ Bâle à Paris. » Il convient toutefois ◀d’▶ajouter que ◀les▶ 700 généraux, et ◀les▶ milliers ◀d’▶officiers supérieurs que ◀la▶ Suisse donna aux armées européennes, ne revinrent pas tous ◀les▶ mains vides dans leur pays. Beaucoup rapportaient ◀de▶ leurs campagnes exotiques, ◀de▶ ◀l’▶or et ◀de▶ ◀l’▶argenterie, des vaisselles rares, des meubles et des bijoux. ◀De▶ considérables richesses s’accumulèrent ainsi dans ◀les▶ châteaux suisses. Beaucoup aussi revenaient mariés à des filles ◀de▶ seigneurs étrangers. ◀L’▶aristocratie suisse devint ainsi l’une des plus internationales ◀de▶ ◀l’▶Europe, tant par ◀les▶ allégeances que par ◀le▶ sang. Quant aux soldats, une fois leur engagement expiré, ils redevenaient paysans dans leur village, ou boutiquiers dans leurs villes, ils racontaient leurs souvenirs sous ◀le▶ tilleul ◀de▶ ◀la▶ place publique, décrivaient ◀les▶ terres et ◀les▶ mœurs étrangères, et apprenaient à leurs enfants des chansons du régiment. Un folklore musical considérable, riche en chefs-d’œuvre charmants, narquois ou mélancoliques, naquit du service étranger. Il s’est perpétué jusqu’à nos jours dans ◀les▶ campagnes.
◀L’▶épopée du service étranger devait trouver son couronnement en même temps que son crépuscule dans une retraite mémorable : elle se termina sur ◀les▶ bords glacés ◀de▶ ◀la▶ Bérézina en 1813, comme ◀l’▶épopée ◀de▶ ◀l’▶ancienne Suisse s’était terminée trois siècles auparavant sur ◀la▶ plaine ◀de▶ Marignan.
Lorsque éclata ◀la▶ Révolution française, ◀la▶ Suisse se vit brusquement dépassée par ◀les▶ événements, et prit figure ◀d’▶État « réactionnaire ». Privée ◀d’▶armée unifiée comme ◀de▶ pouvoir central — ◀les▶ États restaient souverains —, livrée aux intrigues des agents français qui excitaient ◀le▶ peuple contre ◀les▶ oligarchies, elle ne put résister à ◀l’▶invasion des armées révolutionnaires décidées à ◀la▶ « libérer ». Pendant plusieurs années, ◀la▶ « République helvétique une et indivisible » improvisée par ◀les▶ Français sur ◀le▶ type jacobin, c’est-à-dire centraliste, fut ◀le▶ théâtre des luttes entre ◀les▶ armées des Alliés — Prussiens, Autrichiensa, Russes — et celles ◀de▶ ◀la▶ Convention nationale ou ◀de▶ Bonaparte. Mais ◀la▶ résistance sourde et obstinée des civils, ◀les▶ révoltes sans cesse renaissantes des vallées du centre finirent par convaincre Bonaparte qu’il était vain ◀de▶ persister dans cette tentative ◀de▶ « mise au pas ». Dans un discours qu’il adressa aux députés suisses convoqués à Paris en 1802, ◀le▶ conquérant ne se contenta pas ◀de▶ faire ◀de▶ considérables concessions aux cantons : il prononça un éloge ◀de▶ leur fédéralisme, fort surprenant de la part d’un héritier des jacobins : « ◀La▶ Nature, dit-il, a fait votre État fédératif ; vouloir ◀la▶ vaincre n’est pas ◀d’▶un homme sage. »
Il ajoutait, en 1803, ◀d’▶une manière prophétique :
Sans ◀les▶ démocraties ◀de▶ vos petits cantons, vous ne présenteriez rien que ce que ◀l’▶on trouve ailleurs ; vous n’auriez pas ◀de▶ couleur particulière. Songez bien à ◀l’▶importance ◀d’▶avoir des traits caractéristiques ; ce sont eux qui, en éloignant ◀l’▶idée ◀de▶ ressemblance avec ◀les▶ autres États, écartent celle ◀de▶ vous confondre avec eux, et ◀de▶ vous y incorporer.
◀Les▶ traités ◀de▶ 1814 et 1815, en effet, ne tentèrent nullement ◀de▶ démembrer ◀la▶ Suisse. Au contraire, tout en sanctionnant ◀le▶ retour au statut ◀de▶ ◀la▶ Ligue des cantons — augmentée ◀de▶ neuf États nouveaux — ils réaffirmèrent solennellement ◀l’▶indépendance, ◀l’▶inviolabilité et ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Confédération comme étant « dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». ◀De▶ cette déclaration du 20 novembre 1815, Guglielmo Ferrero a pu écrire qu’elle est « ◀la▶ porte par laquelle ◀la▶ Suisse entre dans ◀le▶ grand siècle ◀de▶ son histoire : ◀le▶ siècle où elle créera ◀l’▶ordre ◀le▶ plus humain que ◀le▶ monde ait encore vu ».
Cet ordre, synthèse du vieux fédéralisme libertaire et conservateur, des principes ◀de▶ 1789, et du parlementarisme anglo-saxon, il fallut une trentaine ◀d’▶années pour ◀le▶ dégager. ◀L’▶invasion des armées françaises et ◀les▶ secousses politiques qui venaient ◀d’▶agiter toute ◀l’▶Europe, laissaient ◀la▶ Suisse inquiète, ébranlée, incertaine. ◀Le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue des cantons s’était révélé incapable ◀de▶ faire face à une menace étrangère. ◀La▶ nécessité ◀d’▶un pouvoir central s’imposait, ◀d’▶autant plus que par réaction au statut centralisé dont on venait de ◀les▶ délivrer, ◀les▶ cantons multipliaient ◀les▶ mesures « nationalistes », ◀les▶ barrières douanières, ◀les▶ entraves à ◀la▶ circulation des personnes. ◀De▶ 1815 à 1847, ◀la▶ Suisse fut en proie à une longue effervescence politique, souvent accompagnée ◀d’▶émeutes. ◀Les▶ idées ◀de▶ ◀la▶ Révolution gagnaient du terrain, ◀le▶ parti des « radicaux » réclamait une Constitution unique, une extension et une codification des droits populaires. Cette crise larvée s’aggrava soudain lorsqu’en 1847 ◀les▶ cantons catholiques constituèrent une Ligue séparée (Sonderbund) pour résister par ◀les▶ armes à ◀la▶ Diète fédérale, qui venait de décréter ◀le▶ bannissement des jésuites.
◀L’▶armée des cantons protestants, sous ◀les▶ ordres du général Dufour, triompha au cours ◀d’▶une brève campagne ◀de▶ ◀la▶ rébellion catholique. « Soldats », avait dit Dufour dans sa première proclamation aux troupes, « il faut sortir ◀de▶ cette lutte non seulement victorieux mais encore sans reproches ; il faut qu’on puisse dire ◀de▶ vous : ils ont vaillamment combattu quand il a fallu, mais ils se sont montrés généreux et humains ». Il appliqua lui-même ces principes, au lendemain ◀de▶ sa victoire. ◀La▶ guerre du Sonderbund, que ◀l’▶on a souvent comparée à ◀la▶ guerre ◀de▶ Sécession (leurs noms même sont identiques) eut pour effet ◀de▶ resserrer définitivement ◀l’▶alliance fédérale des cantons.
◀La▶ Diète ◀de▶ 1848 se montra fort généreuse vis-à-vis des vaincus : ◀les▶ protestants ◀les▶ aidèrent à payer leur dette ◀de▶ guerre, par souscription publique. Et dans ◀l’▶atmosphère ◀de▶ concorde ainsi créée, quelques mois ◀de▶ discussion suffirent pour amener ◀la▶ majorité des États et du peuple à voter la première Constitution fédérale ◀de▶ ◀la▶ Suisse : ◀la▶ Ligue des cantons devenait, après cinq-cents ans, un État doté ◀d’▶une armée, ◀d’▶un budget, ◀d’▶un Parlement et ◀d’▶un pouvoir exécutif central.
En somme, ce ne fut guère qu’à partir de 1848 que ◀la▶ Suisse devint une « démocratie » au sens actuel ◀de▶ ce terme. Mais sa longue tradition ◀de▶ civisme, ◀l’▶autonomie demeurée considérable ◀de▶ ses communes et ◀de▶ ses cantons, enfin ◀la▶ lenteur relative avec laquelle elle avait assimilé certains éléments ◀de▶ ◀la▶ Révolution française, tout devait concourir à assurer à ◀la▶ nouvelle Confédération une stabilité exceptionnelle.
◀La▶ Constitution ◀de▶ 1848 fut adaptée sans difficultés en 1874 aux nécessités nouvelles introduites par ◀le▶ développement économique. Ces dernières jouaient évidemment dans ◀le▶ sens ◀d’▶une centralisation toujours plus poussée. Aussi, durant ◀le▶ siècle ◀de▶ paix que valut à ◀la▶ Suisse sa constitution, ◀le▶ foyer ◀de▶ tous ◀les▶ débats politiques en Suisse fût-il ◀le▶ problème des droits respectifs des cantons et ◀de▶ ◀la▶ Confédération. ◀Les▶ partis ◀de▶ droite représentaient ◀la▶ tendance régionaliste — abusivement nommée fédéraliste4, tandis que ◀le▶ parti radical et ◀les▶ socialistes insistaient sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶étatiser et ◀d’▶uniformiser davantage ◀l’▶économie, ◀l’▶administration, ◀le▶ droit civil et pénal.
◀La▶ période paisible et bourgeoise qui va ◀de▶ 1848 à 1914 permit à ◀la▶ Suisse ◀de▶ se consacrer de plus en plus à sa mission européenne. Tandis qu’un simple citoyen, Henry Dunant, aidé par ◀le▶ général Dufour, vainqueur du Sonderbund, fondait ◀la▶ Croix-Rouge et établissait son comité international à Genève, ◀le▶ Conseil fédéral consacrait des sommes considérables au percement des tunnels du Gothard, du Lötschberg et du Simplon, dont ◀les▶ nations voisines devaient tirer plus ◀d’▶avantages matériels que ◀la▶ Suisse. En même temps, des institutions internationales telles que ◀l’▶Union postale universelle et ◀l’▶Union monétaire latine choisissaient ◀d’▶installer en Suisse leur siège central. ◀La▶ mission originelle ◀de▶ ◀la▶ Suisse trouvait ses formes ◀de▶ réalisation moderne. Elle allait se manifester ◀d’▶une manière plus frappante encore pendant ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914-1918.
Après un siècle ◀de▶ nationalisme de plus en plus exaspéré, cette guerre qui opposait ◀le▶ monde germanique au monde latin, devait représenter pour ◀la▶ Suisse une épreuve décisive ◀de▶ son fédéralisme. N’allait-on pas voir ◀les▶ cantons romands et italiens prendre parti pour ◀les▶ Alliés, ◀les▶ cantons alémaniques pour ◀les▶ empires centraux ? On ◀le▶ vit en effet. Pendant quatre ans, il ne fut question en Suisse que du « fossé moral » qui se creusait entre ◀les▶ deux groupes linguistiques. ◀Le▶ miracle fut que ◀la▶ violence des passions politiques n’ébranla pas ◀l’▶unité ◀de▶ ◀la▶ Confédération, pas davantage en tout cas qu’une campagne électorale ne divise ◀les▶ États-Unis en un État républicain et un État démocrate. Pendant quatre ans, malgré ◀les▶ divergences ◀de▶ sympathie parfois violentes qui pouvaient se manifester dans ◀le▶ haut commandement, ◀l’▶armée suisse veilla fidèlement aux frontières ; et ◀les▶ déplacements fréquents ◀de▶ troupes romandes en Suisse alémanique ou ◀de▶ troupes alémaniques en terre romande ne firent qu’augmenter ◀le▶ sentiment ◀de▶ commune appartenance ◀de▶ tous ◀les▶ Suisses à leur idéal « national », ou plus exactement « supranational », supra-linguistique et supra-racial.
Comme aux temps ◀de▶ ◀la▶ Réformation, ◀de▶ ◀l’▶absolutisme monarchique, puis ◀de▶ ◀la▶ Révolution jacobine, ◀la▶ Suisse redevint ◀la▶ terre ◀de▶ refuge des exilés et des persécutés ◀de▶ tous ◀les▶ belligérants : pacifistes et socialistes, Romain Rolland et Lénine. Mais surtout, elle se transforma en une vaste ambulance internationale. Des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ prisonniers, malades ou grands blessés des deux camps, y furent transportés et soignés dans ◀les▶ stations ◀d’▶hiver et ◀d’▶été abandonnées par ◀les▶ touristes. Grand Hôtel de l’Europe en temps ◀de▶ paix, ◀la▶ Suisse se fit Grand Hôpital du continent déchiré par ◀la▶ guerre.
◀L’▶entre-deux-guerres parut offrir à ◀la▶ Suisse ◀l’▶occasion ◀de▶ couronner sa mission séculaire : en décidant ◀de▶ siéger à Genève, ◀la▶ Ligue des Nations rendait un hommage éclatant au rôle supranational qu’avait assumé ◀la▶ Confédération depuis ◀les▶ temps lointains du Saint-Empire. Il semblait que ◀l’▶histoire ◀de▶ ce petit pays allait trouver son accomplissement suprême dans ◀l’▶instauration ◀d’▶une fédération mondiale ayant sa capitale en Suisse. Mais une fois le premier enthousiasme calmé, ◀les▶ Suisses, experts en matière de fédéralisme, s’aperçurent très vite des faiblesses ◀d’▶un organisme vicié à ◀la▶ base par ◀le▶ maintien des souverainetés nationales absolues, trop rapidement improvisé, et trop mal enraciné dans ◀la▶ conscience des peuples pour offrir des garanties ◀de▶ durée. Prudemment, par fidélité à ◀la▶ continuité profonde ◀de▶ son histoire, ◀la▶ Suisse demanda et obtint un statut spécial dans ◀la▶ Ligue. ◀La▶ Convention ◀de▶ Londres, en 1920, lui reconnut ◀le▶ droit ◀de▶ ne point participer aux sanctions militaires prévues par ◀le▶ Pacte, c’est-à-dire ◀de▶ rester ◀le▶ seul État neutre au sein même ◀de▶ ◀la▶ Ligue. C’est en partie à cette prudence — jugée excessive en son temps — que ◀la▶ Suisse doit ◀d’▶avoir été épargnée par ◀la▶ Seconde Guerre mondiale.
◀De▶ 1940 à 1944, ◀la▶ Suisse se vit plus isolée qu’elle ne ◀l’▶avait jamais été au cours de son histoire. Cernée par ◀l’▶Axe, depuis ◀la▶ chute ◀de▶ ◀la▶ France en juin 1940 ; unique démocratie indépendante subsistant au milieu d’un continent envahi ; dernier vestige ◀d’▶une Europe jadis unie sous ◀la▶ couronne du Saint-Empire ; seul germe aussi ◀d’▶une Europe à venir où ◀les▶ races et ◀les▶ langues ne lutteraient plus que pour enrichir ◀le▶ patrimoine commun, elle se sentit ramenée à sa mission élémentaire, à sa grandeur et à son risque originels. Deux images matérielles illustraient aux yeux de tous sa position ◀de▶ fait et ◀le▶ sens permanent ◀de▶ son destin. À Genève, ◀le▶ palais ◀de▶ ◀la▶ Ligue des Nations, qui venait ◀d’▶être achevé à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ guerre, restait vide, battant neuf, protégé par des canons antiaériens et des sentinelles au fusil chargé. Cependant qu’autour du Gothard, symbole séculaire transformé en bastion puissamment fortifié, ◀les▶ divisions ◀de▶ ◀la▶ seule armée intacte du continent (600 000 hommes) veillaient nuit et jour, prêtes à faire sauter ◀le▶ tunnel et ◀la▶ route, prêtes à opposer à tout envahisseur ◀la▶ certitude ◀de▶ pouvoir tenir pendant au moins deux ans ◀le▶ « Réduit national », avec ses fabriques ◀d’▶armes et ◀de▶ munitions creusées dans ◀le▶ granit, ses dépôts ◀d’▶approvisionnements protégés par une épaisseur ◀de▶ mille mètres ◀de▶ rochers et ◀de▶ glaciers. Ainsi ◀la▶ Suisse menacée se resserrait autour de ses origines, et des lieux mêmes ◀d’▶où elle avait tiré sa raison ◀d’▶être.
Cette esquisse géohistorique nous a permis ◀de▶ mettre en lumière quelques-uns des caractères fondamentaux du peuple suisse, dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on peut considérer qu’il forme une unité.
Nous avons vu que ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ solidarité lui a été comme imposé par ◀la▶ nature même ◀d’▶une terre compartimentée, peu productive, et qui appelle une économie coopérative.
D’autre part, ces mêmes conditions topographiques jouent dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶autonomie politique des petites communautés. Enfin, ◀la▶ résultante ◀de▶ cette double nécessité ◀d’▶autonomie et ◀de▶ coopération s’est trouvée coïncider — à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀l’▶ouverture du col du Gothard — avec ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶Empire, puis ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire avec une mission ◀de▶ grand-garde au cœur ◀de▶ notre continent, à la fois autonome à l’égard de toute puissance particulière, et prête à coopérer au bien ◀de▶ ◀l’▶ensemble.
Ces considérations, il est vrai, ne pouvaient être formulées qu’a posteriori, dans notre siècle, au terme ◀d’▶une série ◀d’▶expériences empiriques dont ◀le▶ sens, ◀l’▶orientation permanente mais presque inconsciente, n’apparaissaient pas nécessairement aux yeux de ceux qui ◀les▶ vécurent. À regarder ◀de▶ très près ◀les▶ circonstances ◀de▶ ◀l’▶histoire suisse et ◀les▶ motifs des actes principaux qui ◀la▶ jalonnent, on est tenté ◀de▶ conclure à un utilitarisme assez étroit, que ◀l’▶on pourrait qualifier ◀de▶ mesquin autant que ◀de▶ réaliste. Par exemple, ◀le▶ refus permanent ◀de▶ s’agrandir, qui caractérise ◀la▶ politique générale ◀de▶ ◀la▶ Confédération, peut être ramené à des raisons nettement intéressées et témoignant ◀d’▶une certaine pauvreté ou timidité ◀de▶ conception. ◀Les▶ avertissements ◀de▶ Nicolas de Flue contre ◀l’▶impérialisme repris par Zwingli au début du xvie siècle, et ◀la▶ défaite ◀de▶ Marignan elle-même n’eussent peut-être pas suffi, si ◀les▶ divisions religieuses et surtout ◀les▶ jalousies entre ◀les▶ cantons citadins et campagnards n’avaient contraint ◀la▶ Confédération à une politique ◀de▶ repliement et ◀de▶ resserrement territorial. De même, au xxe siècle, on a vu ◀le▶ peuple suisse refuser ◀de▶ s’annexer ◀le▶ Vorarlberg, qui avait pourtant plébiscité son rattachement à ◀la▶ Confédération, et ce refus semblait motivé beaucoup moins par une sagesse à longues vues que par ◀la▶ crainte, chez ◀la▶ majorité protestante, ◀de▶ voir s’augmenter ◀le▶ nombre des catholiques. Il n’en reste pas moins qu’au total ◀les▶ réflexes du peuple et ◀de▶ ses autorités ont constamment joué dans ◀le▶ même sens : aux dépens de ◀la▶ puissance matérielle et en faveur d’un équilibre pacifique, qui se trouvait être « dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ ◀l’▶Europe tout entière ». C’est un Suisse, Benjamin Constant, qui observait que ◀les▶ gouvernements, lorsqu’ils parlent ◀d’▶arrondir leurs frontières, ◀l’▶entendent toujours « au-dehors ». Aucun, ajoutait-il, n’a sacrifié, que ◀l’▶on sache, une portion ◀de▶ son territoire, pour donner au reste une plus grande régularité géométrique… Il semble que ◀la▶ Suisse soit l’un des rares pays qui ait sacrifié des avantages territoriaux non point à ◀la▶ régularité ◀de▶ sa forme, mais bien à sa santé civique.
Un autre trait qui se dégage à ◀l’▶examen ◀de▶ ◀l’▶histoire suisse, c’est une curieuse absence ◀d’▶idéologie directrice, une méfiance prononcée à l’égard de tout système politique logiquement formulé5. ◀Le▶ terme ◀de▶ fédéralisme n’apparaît dans ◀les▶ écrits politiques suisses qu’à une époque toute récente. ◀Les▶ anciens chroniqueurs ignorent ◀le▶ mot, quand ◀la▶ chose est partout dans ◀les▶ faits qu’ils rapportent. ◀D’▶où ◀le▶ paradoxe ◀d’▶une histoire parfaitement cohérente, mais dont ◀les▶ acteurs semblent éviter avec soin ◀d’▶avouer ◀le▶ principe animateur. ◀D’▶où encore une volonté constante ◀de▶ n’alléguer que des motifs terre à terre, là où d’autres eussent parlé ◀de▶ doctrine, ◀d’▶idéalisme, ◀de▶ grandeur nationale.
Il en résulte que ◀la▶ médiocrité des ambitions personnelles ou collectives tolérées par ◀les▶ Suisses se révèle bien souvent ◀la▶ rançon ◀de▶ leurs plus sûres vertus civiques. À ◀la▶ base du fédéralisme tel qu’il est pratiqué dans ce pays, tel qu’il s’est éduqué au cours des siècles, il y a ◀le▶ sens du compromis vital, il y a ◀la▶ conviction qu’une solution boiteuse, acceptée par ◀la▶ majorité et finalement ralliée par ◀la▶ minorité, vaut mieux qu’une guerre même gagnée, vaut mieux enfin qu’une victoire acquise au prix ◀d’▶une division durable entre ◀les▶ membres ◀de▶ ◀l’▶alliance, ou ◀d’▶une tyrannie centralisée destinée à masquer cette division.
C’est peut-être en fin de compte dans cette volonté ◀de▶ préserver ◀l’▶équilibre fédéral si longuement recherché, si chèrement payé, si précaire dans sa complexité, et qui ne se laisse jamais réduire à une formule, que ◀l’▶on peut voir ◀l’▶unité véritable ◀de▶ tous ◀les▶ Suisses.
Nous avons indiqué au début que ◀l’▶unité géographique du pays n’est guère évidente. Son unité ◀de▶ race est perdue depuis ◀les▶ temps où ◀les▶ Celtes helvètes en occupaient ◀la▶ plus grande partie : ◀les▶ Romains, puis ◀les▶ Alamans et ◀les▶ Burgondes, ◀l’▶ont envahi ◀les▶ uns après ◀les▶ autres et y ont fait souche. Son unité religieuse a été rompue par ◀la▶ Réforme. Et trois cultures au moins se partagent inégalement sa population actuelle. Avec ses vingt-cinq États « souverains », ses quatre langues, ses deux confessions, ses climats contrastés, ses économies juxtaposées, sa méfiance profonde pour ◀les▶ systèmes, ◀les▶ idéologies, ◀les▶ hégémonies personnelles ou spirituelles, ◀la▶ Suisse présente bien peu des caractères reconnus ◀d’▶une nation, et ne se définit pas spontanément comme telle6.
◀La▶ Suisse peut être comparée à ◀l’▶Europe, en ce sens qu’elle ne conçoit et ne ressent son unité que dans une volonté commune ◀d’▶entretenir ses diversités. Il n’y a guère plus ◀de▶ ressemblance entre ◀les▶ paysans ◀de▶ ◀la▶ Suisse centrale et ◀les▶ citoyens ◀de▶ Genève qu’entre ◀les▶ Grecs et ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Tchèques et ◀les▶ Portugais. Mais ◀le▶ Zougois et ◀le▶ Genevois, qui ne se connaissent pas, qui ne se rencontreront peut-être jamais, et qui ne sont nullement curieux l’un ◀de▶ l’autre, ont en commun leur volonté ◀de▶ rester eux-mêmes, ◀de▶ se gouverner à leur manière, et savent très bien que leur union fédérale est ◀la▶ seule garantie ◀d’▶une pareille liberté.
◀L’▶unité ◀de▶ ◀la▶ Suisse, en dernière analyse, est donc proprement politique, soit que ◀l’▶on prenne ce mot au sens étroit et tout pratique ◀de▶ science ou ◀d’▶art des compromis, soit qu’on ◀le▶ prenne au sens plus général ◀de▶ stratégie du bien commun. Nous ne sommes pas en présence d’une nation, mais bel et bien ◀d’▶une fédération, c’est-à-dire à la fois ◀d’▶une fonction et ◀d’▶un ensemble ◀d’▶institutions.
◀La▶ fonction, nous ◀l’▶avons définie en décrivant ◀le▶ Gothard et son rôle décisif à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ Confédération. Celle-ci reste une grand-garde montée perpétuellement autour du cœur physique du continent, mais aussi autour du principe qui peut ramener ◀la▶ paix entre ◀les▶ peuples, ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ foi jurée et ◀de▶ ◀l’▶alliance des égaux : ◀la▶ fédération.
Quant aux institutions, leur connaissance sommaire va nous mettre en mesure ◀d’▶apercevoir pourquoi ◀l’▶on peut parler des Suisses comme ◀d’▶un seul peuple, malgré toutes leurs diversités.